Maison Écrivez-nous !   Société Textes Images Musiques

  Loïc Wacquant

 
   

   Pierre Bourdieu

 
   

pointj.gif (73 octets) Wacquant

 

pointj.gif (73 octets) Les pages Bourdieu

 


fichier rtf

  Loïc wacquant

 

 

 
 

wacquant
Loïc WACQUANT parle de l’influence de Pierre BOURDIEU,
décédé mercredi, et de ses derniers projets.
Par Scott McLemee : The Chronicle of higher education, 25 janvier 2002
Loïc Wacquant Discusses the Influence of Pierre Bourdieu, Who Died Wednesday, and His Last Projects. [Traduction Marie Meert pour Les Pages Bourdieu]

 

 

  

Pierre Bourdieu, l’un des maîtres-penseurs modelant la vie intellectuelle française, est mort mercredi à Paris, à la suite d’un combat contre le cancer. Professeur au Collège de France, Pierre Bourdieu était l’un des principaux sociologues de sa génération. Ses modèles de l’habitus et du capital culturel cherchaient à rendre compte de la manière dont les relations de hiérarchie et de domination sont reproduites au sein des différents champs composant une société.
Aux États-Unis La Distinction, une critique sociale du jugement demeure son œuvre la plus connue parmi les érudits. Mais Pierre Bourdieu y a conquis un important public non académique pour ses essais contre la politique de dérégulation des marchés, dont la plupart se trouvent dans la collection Raisons d’agir (Acts of Resistance). Et dans Homo Academicus et d’autres écrits, Pierre Bourdieu appliquait ses méthodes sociologiques à l’analyse de l’intelligentsia. Le tableau qui en ressortait était rarement flatteur. Sous ses tableaux statistiques et sa prose souvent alambiquée, Pierre Bourdieu semblait souvent dissimuler (mais à peine) des dons de satiriste.
Coauteur avec Pierre Bourdieu de
An invitation to reflexive sociology, Loïc Wacquant est professeur de sociologie à l’Université de Californie à Berkeley. Au cours d’un entretien téléphonique depuis Paris le lendemain du décès de Pierre Bourdieu, Loïc Wacquant nous a parlé de la vie, de l’œuvre et de l’héritage du penseur.

Question : Il est difficile pour les Américains de saisir le degré d’importance de Bourdieu en France. On fait parfois des analogies avec Jean-Paul Sartre. Bien que cette comparaison soit plutôt inappropriée, Bourdieu occupait une position absolument centrale ces dernières années. Comment pourriez-vous caractériser son rôle ?

Réponse : Le Monde, le principal quotidien national, a retardé la publication de son édition aujourd’hui afin de mettre l’annonce de sa mort à la une. Le premier ministre et diverses fractions de la gauche ont exprimé leurs condoléances. Il tenait beaucoup à apporter les fruits de son travail scientifique {en sociologie} pour peser sur des questions urgentes. Il a été un personnage public dans les débats publics des sept ou huit dernières années en France, mais aussi à travers l’Europe, tout spécialement en Allemagne, où il est presque plus connu qu’en France. Il parlait contre cette nouvelle vision idéologique du monde appelée néolibéralisme – la solution du marché pour tous. Il a apporté ses analyses du monde de la science, de l’art, des médias, de l’éducation pour montrer la nécessité de protéger ces domaines des effets dévastateurs et anti-démocratiques du futur règne de la marchandise. Il voulait donner au plus grand nombre possible de gens les instruments pour penser par eux-mêmes, les outils critiques pour entamer la croûte des idées et discours préconçus, afin qu’ils puissent s’engager collectivement dans un débat civique éclairé des lumières de la raison. Je pense qu’il proposait avec force un nouvel âge des Lumières. Il était engagé pour la raison, pour la science, pour le rôle qu’elles doivent jouer dans les sociétés contemporaines.

Question : Votre description de son œuvre est très conforme à l’insistance de Bourdieu sur le fait que son activité était non pas la philosophie mais les sciences sociales. Il a eu des mots très durs pour la tradition française de l’intellectuel omnicompétent. Comment comprenez-vous la relation entre son sens de la rigueur scientifique et son activité politique dans les années 90 ?

Réponse : Il y a eu un changement dans la forme, mais le contenu était toujours là. Si vous retournez à son premier travail sur la transformation de la paysannerie algérienne sous le colonialisme et les marchés et la guerre nationaliste (œuvre publiée au début des années 60), à l’époque on ne pouvait travailler sur un sujet plus brûlant. Mais si vous lisez cette œuvre, c’est une analyse très rigoureuse, froide, de la transformation de cette société. Dès le début, son approche a été l’approche la plus froide, la plus méthodique, pour recadrer les problèmes du jour les plus chauds, les plus brûlants. On le voit dans son travail ultérieur sur l’éducation. En mai 1968, les gens étaient sur les barricades avec son livre Les Héritiers {une analyse de la vie étudiante en France}. Son analyse rigoureuse de la transformation du système éducatif leur donnait les instruments pour comprendre leur propre vie et la société. Ce qui a changé dans les années 90, c’est la forme dans laquelle il a exprimé la dimension civique de son travail. Il avait un sens aigu du fait que nous vivons dans une conjoncture essentielle, que beaucoup des institutions de justice et de protection sociale incarnées par l’État-providence pourraient être détruites en quelques années. Il s’est mis à écrire dans une veine différente, dans une forme plus directe, afin d’influer sur les débats publics sur les fonds de pension, les médias, l’éducation, etc.

