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Ulrich Beck

 

 La fin du néolibéralisme.

 

   

 

Ulrich Beck
LE MONDE, 09.11.01
Ulrich Beck est professeur de sociologie à l'université de Munich.Traduit de l'allemand par Daniel Argelès. © Ulrich Beck/"Le Monde"

 

 

 

ln.gif (266 octets)es attentats terroristes et les dangers de la maladie du charbon soulèvent une question qu'il n'est plus possible d'escamoter : le bref règne de l'économie est-il déjà révolu ? Assiste-t-on à une redécouverte du primat de la politique ? La marche triomphale du néolibéralisme, qui semblait jusque-là irrésistible, est-elle soudain brisée dans son élan ?

L'irruption de la terreur globale, en effet, équivaut à un Tchernobyl de l'économie mondiale : comme on enterrait là-bas les bienfaits de l'énergie nucléaire, on enterre ici les promesses de salut du néolibéralisme. Les auteurs des meurtriers attentats-suicides n'ont pas seulement révélé au grand jour la vulnérabilité de la civilisation occidentale, ils nous ont aussi donné un avant-goût du type de conflits auxquels la mondialisation économique peut conduire. Dans un monde de risques globaux, le mot d'ordre du néolibéralisme appelant à remplacer la politique et l'Etat par l'économie devient rapidement moins convaincant.

La privatisation de la sécurité aérienne aux Etats-Unis en est un symbole particulièrement fort. On a mis peu d'empressement à en parler jusqu'à présent, mais la tragédie du 11 septembre, à cet égard, est en grande partie un désastre maison. Mieux : la vulnérabilité des Etats-Unis semble bel et bien liée à leur philosophie politique. L'Amérique est une nation profondément néolibérale, peu disposée à payer le prix de la sécurité publique.

Après tout, on savait depuis longtemps que les Etats-Unis étaient une cible possible d'attaques terroristes. Mais, à la différence de l'Europe, l'Amérique a privatisé la sécurité aérienne, la déléguant au "miracle de l'emploi" que constituent ces travailleurs à temps partiel hautement flexible, dont le salaire, inférieur même à celui des employés de fast-food, se monte à environ 6 dollars de l'heure. Ces fonctions de surveillance, centrales dans le système de la sécurité civile intérieure, furent donc assurées par des personnes "formées" en quelques heures seulement et ne conservant pas plus de six mois en moyenne leur job dans la sécurité fast-food.

Ainsi, c'est la conception néolibérale que les Etats-Unis ont d'eux-mêmes (d'un côté, la pingrerie de l'Etat, de l'autre, la trinité dérégulation-libéralisation-privatisation) qui explique en partie la vulnérabilité de l'Amérique au terrorisme. A mesure que cette conclusion s'impose, l'emprise hégémonique que le néolibéralisme avait acquise ces dernières années sur les esprits et les comportements s'effrite. En ce sens, les images d'horreur de New York sont porteuses d'un message qui n'est pas encore élucidé : un Etat, un pays peuvent se néolibéraliser à mort.

Les commentateurs économiques des grands quotidiens de la planète le sentent bien, et jurent que ce qui était vrai avant le 11 septembre ne pourra pas être faux après. Autrement dit, que le modèle néolibéral s'imposera même après les attentats terroristes, parce qu'il n'y a pas de solution alternative à ce dernier. Or c'est justement cela qui est faux. Ici s'exprime plutôt une absence d'alternatives dans la pensée elle-même. Le néolibéralisme a toujours été soupçonné d'être une philosophie des beaux jours, qui ne fonctionne qu'à la condition que n'éclatent pas de crises ou de conflits retentissants. Et de fait, l'impératif néolibéral revient à dire que le trop d'Etat et le trop de politique, voire la main régulatrice de la bureaucratie sont à l'origine des problèmes mondiaux tels que le chômage, la pauvreté globale ou les crises économiques.

La marche triomphale du néolibéralisme reposait sur la promesse que la dérégulation de l'économie et la mondialisation des marchés résoudraient les grands problèmes de l'humanité, que la libération des égoïsmes permettrait de combattre l'inégalité à l'échelle globale et de veiller ainsi à une justice elle aussi globale. Plus d'une fois, je me suis demandé avec angoisse qui nous préserverait du scintillement dans les yeux de nos redresseurs de torts néolibéraux. Mais la foi des révolutionnaires capitalistes a fini par se révéler être une dangereuse illusion.

En temps de crise, le néolibéralisme se retrouve manifestement démuni de toute réponse politique. Lorsque l'effondrement menace ou devient effectif, se contenter d'augmenter radicalement la dose de l'amère potion économique pour corriger les effets secondaires de la mondialisation repose sur une théorie illusoire dont on voit bien le prix aujourd'hui.

Inversement, la menace terroriste rappelle quelques vérités élémentaires que le triomphe néolibéral avait refoulées : une économie mondiale découplée du politique est illusoire. Sans Etat et sans service public, pas de sécurité. Sans impôts, pas d'Etat. Sans impôts, pas d'éducation, pas de politique sanitaire abordable, pas de sécurité dans le domaine social. Sans impôts, pas de démocratie. Sans opinion publique, sans démocratie et sans société civile, pas de légitimité. Et sans légitimité, pas de sécurité non plus. D'où il résulte qu'en l'absence de forums ou de modalités garantissant, à l'échelle nationale mais aussi, dorénavant, globale, une résolution des conflits juridiquement régulée (c'est-à-dire reconnue et non-violente), il n'y aura plus, au bout du compte, aucune économie mondiale sous quelque forme que ce soit !

