III
Les spectateurs se figent quand le train passe.
Franz Kafka

 

 

L’intensification des frappes semblait ne construire aucune victoire.

Les villes s’affaissaient sous les bombes. L’exode commençait, vidait les maisons, remplissait les routes. La victime nettoyait le couteau de sa victime. Les blessés et les morts surgissaient de l’autre côté. Les notices nécrologiques, trop nombreuses, étaient soustraites à la publication, quand il y avait encore des journaux. Après avoir longuement labouré le champ du chaos, les adversaires s’accordèrent une entrevue. Il vaut mieux éviter de perdre la face lorsque les faits sont contre soi, dit-on.

Légumes posés sur un brancard. Nature morte.

Attendre de meilleurs jours, un retour au calme. Arpentant les couloirs de l’hôpital, mes « collègues » improvisaient des courses de chaises roulantes au gré de leurs rencontres, embarquant infirmes et mutilés dans ces divertissements obscènes.

– « Si je me suicide, tu viendras à mon enterrement ? »

Nous ne parlions plus. Nous ne pouvions plus parler. La confiance s’était peu à peu érodée. Seuls avec cette incompréhension mutuelle, surmontant notre écœurement, nous attendions, coupables, une issue. Nous attendions. Personne n’osait plus quitter l’enceinte pour regagner son domicile, revoir sa famille, ceux qui étaient encore là, par crainte des épidémies et des bombardements. Nous tombions, exténués par des gardes interminables, au pied des lits, à même le sol des chambres. Nous ne pouvions même plus dormir.

Mes rares rêves étaient peuplés de squelettes en transe, dansant l’épuisement, martelant les peaux de leurs membres, hurlant, crachant la haine contre les vivants, fantoches de viande en sursis, jouissant du privilège suprême de cette existence moderne : ne pas faire partie du charnier.

Le réfectoire. De longues tables où nous partagions encore quelque chose, nos repas, chaque jour plus détestables en raison du blocus. J’avais en face de moi un chef de service, chirurgien à la réputation passée. Il considérait la nourriture avec une mine désabusée, le médiocre morceau de porc, la purée de pommes de terre. Il prit l’assiette entre ses deux mains, puis l’écrasa contre son visage. Il se dressa et se mit à rire atrocement. Il présentait à l’assistance un mufle rouge et jaune, ruisselant, dégoulinant sur son uniforme.

– " Il y a du pudding – c’est une surprise ! – au dessert. "

À peine fut-il empoigné et traîné hors de la salle qu’un ricanement se propagea de table en table, grondant, énorme, une franche rigolade, vacillant entre la pitié et la terreur.

Le bal s’ouvre à l’entrée des éponges déchirées.

 

 

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