IX
Il suffit qu’il y ait quelqu’un.
Charles-Albert Cingria

 

 

Quelle ombre ? Une eau fine et lente égouttée sur la pelouse du parc. Marchant sous la pluie, parmi les bruissements de la fête, cris ivres et conversations, éclats et baisers, chansons et chopes brisées, j’étais heureux. Une bouche venait d’accrocher mon oreille.

Je t’aime. Ces motifs très purs du simple miracle.

Nous sautions, marelle, main dans la main, les pieds trempant dans l’eau croupie. Un bandeau sur les yeux, tu jouais, C’est pour rire, j’y vois plus clair comme ça.

Les échos glanés reformaient l’image de ce festin évanoui. Moment de grâce dans lequel je croyais voir un rempart, une barricade encerclant cette meute, la protégeant des incendies, des pillages, des scènes d’émeutes. Non de sa propre intolérance. Moi. Pas moi. Vous. Nos doigts se touchent et ne se touchent pas.

Réminiscence. Permis d’exhumer.

Il ne restait plus rien de l’amitié ni de l’amour, alors nous partagions l’automne retrouvé. Une couleur. Certains hésitaient à sourire. Mon histoire ne marquerait pas leurs fantômes pétrifiés.

– « Dans la famille Châtiments divins, je demande la foudre. »

Quelle ombre ? De moi, je ne voyais rien venir. J’étais réduit au silence parce que je voulais dire quelque chose. Absorber le fruit des accidents. Nouer des étiquettes. Se défiler. Le noircissement de toutes les surfaces semble apaiser cette constante, cette pénible séparation. Illusion à nu, à perte de vue, qui s’efforce de nous rendre rassurante, acceptable l’effrayante intranquillité au terme trop bien connu. Le nœud de la douleur qu’une vie peut parfois défaire, nœud le plus souvent tranché.

Enfant, j’avais appris à lire non dans la vie des Saints mais à travers les intrigues intimes de l’Olympe, les trahisons des Atrides, Jason conduisant ses Argonautes vers la Toison d’or, la guerre de Troie, Énée portant Anchise sur ses épaules, la salutaire dérive d’Ulysse… Un volume capital – on y avait répandu les gravures, à profusion, guettant patiemment, prêt à me voir trébucher.

J’avais foi en une guérison immédiate, naïve. Comme si le salut ne pouvait venir que d’une solitude appliquée. Une préparation.

L’issue est proche et cela me réjouit, parce qu’après ça sera nouveau, avec ou sans moi, disais-tu. Quand je saurai, je ne serai plus triste. Tes yeux n’étaient plus bandés.

Mon apprentissage s’arrangeait de ce compromis. Le monde ressemblait proprement à ce que j’en avais saisi autrefois. Il ne me restait qu’à devancer mon Odyssée, à la deviner tant bien que mal au creux de cette infernale Iliade.

Faire flèche de toute voix.

 

 

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