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  Christophe Petchanatz

  Le point.

 
  Christophe Petchanatz  
 

 

Pour Patrick Ravella

’est d’abord la montagne. On dit montagne. Vue du dessus, enfin : d’en haut. Pour autant que nous possédions le pouvoir de nous élever au-dessus du plus haut point de cet endroit. Masse qu’on devine friable, d’un rouge orangé plutôt désagréable, que de nombreux sentiers ont entamée. On ne sait pas pourquoi. Aucune raison de gravir cette éminence. Jadis? Finalement ça n’est pas très ancien. À preuve : il y a quelques secondes à peine nous ne distinguions pas les sentiers, les percées... Au reste, il est assez difficile, finalement, d’imaginer qui aurait pu s’appliquer à pareille tâche. Et si rapidement. Non, ces traces, ces «sentiers» sont l’oeuvre du hasard ou de notre imagination. Ainsi serait démontrée notre capacité à vaticiner.

Il y a pourtant une montagne. Une pyramide tronquée, un bout de quelque chose, extrémité d’un os que le vent aura déterré prématurément. Un repère. N’est pas au centre de la vallée, comme on serait tenté d’écrire, mais : plutôt à gauche ; au fond à gauche. Non loin du peu diffus (nous disons peu car il serait bien sûr à la fois présomptueux et excessif si nous disions le rien ; on pourrait orner le mot d’une majuscule mais ce serait alors mentir), brouillard aux volutes très lentes où, en général, personne ne s’aventure. Si on y met le bras, il n’arrivera rien ; si on y met la tête on la ressort vidée, et les yeux aspirés. Ceux-là restent muets. On les reconduit jusque chez eux où ils végéteront. Et par deux fois déjà la tentative d’évoquer la montagne s’est conclue par un évitement. L’auteur a bien conscience de la sottise de l’entreprise qu’il a commencée là (soit dit en passant, il avait l’outrecuidance d’imaginer qu’une fois la montagne passée, le reste irait plus facilement) : son peu de métier, son esprit mal formé ne le disposent guère à la concision, non plus qu’à la limpidité.

Le temps passé à traduire ces lignes empêche également l’exactitude fine (atroce) dont il a pu rêver.

Finalement, se dit-il, c’est toujours la même chose : il y a autour de nous des tramways, des dirigeables, de hautes habitations et je n’arrive pas à m’attacher sérieusement à ce monticule rougeâtre que l’on distingue à peine, d’ici. (Du fond du noir des ateliers, les apprentis lèvent la tête. Pour la plupart ils liment du métal, pièces lourdes serrées dans des étaux solidement fixés à d’épais établis que l’artisan se vante d’avoir construits lui-même, ou bien son père, et dont l’excès de solidité a quelque chose de ridicule ; ce travail qu’on leur fait quotidiennement exécuter ne sert à rien ; cela fait simplement partie des vexations imposées les premiers mois d’apprentissage ; cela présente aussi l’avantage d’assouplir le poignet et de muscler le bras ; cela permet, enfin, de révéler les vocations indécises.) La montagne? Rien de secret, rien de mystique. Un rougeâtre terril. Il s’y attache, semble-t-il, quelques souvenirs d’enfance : crâne de boeuf trouvé non loin, dans les sous-sols de bâtiments en construction, et l’idée qu’il y avait un passage, une mine : ouverture carrée à hauteur de visage, wagonnets, équipements divers, abandonnés : la galerie s’enfonçait abruptement selon une pente qui semblait anormale. Les rails étaient lisses et brillants. Très vite les parois se révélaient ruisselantes, et la lampe insuffisante. On rebroussait chemin. On racontait évidemment l’histoire de celui qui n’en est jamais revenu (récit que l’un d’entre nous tenait de ses parents, au mieux), puis l’histoire de celui qui était revenu, qui avait tout vu, affronté des périls innombrables, etc. C’était chacun de nous et le récit, au fil des mois, était devenu tellement touffu, enchevêtré, et les versions contradictoires (il y eut des querelles à propos de je ne sais quel détail dérisoire) qu’il fallut résumer, sous peine de ne plus avancer.

Cette fois-ci, se dit-il, c’est par en dessous que j’ai contourné l’obstacle!

