Le magazine de l'Homme Moderne / Société  
    L’esprit de Bologne :
« Si les universités ne s'adaptent pas, on se passera d'elles »

Yves Winkin
 

  


Ce texte est la conclusion de Franz Schultheis, Marta Roca I Escoda & Paul-Frantz Cousin (Dir.), Le cauchemar de Humboldt — Les réformes de l'enseignement supérieur europée, Éditions Raisons d'Agir, mai 2008, pages 199 à 203 (17,5 x 11,5 cm, 238 p., ISBN N° : 2-912107-40-4 17 euros). Il est publié avec l'aimable autorisation de l'éditeur.
  

TableL a violence de cette petite phrase devrait inquiéter tous ceux qui se sentent concernés par la transformation actuelle des universités, en France et ailleurs en Europe, à la suite de la mise en application de la Déclaration de Bologne, signée en juin 1999 par les ministres de l’Éducation de vingt-neuf États européens. C’est qu’elle exprime bien ce que beaucoup pensent en haut lieu sans jamais trop l’exprimer publiquement : les universitaires feraient bien de se rendre compte rapidement que les temps ont changé, sinon des « experts » prendront leur place. Elle traduit en termes crus ce que la Déclaration de Bologne n’évoque que de manière très euphémisée (« Nous devons en particulier rechercher une meilleure compétitivité du système européen d’enseignement supérieur »). Au moment où le système LMD (licence-master-doctorat) se met en place en France, il faut se rendre compte que l’« esprit de Bologne » est beaucoup moins généreux que le texte de la Déclaration le laisse croire. Retraçons l’histoire de cette petite phrase. Elle montre bien qu’entre les étudiants en grève et les présidents d’université, les plus naïfs ne sont pas ceux qu’on pense.

   La petite phrase apparaît en 1991 dans un texte de (sir) Douglas Hague, Beyond Universities : A New Republic of the Intellect, qui deviendra bientôt un livre culte pour tous ceux qui rêvent de créer des « universités entrepreneuriales », conçues comme des firmes privées produisant et vendant de la connaissance au sein d’une « économie du savoir » mondialisée. C’est la thèse que Michael Gibbons, secrétaire général de l’Association des universités du Commonwealth, défend dans un ouvrage écrit en 1994 avec Camille Limoges, Helga Nowotny, Peter Schwartzman et Martine Trow, The New Production of Knowledge : The Dynamics of Science and Research in Contemporary Societies. Ce livre connaît un énorme succès dans les pays anglo-saxons et dans les pays nordiques. Il est construit sur une opposition simple : avant, il y avait les universités de « Mode 1 », au sein desquelles les scientifiques posaient les questions et y répondaient ; aujourd’hui se mettent en place les universités de « Mode 2 », auxquelles la société pose les questions — et des groupes ad hoc d’experts y répondent. Si les universitaires veulent jouer le jeu de l’expertise en urgence, tant mieux pour eux, mais ils doivent savoir qu’on ne les attend plus. En 1998, Michael Gibbons cite la petite phrase de Douglas Hague dans son rapport, « L’enseignement supérieur au XXIe siècle », préparé sous l’égide de la Banque mondiale pour la première Conférence mondiale sur l’enseignement supérieur de l’Unesco. Elle y joue un rôle détonateur. Il n’y a plus aujourd’hui un colloque de l’OCDE, de la Banque mondiale ou de l’Union européenne sur la « gestion du savoir » (knowledge management) qui n’utilise l’opposition Mode 1/Mode 2. De descriptive, la distinction est devenue prescriptive. Il faut faire émerger une société de Mode 2, qui ose enfin répondre à la science et lui dire ce qu’elle doit faire. Dans cette perspective, les sciences humaines et sociales, foncièrement bavardes et inefficaces, sont mises sur la touche au profit des disciplines pragmatiques, des sciences de l’ingénieur aux sciences de gestion.

   Le monde universitaire français n’a guère prêté attention à ces débats très anglophones. Seuls quelques articles spécialisés y ont fait allusion (je me suis personnellement beaucoup inspiré des travaux notamment de Terry Shinn et Pierre Milot parus dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales). La traduction française, début 2003, du livre de Gibbons, Nowotny et Scott, Repenser la science. Savoir et société à l’ère de l’incertitude, est passée inaperçue. On n’a pas saisi l’importance du rôle de « passeurs » entre les mondes scientifique, économique et politique que jouent ces universitaires adeptes du « Mode 2 ». Ainsi, Helga Nowotny est à la fois professeur en études sociales de la science à l’École polytechnique de Zürich et présidente de l’European Research Advisory Board, proche de la Commission européenne. C’est dans ce monde très anglo-saxon de la politique scientifique internationale, très sensible aux vertus de l’esprit d’entreprise, que s’est concoctée la Déclaration de Bologne et son appel pour une amélioration de la « compétitivité du système d’enseignement supérieur européen à l’échelon mondial » — une phrase qui commence à prendre un autre relief.

   Il faudra que le LMD tombe littéralement sur l’Université française pour qu’elle se réveille en se demandant ce qui lui arrive. Et encore : deux clivages apparaissent très vite. D’une part, les présidents d’université ne cessent de proclamer qu’ils sont favorables au nouveau système, tandis que leur base (enseignants et étudiants) ne manifeste pas toujours le même enthousiasme. On peut faire l’hypothèse que les présidents d’université évoluent depuis plusieurs années déjà dans le discours qui domine la politique scientifique internationale : le LMD est bien le mécanisme qui va faire définitivement basculer les universités dans le « Mode 2 ». Il n’est pas question de freiner la modernité en marche. On peut aussi faire l’hypothèse, plus méchante, qu’ils n’ont pas tous compris dans quelle aventure les embarquaient les anglophones de la Commission européenne, de l’OCDE et l’International Association of University Presidents

   D’autre part, les disciplines à finalité professionnelle se déclarent enthousiastes à l’égard du LMD. On peut observer que les enseignants et les étudiants dont les propos positifs ont été rapportés par les médias appartiennent presque toujours à des écoles supérieures de commerce. L’esprit de Bologne leur convient bien — et pour cause : c’est le leur depuis toujours. La mise en concurrence des universités afin de les pousser vers l’excellence n’est jamais que l’application du principe darwinien de la compétition entre entreprises, éliminant les faibles, renforçant les plus adaptées. Comme le disent deux professeurs de l’Essec, François Contensou et Radu Vranceanu, dans un papier d’une extraordinaire franchise [229. « L’impasse académique française », Le Monde, 29 novembre 2003, p. 15] : « Comment ne pas comprendre que, en situation de compétition, les progrès des meilleures organisations contraignent les autres à les imiter, provoquant un nivellement par le haut ? » Il faut privatiser les universités françaises, cela tombe sous le sens. Et licencier les distributeurs de connaissances qui n’ont plus que quelques clients, soyons cohérents.

   À l’entrée de l’université de Genève, on pouvait lire un énorme graffiti : « Bologne, je cogne ». Je ne suggère pas qu’il s’agit de la meilleure solution. Mais l’adoption naïve de Bologne et de l’esprit qui le sous-tend ne me paraît pas plus raisonnable. Où sont les intellectuels critiques qui font l’orgueil de la France ? Comment se fait-il qu’ils étaient plus prompts à réagir lors de l’apparition du Loft sur nos écrans qu’aujourd’hui ? L’université qui abrite nombre d’entre eux se mue à toute allure en prestataire de services à la carte, et leur silence est assourdissant. Peut-être sont-ils déjà en train d’endosser leurs habits d’experts.

   

 

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