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Loïc wacquant

  « Excuses sociologiques »
  et « responsabilité individuelle »
.

 
 

wacquant

La Vache Folle, n°25, janvier-février 2000, pp. 16-17.

 
 

       

e même que l’idéologie néolibérale en matière économique repose sur la séparation étanche entre l’économique (prétendument régi par le mécanisme neutre, fluide et efficient du marché) et le social (habité par l’arbitraire imprévisible des passions et des pouvoirs) (1), de même la nouvelle doxa pénale qui se diffuse aujourd’hui des États-Unis à travers le continent européen en passant par le Royaume-Uni postule-t-elle une césure nette et définitive entre les circonstances (sociales) et l’acte (criminel), les causes et les conséquences, la sociologie (qui explique) et le droit (qui régule et sanctionne). Le même mode de raisonnement individualiste sert alors à dévaluer le point de vue sociologique, implicitement dénoncé comme démobilisateur et « déresponsabilisant » —donc infantile et même féminisant— pour lui substituer la rhétorique virile de la droiture et de la responsabilité individuelle, bien faite pour détourner l’attention des démissions collectives en matière d’aménagement urbain, scolaire et économique, à commencer par celles de l’ État, ainsi que l’indique cette déclaration idéal-typique du Premier ministre Lionel Jospin dans un entretien paradoxalement intitulé « Contre la pensée unique internationale » alors qu’elle semblerait sortie de la bouche de George Bush :

Dès notre prise de fonctions, nous avons insisté sur les problèmes de sécurité. Prévenir et sanctionner sont les deux pôles de l'action que nous menons. Ces problèmes sont liés à des phénomènes graves d'urbanisme mal maîtrisé, de déstructuration familiale, de misère sociale, mais aussi de défaut d'intégration d'une partie de la jeunesse vivant dans les cités. Mais ceux-ci ne constituent pas, pour autant, une excuse pour des comportements individuels délictueux. Il ne faut pas confondre la sociologie et le droit. Chacun reste responsable de ses actes. Tant qu'on admettra des excuses sociologiques et qu'on ne mettra pas en cause la responsabilité individuelle, on ne résoudra pas ces questions. (2)

Les causes collectives sont ici ravalées au rang d’« excuses » afin de mieux justifier des sanctions individuelles qui, étant assurées d’être sans prise sur les mécanismes générateurs de conduites délinquantes, ne peuvent avoir d’autres fonctions que celle de réaffirmer au plan symbolique l’autorité de l’État (en vue de dividendes électoraux) et de renforcer au plan matériel son secteur pénal, au détriment de son secteur social. Il n’est donc pas étonnant de retrouver cette même philosophie individualiste et libérale dans quantité de discours du Président Bush (ou Reagan), telle cette « Allocution aux élèves à propos de la "Guerre à la drogue" » de 1989 :

Nous devons élever la voix et corriger une tendance insidieuse — la tendance qui consiste à mettre le crime sur le compte de la société plutôt que sur celui de l’individu. (…) En ce qui me concerne, comme la majorité des Américains, je pense nous pourrons commencer à bâtir une société plus sûre en nous mettant d’abord d’accord sur le fait que ce n’est pas la société elle-même qui est responsable du crime : ce sont les criminels qui sont responsables du crime. (3)

En mars 1999, lors d’une intervention par vidéo aux « Rencontres nationales des acteurs de la prévention de la délinquance » — désignation qui mériterait à elle seule toute une exégèse : sa fonction est de faire contrepoids discursif à la dérive vers la « policiarisation » de fait de la misère dans les quartiers anciennement ouvriers abandonnés par l’État — , la Ministre de la justice Élisabeth Guigou surenchérit sur la nécessité impérative de dissocier causes sociales et responsabilité individuelle, conformément au schème-socle de la vision néolibérale du monde social. Et elle trouve même des accents reaganiens pour fustiger une « culture de l’indulgence » qu’entretiendraient les programmes de « prévention », renvoyant carrément les partisans des politiques de traitement social de la précarité dans l’utopisme :

Notre tournant à tous doit être un tournant vers le principe de réalité. Qui ne voit que certaines méthodes de prévention entretiennent, parfois par inadvertance, une certaine culture de l'indulgence qui déresponsabilise les individus ? Peut-on construire l'autonomie d'un jeune en lui concédant sans arrêt que ses infractions ont des causes sociologiques, voire politiques — auxquelles bien souvent il n'aurait pas pensé tout seul — et alors qu'une masse de ses semblables, placés exactement dans les mêmes conditions sociales, ne commettent aucun délit ? (4)

