V
Nevermore… et puis zut alors si le soleil quitte ces bords !
Valéry-Arthur Larimbaud

 

 

Je voulus m’ôter le corps.

Ou, oui, m’ôter du corps.

La naissance, puis la petite enfance de moi furent ces preuves balbutiantes d’amour au monde. Toute une merveilleuse sensation d’être se modulait, invulnérable, infini passage de constructions sonores, brèves échappées de cette première ivresse que le corps conquiert, sa parole.

Ce qui ne sera plus possible, après la pénétration de l’univers.

Autour, les grands quittaient progressivement le flou flot des choses. Visibles, ils devinrent ces entités trop présentes de leur oubli, avares de leur sein, déterminés à me laisser devenir mon propre guide.

Cette séparation fatale – puis avancer, nu, dans l’éternel conflit.

J’ai quatre ans, et j’entre à l’école maternelle. Il y a cette ballade douce dans ma tête, un succès populaire que je fredonne, sans trop comprendre cette langue sortant de ma bouche, découverte à haute voix. La surprise est si grande que la maîtresse va chercher tous les enfants des autres classes. Debout devant ce public assis, m’écoutant, je ressens une immense joie d’offrir mon chant à la foule, une véritable révélation.

Quelques jours plus tard, alors que la maîtresse s’absente un instant, tu grimpes sur la table et tu pousses les cris les plus forts, les plus libres, les plus fous. On te regarde sans comprendre, dans l’attente du verdict final qui tombe : une gifle.

La naïveté, précieuse, de celui qui abandonne la salle d’attente et acquiert enfin la qualité de patient commence à s’effriter lorsque s’abat le diagnostic : vous allez souffrir.

Le corps prit le parti de répondre ; il gonflait.

L’océan et sa plage démesurée, la crique où ton père fit un enregistrement du ressac des vagues, et qui, en l’écoutant, te semblait comme une berceuse essentielle, ta respiration, devinrent de nouveaux territoires. Il y eut le soleil, noir, étouffant, cet été-là. Il y eut le musée où des figures mythiques te surveillaient, moulées, costumées, peintes, élevées pour animer tes cauchemars. Il y eut la chute dans l’étang où tu vis, sous la surface de l’eau, le nez à portée de pince, un crabe te menacer. Il y eut le premier orage, effroyable fracas de pluie, de grêle et d’éclairs. Il y eut les stèles parsemant la peau des prés, écriture chue du firmament.

Il y eut surtout ce que le cœur a retenu, ce très long signe de sang sur mon maillot, ce filet irréel coulant de mes narines, après ce refus, une paume brutale, quand je voulus prolonger, trop tard, le jeu. Ce fut tout, ce fut peu, ce fut suffisant. Plus de totem. Je déchantai.

La lente descente vers le silence commence.

 

 

VI@index