Chronique de La Folie Almayer, de Chantal Akerman – L’humeur des Atreides

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La Folie Almayer  sonne comme le titre d’un film de F.J. Ossang. Quelque part entre Le Trésor des Iles Chiennes et L’Affaire des Divisions Morituri. Mais laissons-le à C. Akerman et même J. Conrad qui baptisa ainsi son premier roman.

Il est des titres qui, similaires à des rêves prémonitoires, nous projettent dans un imaginaire qui se mêle au notre, révélant alors l’un des grands plaisirs du spectateur ; celui de l’anticipation. D’aucuns s’y refusent, ignorant le nom du film jusque devant la salle. Au fond ils le savent très bien mais s’en préservent, jadis agacés que leur attente, créée en eux par un simple nom, imaginait une œuvre supérieure à celle qu’ils allaient voir. D’autres, au contraire, le scandent haut et fort pour mieux marquer la maitrise de sa diction. Et puis il y a ceux qui ne veulent rien dévoiler, murmurant l’intitulé du film avec pudeur, comme un secret intime. Les plus timides prendront leur billet au distributeur automatique.

A l’Elysée Lincoln, ce soir là,  je me suis retrouvé seul avec Almayer, coincé sur le bord d’une rivière, à contempler sa folie. (J’appris, plus tard, que le Lincoln est une salle estampillée Télérama or le film n’a pas eu bonne presse dans l’hebdomadaire riche en programmes TV).

C’est le capitaine Lindgard, Aguirre des rivières d’Orient, qui a su convaincre Almayer d’épouser sans amour sa fille adoptive malaise, dans le but d’hériter de sa fortune. De ce désamour naitra Nina. Bistre, il faudra qu’elle soit blanche. Et du capitaine nous n’entendrons plus parler ou presque aux prises avec mille aventures que l’on ne verra jamais.

La plus grande folie d’Almayer est sans doute sa plus grande lucidité ; attendre. Attendre constamment dans cette baraque de bois humide le retour du capitaine ou celui de sa fille. Quand Lindgard lui rend visite c’est pour emmener Nina, en ville, dans un pensionnat où elle écoutera du Chopin plutôt que les borborygmes locaux. Almayer pleure mais croit se sacrifice nécessaire. Il ne bougera pas, jamais même, homme d’un lieu, d’une maison sur la rive, lui, qui parle de tant d’ailleurs.

Almayer selon Akerman c’est le portrait tragique de l’européen moderne. Son déracinement en terres équatoriales ne fait que mettre en exergue son déracinement dans l’Histoire. Il ne prévaut pas. Pris entre les vieilles eaux malades d’une Europe conquérante, celle de Lindgard, et les eaux mélangées de sa fille pour qui l’Europe n’évoque rien, Almayer vit sur les vestiges d’une civilisation. Ne parlons pas de décadence, tout c’est déjà écroulé, Lindgard est mort. Almayer n’a pas eu cette chance,  dernier de sa tribu à se souvenir de l’Europe lointaine. Premier spectateur de sa désolation, il est hors de l’action, hors de l’Histoire.

C. Akerman se pose ainsi en parfaite tragédienne exposant ces enjeux, sans jugement, avec une scansion du temps toute remarquable, sans oublier cette part de fantasmagorie nécessaire à la digestion du film. Plus haut, nous évoquions Ossang dont le fil de l’eau de Dharma Guns n’est pas si éloigné de celui de la mangrove d’Almayer. Deux tragédies, deux dérives, qui contemplent nos gouffres.

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