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  Christophe Petchanatz

  Fiançailles.

 
  Christophe Petchanatz  
     

à Sébastien Morlighem et Fabrice Poincelet

on a fait une autre prisonnière. On est partis avec nos autos comme des chaussures (ce serait un peu long à expliquer), on a fait des manoeuvres périlleuses dans le parking. Ça rebondissait! On n’a tout de même pas osé sortir. Elle passait près du portail, on l’a chopée par un bras et on l’a fait valser un peu.

On l’emmène au château ; elle sourit tristement. On lui explique rien. Elle reste seule avec moi (les autres sont allés ranger les voitures et acheter des granulés). Je la guide par les escaliers, je lui raconte rien. Couloirs, escaliers, couloirs ; on passe devant la chambre de Luc et Louis ; comme d’habitude il y a une fille qui pleure, supplie. Sa voix est soudain très lointaine, étouffée... il y a un ramdam là-dedans! On dirait qu’ils remuent des meubles... (Un hurlement, puis des sanglots.) Celle qui marche avec moi n’a pas bronché, elle se tient droite, avance comme un petit soldat. Je lui tiens les doigts, je joue avec ses bagues ; certaines sont très coupantes.

Un petit couloir courbe, quelques marches à descendre avec une rampe ridicule, une chambre, une porte, une autre chambre. Les fenêtres murées. Je l’installe sur une chaise haute, comme un bébé. Tout est très distingué, très délicat. Elle reste là-haut, regarde tout. Il y a de la poussière sur les armoires, dit-elle.

J’attends qu’elle ait faim ; elle se met à pépier. Il faut lui bander les yeux, lui attacher les mains, la munir d’un bavoir. Sa bouche grande ouverte... Je tourne stupidement dans la chambre, elle crie de plus en plus fort, c’est assommant (dix mille adolescentes tapant sur leurs bols en aluminium dans un réfectoire immense).

Une crotte de nez. Voilà ce que je pose dans cette bouche démesurée. Je n’ai rien trouvé d’autre.

Après, je lui fais des enfants. C’est notre tour de rigoler, de démonter les meubles! Pour sûr les autres sont derrière la porte, jaloux comme des puces.

Notre premier enfant est tout petit, lisse et brillant ; il braille. Sa tête n’est qu’une grande bouche affreuse pleine de petites molaires. Comme sa mère. Il faut aller chercher à manger. J’ai peur que les autres en profitent. Je laisse les lambeaux sur la chaise (une poupée de chiffon avec un peu de chair aux commissures... elle a beaucoup saigné et par ailleurs se néglige plutôt ; pas coiffée ni maquillée depuis des jours. C’est chaque fois pareil. J’ai regardé dans son sac, il y avait tout ce qu’il fallait).

Le petit braille abominablement. Je sors. Les clés. Les clefs. Personne dans le couloir... ces hypocrites !... je descends par le petit escalier, passe devant le bureau, salue le directeur. Le Directeur. Traverse ensuite la petite cour (on voit encore dans la terre meuble la dépression que causa la chute, par la fenêtre du réfectoire, d’une mécontente), emprunte l’escalier latéral (il y a aux fenêtres des accointances aiguës) ; le portail. Et puis : longer les quais, passer devant les HLM qui nous jettent des pierres (quand on a nos pilules ils se méfient un peu) et j’arrive à la supérette. Commères suspicieuses. J’hésite : flocons d’avoine ou biscottes? Lait écrémé? Beurre? Au moment de payer, c’est comme si j’étais devenu subitement sourd : je ne comprends rien à ce que marmonne la caissière. Elle répète, je n’entends pas. Je la contemple stupidement. Elle s’énerve. Les gens derrière soupirent, poussent, protestent ; des vieilles avec des parapluies et des chapeaux — et dehors la camionnette de flics!

Paniqué, je me sauve, je cours. Je passe par en haut, petites rues cossues, silence (et le pas lourd, ferré, des poursuivants). Je ne lâche pas mes paquets. Je connais bien le coin, j’ai travaillé ici (je changeais les ampoules, je débouchais les cabinets) : petite porte des cuisines, bonjour surpris et amical : je laisse passer l’orage. Il y a cette grosse fille en sueur qui se rapproche ; elle me propose de l’accompagner au grenier "pour l’aider à étendre le linge" ; je sais aussi qu’il y a un débarras avec un matelas. J’ai le prétexte des paquets : on m’attend, je dois rentrer.

Je m’en vais après avoir traîné un peu, échangé quelques mots avec les pensionnaires (ah, vous revoilà?).

Je reviens par la petite rue longée par un haut mur au sommet duquel sont juchés des gamins malveillants. Vent frais, bruissement des arbustes, poireaux dans les jardins.

Je reviens, chargé de victuailles! Victoire, victoire! Je grimpe, m’essouffle, pousse la porte du pied, m’énerve à chercher les clés de la seconde porte : on m’ouvre! La princesse est encore là, rayonnante, avec sa robe de mariée, des perles, des bracelets qui tintent. Sa tête a encore grossi, elle m’aime. Son sourire emplit toute la pièce. Puis elle prononce quelques mots, sa bouche s’avance encore, dents parfaites, langue tapie ; je pose mes paquets, j’enlève mes habits et vais chercher le petit escabeau. Yeux mi-clos, elle m’attend. Elle est réellement merveilleuse. J’approche l’escabeau, je grimpe, je plonge — elle referme la bouche.

 
Christophe Petchanatz    

 

 
    

  
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