Alors s’y affronter : je longe d’hypothétiques sentiers, passages que le hasard et les intempéries ont tracés, je m’agrippe à la roche trop tendre. Cela s’effrite entre les doigts, se pulvérise. Cent fois je suis tombé, j’ai roulé jusqu’en bas. Cent fois mon corps disloqué a rebondi sur les arêtes. Cent fois j’ai ragé, juré, montré le poing : cette montagne-là, on ne peut y grimper : le pied s’enfonce, la main happe le vide. Un tas de sable sec, rouge, miraculeusement debout. Ceux d’ici rient des benêts qui s’approchent ainsi. L’inutilité même : un voyage (et rien ne nous fut épargné : trajets harassants dans des trains bondés, crasseux et essoufflés, escroqueries, marchandages sans fin, hostilité, vermine, plaies suintantes aux jambes) mûri jadis, projet dont l’origine est gommée. Chacun, à des moments différents, s’est équipé, a salué sa famille et ses quelques amis, s’est lesté d’un sac à dos dont le contenu, judicieusement choisi lors de longues soirées passées à cocher des listes, à relire pour la nième fois le petit paragraphe qu’un guide touristique périmé consacre à cet endroit, s’est révélé très vite inadapté. On a cru pouvoir procéder à des échanges mais cela amusait, sans plus, les lascars à qui l’on proposait. On n’osait pas jeter, pour diverses raisons ; on se sentait condamné à emporter l’équipement jusqu’au bout, en espérant secrètement qu’à un moment son caractère pertinent apparaîtrait. Et de se rengorger à l’avance...

Le retour n’en est pas moins écourté : la plupart se placent chez des paysans du cru. Comme pour expier ils recherchent les tâches les plus rudes, refusent qu’on les paie, se nourrissent des restes et couchent à même le sol. Pour se distraire, on les marie parfois à une idiote ; puis on les renvoie chez eux costumés en mariés et le retour en ville se solde bien souvent par un scandale affligeant, suivi de longs et tortueux procès, et l’intéressé de finir en prison, et sa seconde épouse dans une institution spécialisée. En prison il subira, avec une répugnante résignation, les tourments que lui infligeront quotidiennement les gardiens et les autres détenus. Lorsqu’ils recouvrent la liberté ils ne sont plus que des épaves et s’en vont croupir dans les quartiers de la Basse-Ville.

Cette montagne-là, que même la photographie a du mal à saisir (le climat de ces régions est humide : un brouillard épais règne presque en permanence), que nombre de conversations évitent soigneusement (à tel point que le mot "montagne" n’est presque jamais prononcé, de même que la couleur orange pourrait passer pour inconnue chez nous — n’était cette masse floue, cette tache criarde vibrant là-bas, pour peu qu’on y porte les yeux), cette montagne-là, et malgré tout ce qui pourrait tendre à faciliter l’évitement (impossibilité de fixer ce qu’on a devant soi, qu’on ne pourrait deviner que latéralement, à la limite du champs de vision — cette obnubilation), il faudra bien qu’on s’en saisisse, qu’on l’examine. La fatigue aidant, on remet à demain. Demain, dit-on, demain j’en aurai le coeur net. D’ailleurs tout est en place.

Ils essaient par les airs ; après avoir survolé la montagne à bord d’aéroplanes, ce sont des dirigeables qui s’avancent, avec lenteur et majesté comme il se doit. On se place à l’aplomb du sommet, on envoie une sonde ; c’est décidément très friable : même la corde s’enfonce dans la roche. On croit déceler des vestiges, des constructions. Ça doit être très vieux. On descend les « volontaires » à l’aide d’un treuil. Oscillant comme des pendus ils effleurent le sol que leurs brodequins entament. Ils regardent. Tout est usé, érodé, arrondi. On ne peut pas faire grand chose. Comme prévu, les photographies se révéleront décevantes, illisibles. Quelques mois plus tard une autre expédition est décidée. Ils redescendent au bout des câbles. Ils ont revêtu des scaphandres et communiquent par radio. Ils atteignent le sommet de la montagne, s’enfoncent ; on continue de dérouler les câbles et d’échanger des phrases courtes, des plaisanteries anxieuses. Le quartier-maître a pâli. Il calcule mentalement, bloquant le treuil, et crie dans le petit micro carré. C’est un grésillement ténu qui lui répond. Il se tourne vers les autres :

— Ils sont en dessous de la surface du sol!

On secoue le micro, on le tapote. Les grésillements dans le haut-parleur sont de moins en moins perceptibles. On remonte rapidement les explorateurs.

" Les scaphandres ne sont pas remontés ", voilà ce qu’ils diront au retour, incapables d’évoquer l’infecte petite chose racornie trouvée à l’intérieur de la carcasse — et le fait que les scaphandres, eux, semblaient comme dotés d’une existence autonome... Lentement, très lentement, imperceptiblement, ils semblaient essayer de "s’en aller". Les grésillements dans la radio n’arrêtaient plus. Après quelques heures de délibération au cours de laquelle toute la réserve d’alcool fut consommée, ils les ont descendus de nouveau, leur ont dit gentiment au revoir et ont coupé les câbles.

 


Christophe Petchanatz    

 

 
    

  
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