Laurent Mucchielli
  
Le magazine de l'Homme Moderne / Société / Laurent Mucchielli
 
   La frénésie sécuritaire
Laurent Mucchielli

 
   

Ce texte est l'introduction du livre La frénésie sécuritaire — Retour à l'ordre et nouveau contrôle social, publié sous la direction de Laurent Mucchielli, Collection Sur le vif, La découverte, mars 2008, 140 pages, 10 euros. ISBN 978-2-7071-5432-3. Texte repris avec l'aimable autorisation des auteur et éditeur.

 

La frénésie sécuritaire

À destination d’un large public, les contributions rassemblées dans ce livre dressent un premier bilan général de l’évolution des politiques de sécurité et du fonctionnement des institutions pénales depuis le début des années 2000. Les auteurs sont des spécialistes reconnus dans leur domaine et indépendants du pouvoir politique, qui exercent librement leur esprit critique face à des décisions qui semblent de moins en moins guidées par des évaluations précises des problèmes, pour être au contraire de plus en plus orientées tantôt par des présupposés idéologiques tantôt par des stratégies de communication médiatique. Avant de laisser la parole à ces chercheurs pour faire le point sur leur domaine de compétence, nous proposons de dégager quelques caractéristiques globales de cette évolution des politiques de sécurité françaises.

 

     Au nom de « l’insécurité », un tournant politique

     « L’insécurité est à la mode, c’est un fait ». Cette phrase fut écrite par un journaliste de La Petite République en… 1907. [D. KALIFA, L’encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque, Fayard, Paris, 1995.] La question n’est donc pas nouvelle, de même que ses objets —les bandes de jeunes par exemple. [M. MOHAMMED, L. MUCCHIELLI (sous la dir.), Les bandes de jeunes, des « Blousons noirs » à nos jours, La Découverte, Paris, 2007.] Elle est cependant revenue en force dans le débat public à partir du milieu des années 1970, et ne l’a plus quitté depuis. Longtemps, ce thème a clivé le débat politique. Pour simplifier, la gauche, attentive aux « causes sociales », voulait tenir ensemble répression et prévention, la droite, simplement répressive, tournait autour du thème traditionnel du « retour à l’ordre ».

     Puis, dans le courant des années 1990, ce clivage s’est progressivement estompé. Revenue au pouvoir en 1997, la gauche « plurielle » emmenée par Lionel Jospin a voulu occuper pleinement ce terrain. Lors du colloque de Villepinte en octobre 1997, le nouveau gouvernement proclama que la sécurité était une valeur républicaine, « ni de droite ni de gauche », et qu’elle serait l’une de ses priorités. La politique menée fut, jusqu’en 2001, relativement équilibrée et ambitieuse : tout en voulant se donner les moyens de réprimer plus efficacement les violences sexuelles et de répondre davantage à la délinquance juvénile, la gauche voulut aussi renforcer la présomption d’innocence, améliorer la situation des prisons, donner un peu plus de moyens à la justice et créer la police de proximité. Reste qu’un tournant était pris et une escalade était engagée, sur un double plan médiatique et politique. [J. FERRET, C. MOUHANNA (sous la dir.), Peurs sur les villes : vers un populisme punitif à la française ?, PUF, Paris, 2005.]

     Sur le plan médiatique, on assista dès 1998 à « une campagne de disqualification » visant les journaux qui soulignaient encore les causes sociales de « l’insécurité » et des « violences urbaines ». « Menée par l’hebdomadaire Marianne et le quotidien de droite Le Figaro, cette campagne vise les quotidiens Libération et Le Monde, constitués en symboles de “l’angélisme de gauche”, tandis que l’époque serait enfin celle d’un “réalisme” politique et médiatique en la matière ». [E. MACÉ, « Le traitement médiatique de la sécurité », in L. MUCCHIELLI, Ph. ROBERT (sous la dir.), Crime et sécurité : l’état des savoirs, La Découverte, Paris, 2002, p. 39.] De fait, sera délégitimé tout discours critique ou même modéré, au profit d’une pensée unique catastrophiste, expliquant que les choses vont toujours plus mal, que la délinquance « explose », que les délinquants sont « de plus en plus jeunes et de plus en plus violents », qu’ils n’ont plus aucune morale, que le chômage et les institutions n’y sont pour rien, que c’est la faute de parents « démissionnaires » et de juges « laxistes », qu’il faut donc « passer à autre chose » pour rétablir « enfin » l’ordre et la sécurité.

     Sur la scène politique, si la droite ne fut pas en reste, la gauche lui facilita le travail. Dès le mois de janvier 1999, L. Jospin voulut afficher une fermeté inédite, peut-être sous l’influence de son ministre de l’Intérieur, J.-P. Chevènement, prompt à relayer le discours policier classique sur le « laxisme de la justice ». De fait, il rompit avec toute une tradition intellectuelle et politique en déclarant qu’il fallait cesser de parler des problèmes économiques et sociaux et de « donner des excuses aux délinquants ». En reprenant ainsi à son compte les amalgames et le vocabulaire même de ses adversaires politiques, L. Jospin espérait sans doute leur couper l’herbe sous le pied et les priver d’arguments. Il ne comprit pas qu’il renforçait ainsi la préoccupation sécuritaire chez ses propres électeurs [Ph. ROBERT, M.-L. POTTIER, « Les préoccupations sécuritaires : une mutation ? », Revue française de sociologie, 2004, 2, p. 212-214.] et qu’il donnait le coup d’envoi d’une course à l’insécurité qu’il ne pouvait que perdre. Chemin faisant, après avoir quelque peu cédé à la panique à la suite des attentats du 11 septembre 2001, puis après avoir reculé face à la pression des syndicats de police et remis en cause une loi sur la présomption d’innocence pourtant votée à la quasi unanimité du Parlement, il finit par s’« excuser » de sa « naïveté » sur les relations (pourtant réelles) entre chômage et délinquance.