C’est à ce même « principe de réalité » que Ronald Reagan lui-même ne manquait pas une occasion de rappeler, comme l’indique telles « Remarques lors du dîner du Comité d’action conservateur (1983) » :

Il n’est que trop évident que l’essentiel de notre problème de criminalité a été causé par une philosophie sociale qui conçoit l’homme comme étant principalement un produit de son environnement matériel. Cette même philosophie de gauche qui entendait faire advenir une ère de prospérité et de vertu par le bais de dépenses publiques massives voit les criminels comme des produits malheureux de mauvaises conditions socioéconomiques ou du fait d’être issu d’un groupe défavorisé. C’est la société, disaient-il, et non pas l’individu, qui est en défaut quand un crime est commis. C’est à nous la faute. Eh bien, aujourd’hui un nouveau consensus rejette totalement ce point de vue. (5)

Enfin, on mesure combien cette vision individualisante de la justice sociale et pénale transcende désormais le clivage politique traditionnel entre la droite et la gauche gouvernementale en France en constatant que des exhortations identiques à celles d’Elizabeth Guigou sont faites à peu près au même moment par le député de l’Essonne et membre du Bureau politique du Rassemblement pour la République, Nicolas Dupont-Aignan, dans une tribune intitulée « Violence urbaine : l’engrenage » et publiée en bonne place par Le Figaro (6) :

À force d’excuser sans cesse les auteurs des violences urbaines, on prend le risque d’alimenter les phénomènes de délinquance. (…) Quelle que soit la raison profonde et réelle de la fracture sociale, il est inacceptable de chercher des excuses à des actes inexcusables. Les trois millions de chômeurs sont-ils autorisés aujourd’hui à voler, piller et casser ? (…) Pourquoi la France ne suivrait-elle pas l’exemple du Ministre anglais de l’Intérieur qui a lancé le programme « No more excuse ». En un mot, ne rien laisser passer, sanctionner dès le premier délit.

Et ce téméraire député exhortant à la guerre contre les nouveaux barbares de la ville d’ironiser — mais, sans le savoir, au second degré : « Il est vrai que ce ministre doit être un peu fasciste : c’est un travailliste anglais! » En ignorant au passage, pour les besoins de la cause politicienne, que le Ministre de l’intérieur du gouvernement de la « gauche plurielle » au pouvoir avait déjà, lors du Colloque de Villepinte sur la sécurité des villes (antonyme présumé des « violences urbaines ») en novembre 1997, appelé de ses vœux à l’imitation du modèle anglais.
  

NOTES :

1.- Pierre Bourdieu, Contre-feux, Paris, Editions Liber-Raisons d’agir, 1998, pp. 108-119.

2.- « Mr. Jospin contre la pensée unique internationale. Un entretien avec le Premier Ministre », Le Monde daté du 7 janvier 1999 (c’est moi qui souligne).

3.- George Bush, « Allocution aux élèves à propos de la "Guerre à la drogue" (1989) », cité par Katherine Beckett et Bruce Western, « Crime Control, American Style », in Penny Green et Andrew Rutherford (dir.), Criminal Justice in Transition, Dartmouth, Ashgate, sous presse. Est-ce par mauvaise conscience de s’aligner sur la doxa pénale néolibérale venue des Etats-Unis ou bien par dénégation sincère que le Premier Ministre s’acharne à affirmer dans ce même entretien que « le monde a besoin d'une France qui ne soit pas banale, qui ne soit pas celle de la pensée unique internationale » ?

4.- « Le gouvernement veut allier prévention et répression contre la délinquance », Le Monde, 20 Mars 1999.

5.- Ronald Reagan, « Remarques lors du dîner du Comité d’action conservateur (1983) », cité par Beckett et Western, « Crime Control, American Style », op. cit. Le « nouveau consensus qui ne se limite plus aujourd’hui à la société américaine. »

6.- Nicolas Dupont-Aignan, « Violence urbaine: l’engrenage », Le Figaro, 20 mai 1999, p. 2 (c’est moi qui souligne).
    

 
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