Liberation sur 9 Doigts

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«On pourrait exploser un monde après l’autre», remarque un personnage de 9 Doigts, de F.J. Ossang – qui a reçu samedi au festival de Locarno le prix de la meilleure réalisation. La matière dangereuse que transporte sa bande de gangsters en noir et blanc, sur un cargo à la dérive à travers un archipel fantôme nommé Nowhereland, n’est peut-être qu’un pur prétexte donné à la fiction : un morceau de fantaisie radioactive circulant entre les mains de ses pantins de celluloïd. Elle n’en fait pas moins des ravages, troue le film et nous perce la tête, confond les temps, brouille les trajectoires, menace de nous faire disparaître les uns après les autres. Un péril guette, dont personne n’est exempté : personnages, acteurs, spectateurs, cinéaste et jusqu’au film lui-même, à mesure que vacillent tous les garde-fous qui séparaient la salle de l’écran, le bateau des vagues, et notre monde d’un autre, plus inquiétant encore.

«9 Doigts» de F.J. Ossang. Photo Capricci Films

«All my fucking friends are fucking dead», rugit l’ultime morceau du punk Ossang sur le générique de fin. Le 70e festival de Locarno n’était pas placé pour rien sous le signe de Jacques Tourneur, à travers une rétrospective qui devait contaminer tous les autres films présentés sur ses rivages tessinois, occuper les conversations, agiter les esprits et les corps. L’œuvre de Tourneur, astre obscur étendant son ombre sur une bonne partie du cinéma contemporain, sous forme d’influence directe ou plus secrète, offre à notre époque (comme aux précédentes) tout ce dont elle a besoin pour se voir, c’est-à-dire pour s’inquiéter et s’horrifier d’elle-même. Dans un célèbre entretien de 1966 qui aura marqué des générations de cinéastes, Tourneur en donnait lui-même la clé, en des termes où le fantastique et le politique devenaient confondus, identiques : «Je suis absolument sûr qu’il existe deux ou trois mondes parallèles qui sont là et qui ont des vibrations différentes. Le passé est là et le futur est là. Nous, les vivants, dans le monde d’aujourd’hui, nous parlons des minorités, des Noirs, des juifs, mais les morts, l’armée des morts, combien sont-ils depuis que le monde existe ? Nous sommes une minorité infime à côté d’eux. Et si cette armée des morts pouvait se mettre en rapport avec nous, elle pourrait nous être très utile.»

 

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