Christophe Petchanatz
Fainéants

Il y avait, nous enseignent distraitement les manuels, les rois fainéants. Les Rois Fainéants! Inventeurs de la paresse, explorateurs de la fatigue. C’est, dit-on, dans un interstice entre le sixième et le septième jour, à l’aube première de l’humanité, que fut construite la fatigue, juste avant le repos. Petites causes? Or que se passa-t-il, ce fameux sixième jour? Les textes sont discrets, allusifs : " ainsi furent achevés les cieux et la terre, avec tout ce qui s’y trouve ", comme une bagatelle. Cette fatigue, Dieu l’a voulue. Il l’a créée. 

Les rois fainéants ne faisaient qu’en prendre acte et considéraient comme témoignage de foi cet abandon à une création de Dieu. Car la fatigue était partout représentée. Tout la personnifiait. Il suffisait d’ouvrir un oeil, de contempler un arbre, un coin de ciel ou un nuage, un chien qui clabaudait — et la fatigue s’abattait, frontale, légitime, inexorable. Alors on les trimbalait à travers la campagne, ils marinaient, les monarques, ils marinaient avec une délectation tartufe dans le si spécifique fumet qui caractérise le plumard. Ô, vertus dormitives... 

Il fallait que tout un chacun, dans les royaumes, pût admirer, vérifier, l’inébranlable et souveraine fainéantise de leur roi, abandonné, abîmé dans cette adoration, saisis et emportés par cette mystique devant laquelle le plus retors des scribes ne pouvait qu’abaisser la paupière en signe de respect. Il y en avait plusieurs, de rois. Les frontières entre royaumes n’étaient pas comme aujourd’hui dessinées au pochoir sur des tracés topologiques. Alors parfois, sur un " royaume ", il pouvait y avoir plusieurs rois en même temps. Ce qui est une offense à la raison. 

Les rois fainéants, conscients d’avoir à incarner — malgré tout — certaines valeurs séculières, et décidés à ne pas abandonner leurs sujets dans cette affreuse perplexité, se déclaraient, du bout des lèvres, des guerres très paresseuses : on les menait dans une clairière moelleuse et doucement ombragée, une clairière où d’exquis gazouillis tissaient une atmosphère d’heureuse prostration, et ils se lançaient des oreillers très légers. Avec dédain, et des petits gestes gentiment obséquieux de leurs doigts boudinés, chargés de bagues et luisants de la graisse des ortolans. 

Ensuite, ils signaient une paix terrible et compliquée, et un sommeil de plomb s’abattait aussitôt sur la populace — toujours prompte à flagorner les puissants, et à les singer de la manière la plus profane qui soit. Ainsi chacun de ronfler jusqu’à plus soif, que cependant le roi et quelques somnolentes éminences imaginaient en dodelinant quelque nouvel impôt, un rien, histoire de ne pas décevoir — croyaient les courtisants, alors qu’il s’agissait, en incitant à inertie totale du pays, d’atteindre un idéal, une perfection déique, satori nonchalant et bien repus que les générations d’après seraient incapables de même imaginer. 

Les monarques rivaux se jalousaient à cet égard, voulaient toujours faire mieux : c’était à qui paralyserait le mieux ses aimables sujets ; c’était à qui ankyloserait avantage le pays et ses institutions. Les impôts et les interdictions pleuvaient, un impôt sur les borgnes et les boiteux, un impôt sur les chiens, un impôt sur la couleur rouge, l’interdiction de prononcer tout proverbe ou dicton, au risque de finir en prison, dorloté par des gardiens suaves et visité chaque jour par un prêtre léthargique qui, entre deux bâillements extraordinaires, cherche ses mots, marmonne vaguement et promet de revenir demain.  

Et de ceci le roi rêvait, tout comblé du royal fumet de son paddock, odeur de pieds, certes, de vesse lente, odeur de vieux draps macérés, peut-être un peu de noble urine ou de transpiration, les maladies que l’on a eues aussi, et vaincues, et les miettes — miettes fort irritantes — ainsi que certains plis têtus du drap. La couverture est rêche, le dessus-de-lit renifle la poussière ; tel est le plaisir qu’on prend. Et le royaume est vieux, tout délabré.  

Le matelas tasse et bourre ; le crin opiniâtre forme une géographie qui plaît beaucoup au roi : lui et ses généraux se basent là-dessus pour établir leurs plus belles stratégies. Et parfois cela marche. Le roi a besoin d’un polochon et de deux oreillers. Mais en dormant il les pousse au bas du lit comme des intrus, puis les réclame en gémissant dès qu’il a ouvert un oeil.  

Sur un geste imperceptible du monarque, le convoi hésitant s’ébranlait, tournait un peu en rond dans la clairière, piétinait des taupinières, humait tranquillement la brise... 

Parfois le roi jouait du pipeau. Non qu’il aimait particulièrement cela, mais il était convaincu qu’il ne fallait pas déroger. De fait, il s’ennuyait à mourir et il bâillait. 

Pour les nécessités, c’était plus délicat. Certains considéraient qu’il ne fallait en aucun cas enfreindre l’étiquette, et que tout devait par conséquent se régler in situ. Ceci n’allait pas toujours sans dommages.  

D’autres, des réformistes, ou ayant déjà souffert trop d’expériences humiliantes, étaient hissés sur leurs petites pattes maigres et s’en allaient, vacillants, s’accroupir près du premier buisson venu. Certains encore se faisaient maintenir au-dessus de royales feuillées et, dans une posture cocasse certes, mais parait-il efficace, rendaient à la nature son tribut légitime. C’était en ces moments de très grande vulnérabilité, qu’il arrivait que la monarchie changeât de mains, s’il est permis de s’exprimer de la sorte. Mais personne ne semblait s’en apercevoir ou s’en soucier : trogne dissimulée par le bonnet de nuit, et tout le reste enfouis dans la très ample camisole, rien ne ressemblait davantage à un roi somnolent qu’un autre roi somnolent...

 

 

 

Avertissement solennel
Les textes littéraires en ligne sur ce site restent la propriété de leurs auteurs. Vous ne pouvez —en aucun cas— en faire un quelconque usage sans leur autorisation, pas plus que vous en inspirer de trop pour vos propres productions.
Les contrevenants s'exposent aux pires et garanties avanies, une fois leur forfait découvert.
homme-moderne.org