Où faut-il donc chercher la solution alternative au néolibéralisme ? Certes pas dans le protectionnisme national. Ce dont nous avons besoin, c'est d'une conception élargie du politique qui soit en mesure de réguler le potentiel de crises et de conflits inhérent à l'économie mondiale. La taxe Tobin sur les flux de capitaux effrénés, telle que la revendiquent un nombre croissant de partis en Europe et dans le monde, n'est qu'un premier pas programmatique dans cette direction.

Le néolibéralisme a longtemps tenu à ce que l'économie s'extirpe du paradigme de l'Etat-nation et se donne à elle-même des règles transnationales de fonctionnement. En même temps, il partait du principe que l'Etat continuerait à jouer son jeu habituel et conserverait ses frontières nationales. Mais, depuis les attentats, les Etats découvrent à leur tour la possibilité et le pouvoir d'engager des coopérations transnationales, fût-ce, pour l'instant, dans le seul secteur de la sécurité intérieure.

Tout à coup, le principe antinomique du néolibéralisme, la nécessité de l'Etat, réapparaît un peu partout - et dans sa variante hobbesienne la plus ancienne : la garantie de la sécurité. Ce qui paraissait impensable il y a peu encore, à savoir un mandat d'arrêt européen qui s'affranchisse des sacro-saintes souverainetés nationales dans les questions de droit et de police, paraît soudain à portée de main. Et peut-être assisterons-nous même bientôt à des convergences similaires lors de possibles crises de l'économie mondiale. Une économie qui doit se préparer à de nouvelles règles et conditions d'exercice. L'époque du chacun-dans-son-domaine-d'excellence-et-de-prédilection est très certainement révolue.

La résistance terroriste à la mondialisation a donc produit très exactement le contraire de ce à quoi elle visait et inauguré une ère nouvelle de mondialisation de la politique et des Etats : l'invention transnationale du politique par la mise en réseau et la coopération. Ainsi se confirme cette loi étrange, passée pour l'instant inaperçue dans l'opinion, qui veut que la résistance à la mondialisation - qu'elle le veuille ou non - en accélère le rythme. C'est ce paradoxe qu'il s'agit de comprendre : le terme de mondialisation désigne un processus étrange dont la réalisation progresse sur deux voies opposées : soit on est pour, soit on est contre.

Les adversaires de la mondialisation font bien plus que partager avec ses adeptes les moyens de communication mondiaux. Ils opèrent également sur la base de droits mondiaux, de marchés mondiaux, de mobilité mondiale, de réseaux mondiaux. Ils pensent et agissent à partir de catégories globales auxquelles leurs actes procurent une attention et une publicité globales. Que l'on songe, par exemple, à la précision avec laquelle les terroristes du 11 septembre ont mis en scène leur opération à New York, catastrophe et massacre formatés pour une télédiffusion en direct. Ils pouvaient compter sur le fait que la destruction de la deuxième tour par un avion de passagers transformé en fusée humaine serait retransmise "live" dans le monde entier par les caméras de télévision maintenant omniprésentes.

Faut-il pour autant tenir la mondialisation pour la cause des attaques terroristes ? S'agit-il même, éventuellement, d'une réponse compréhensible au rouleau compresseur néolibéral qui, de l'avis de ses critiques, cherche à laminer jusqu'au dernier recoin de la planète ? Non, ce sont là des inepties. Aucune mondialisation, aucune idée abstraite, aucun Dieu ne sauraient justifier ou excuser ces attaques. La mondialisation est un processus ambivalent qu'on ne peut faire revenir en arrière. Les Etats plus petits et plus faibles, justement, renoncent à leur politique d'autarcie nationale et revendiquent l'accès au marché mondial. Que lisait-on à la une d'un grand quotidien ukrainien lors de la visite officielle du chancelier allemand ? "Nous pardonnons aux croisés et attendons les investisseurs.." Car s'il est une chose pire que d'être envahi par les investisseurs étrangers, c'est bien de ne pas l'être.

Il reste cependant nécessaire d'associer la mondialisation économique à une politique cosmopolite. A l'avenir, la dignité des hommes, leur identité culturelle, l'altérité du prochain devront être prises davantage au sérieux. Le 11 septembre, la distance entre le monde qui profite de la mondialisation et le monde qui se voit menacé par elle dans sa dignité a été abolie. Aider ceux qui en sont exclus n'est donc plus seulement une exigence humanitaire, mais l'intérêt le plus intime de l'Occident, la clef de sa sécurité intérieure.

Pour tarir les sources auxquelles se nourrit la haine de milliards d'êtres humains, et d'où surgiront sans cesse de nouveaux Ben Laden, les risques de la mondialisation doivent être rendus prévisibles, et les libertés et les fruits de la mondialisation distribués plus équitablement. Le danger est grand que ce soit exactement l'inverse qui se produise, que les tourbillons de périls présentement imaginés, joints aux promesses de sécurité des Etats, enclenchent une spirale d'attentes qui, au bout du compte, ne pourront qu'être déçues.

Ce qui menace, avec la redécouverte du pouvoir de coopération des Etats, c'est que s'érigent des Etats-forteresses transnationaux, où la liberté des démocraties aussi bien que la liberté des marchés soient sacrifiées sur l'autel de la sécurité privée. Il importera grandement que les acteurs de l'économie mondiale prennent clairement et publiquement position contre cette évolution trop prévisible, qu'ils reviennent sur le dogme de l'inutilité de l'Etat et s'engagent pour la transformation des Etats-nations en Etats cosmopolites et ouverts protégeant la dignité des cultures et des religions du monde.

Les grands groupes industriels, les institutions supranationales de régulation économique, les organisations non gouvernementales et les Nations unies doivent s'associer afin de créer les structures étatiques et les institutions qui préserveront la possibilité de l'ouverture au monde, compte tenu à la fois des diversités religieuses et nationales, des droits fondamentaux et de la mondialisation économique. 

     

 

       
    

   
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