Question : Sans vouloir réduire sa pensée à sa biographie, y avait-il quelque source personnelle à ce mélange de rationalité froide et de passion politique ?

Réponse : Il a eu une trajectoire sociale unique. Il était issu d’un milieu paysan, dans très petit village isolé, aussi éloigné que possible des centres de pouvoir intellectuel. Il avait un fort accent du sud de la France, il a été le premier dans sa famille à terminer des études supérieures. Il a pourtant connu une réussite extraordinaire dans le système éducatif. Dans une vie antérieure, il devait devenir un philosophe, le second Sartre en quelque sorte. Mais à cause de son milieu, il n’était pas assorti au monde académique, il ne s’y trouvait pas comme un poisson dans l’eau. Sa rencontre avec la guerre d’Algérie fut décisive. Elle l’a éloigné de la philosophie, éloigné du monde de l’esprit clos sur lui-même, et l’a conduit à la sociologie, en tant que discipline qui est pleinement engagée dans la recherche empirique. Elle exigeait une implication systématique dans le monde - compter et observer, faire des interviews – plutôt qu’un survol du monde comme le font les philosophes. Et il faut savoir que dans les années ’60 la sociologie était en France une discipline morte, un paria. C’était une dégradation de statut que passer de l’état de philosophe à la pratique des sciences sociales. La combinaison d’une maîtrise des traditions philosophiques avec les techniques du travail sur le terrain et de l’analyse statistique l’a placé dans une situation unique.

Question : Un élément important du travail de Bourdieu – la partie qui a le plus porté – est son analyse sociologique des intellectuels ?

Réponse : Pour lui l’analyse des penchants et des embûches de la vie académique était une chose absolument nécessaire. Si vous ne savez pas ce qui vous détermine – comment vous avez été formé à penser d’une certaine manière à cause de vos intérêts professionnels, de vos inclinations, de votre appartenance à une certaine discipline, etc. – si vous êtes déjà aveuglé par ces biais, quelle chance avez-vous de produire une analyse rigoureuse de quoi que ce soit ? Son travail a fait de lui un homme controversé et il a été vigoureusement combattu par certains de ses pairs qui ne voulaient pas se retrouver sous le microscope. Il exigeait des universitaires qu’ils soient autonomes et rigoureux, et en même temps engagés, qu’ils rendent à la société les résultats de leurs travaux – et qu’ils le fassent sur la base d’une rigueur intellectuelle et non pas pour la recherche d’une visibilité personnelle ou d’une réputation médiatique.

Question : Que faisait Bourdieu dans la phase finale de son œuvre ?

Réponse : C’est peut-être la chose la plus triste, qu’il nous quitte au milieu d’une masse de nouveaux projets. Il venait de publier en France, il y a quelques mois, un livre intitulé Science de la science et réflexivité, une analyse sociologique du monde de la science, comportant une critique très rigoureuse de tout le champ des « études scientifiques » qui ont fleuri au cours de la dernière décennie. Trois autres livres vont paraître au cours des prochaines semaines. Le premier est un condensé de ses écrits politiques, quelque cinq cents pages, intitulé Interventions 1961-2001. Le deuxième, opportunément, est une bibliographie de son œuvre, laquelle comprend quelque 45 livres et 500 articles. Et enfin il y a le livre que Bourdieu était en train de terminer juste avant de tomber malade, intitulé Le Bal des Célibataires. C’est un ensemble d’essais sociologiques sur son village natal. Il commence par une description très vivante d’un bal du vendredi soir où il remarque que tous les hommes sont debout, ne dansent pas, parce qu’ils sont « inmariables ». Il part de cet humble incident pour faire l’analyse des relations matrimoniales, de la transformation de la famille, de la dévaluation symbolique des paysans, etc. Ces hommes étaient des voisins et des amis avec qui il avait grandi. Le livre est beau, très intime, mais c’est aussi une remarquable étude ethnographique.

Question : Ses lecteurs peuvent espérer certains écrits posthumes ?

Réponse : Il y a un manuscrit inachevé sur Manet auquel il a travaillé pendant des années. Il montre que la révolution picturale provoquée par la peinture de Manet dans le monde artistique est la même que celle que représente Flaubert en littérature. Quelque part c’est un thème qui convient très bien à Bourdieu. Il a fait pour les sciences sociales ce que Manet et Flaubert ont fait dans leurs champs respectifs. Je pense que cela va nous prendre 30 à 50 ans pour tirer pleinement les implications de son œuvre.
   
  
Loïc wacquantwacquant      
    

   
maison   société   textes   images   musiques