     L’ancien Premier ministre aura ainsi achevé de scier la branche sur laquelle étaient assis les discours autres que sécuritaires. Dès lors, il n’y eut plus de débat. Seulement une ligne droite au bout de laquelle, la surenchère médiatique et l’instrumentalisation politique des statistiques et des faits divers aidant, les électeurs ont logiquement « préféré l’original à la copie », comme disait dans un autre sens J.M. Le Pen.

 

     Du tournant sur la sécurité à la frénésie sécuritaire

     Si le tournant sur la sécurité date donc de la fin des années 1990, depuis 2002 nous avons néanmoins franchi un cap important dans l’évolution des politiques publiques. On le sait, l’élection présidentielle se fit sur les thèmes de « l’insécurité » et de la « tolérance zéro », les prétendus « résultats spectaculaires » de l’expérience new-yorkaise étant souvent pris en exemple à droite. [B. HARCOURT, L’illusion de l’ordre. Incivilités et violences urbaines : tolérance zéro ?, Descartes & Cie, Paris, 2006.] À défaut de devenir Premier ministre, N. Sarkozy fut nommé au ministère de l’Intérieur et en fit son tremplin politique. À la Justice, D. Perben ne fut pas en reste. Ni leurs successeurs. Et, loin d’apaiser les choses, l’élection présidentielle de 2007 ne semble pas infléchir le mouvement législatif sur les thèmes de la sécurité intérieure et de la justice pénale. Ainsi, depuis 2002, c’est une véritable frénésie sécuritaire qui s’est emparée de nos gouvernants, et qui se déploie dans un empilement de lois venant réformer le droit et la procédure pénale tous les six mois en moyenne. En réalité, chaque nouvelle loi est votée en urgence, alors que la précédente vient à peine d’entrer en vigueur et que l’on est encore incapable d’en évaluer les effets dans la pratique. Tout se passe comme si la fonction de la loi était désormais moins réformatrice que symbolique ou « déclarative ». [C. LAZERGES, « De la fonction déclarative de la loi pénale », Revue de sciences criminelles et de droit pénal comparé, 2004, 1, p. 194-202. ] Tout se passe comme si, paradoxalement, la lutte contre l’« insécurité » devenait moins un problème qu’une solution pour les pouvoirs publics : le moyen d’afficher leur détermination et de montrer qu’ils agissent. [L. VAN CAMPENHOUDT, « L’insécurité est moins un problème qu’une solution », Revue de droit pénal et de criminologie, 1999, 6, p. 727-738.]

     Comment se déploie cette frénésie sécuritaire ? Plusieurs processus ou tendances coexistent. Nous en identifions au moins cinq : dramatisation, criminalisation, déshumanisation, disciplinarisation et désocialisation.

 

     Dramatisation
     La stratégie de la dramatisation n’a pas seulement servi à faire campagne lors des élections de 2001-2002 puis de 2007, elle est à l’œuvre en permanence, avec de sérieuses déformations du réel. Prenons l’exemple de la délinquance des mineurs et de son traitement judiciaire.

     Présentant à l’Assemblée nationale sa future loi sur la prévention, N. Sarkozy affirmait le 21 novembre 2006 qu’il fallait rompre avec la « quasi-impunité garantie aux mineurs délinquants », en finir avec une « culture de la répétition de mesures comme l’admonestation ou la remise à parents » car ces mesures n’ont « aucun effet pour des faits aussi graves que des agressions à main armée, ou des viols ». Il ajoutait que nous étions entrés dans « un cercle vicieux : celui de l’aggravation de la violence ». Ainsi : « Qui aurait pu croire il y a quelques années qu’on filmerait un viol entre jeunes, juste pour s’amuser à le diffuser ? Qui aurait pu croire qu’on pourrait torturer et tuer un jeune homme après l’avoir enlevé pour gagner de l’argent facile ? Qui aurait pu croire qu’on tuerait un jeune homme dans une cave à coups de battes de base-ball, pour une affaire de jalousie ? Qui aurait pu croire que ce ne seraient pas des délinquants endurcis qui commettraient ces crimes ? Eh bien non, ce sont des jeunes gens, qui se sont essayés petit à petit à la délinquance habituelle sans rencontrer une vraie résistance. Un jour, ils ont franchi une étape et basculé dans la barbarie ».

     La réalité est pourtant différente. [L. MUCCHIELLI, « Les juges ont-ils démissionné ? Repères statistiques sur la délinquance et le traitement judiciaire des mineurs », Melampoulos. Revue de l’Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille, 2007, 10, p. 67-76.] D’abord, l’ensemble des faits criminels (meurtres, viols, braquages à main armée) ne représentent qu’environ 1 % de la délinquance des mineurs constatée par les forces de l’ordre. Les quelques 99 % restants sont donc d’une
autre nature et de plus faible gravité. Dès lors, pourquoi se focaliser seulement sur 1 % de la réalité et passer sous silence les 99 % restants ? Ensuite, comment affirmer que la justice assure l’impunité aux mineurs lorsque les classements sans suite ne cessent de se réduire et que cette justice annonce fièrement que son « taux de réponse pénale » ne cesse d’augmenter pour atteindre 87,2 % en 2006 (et certainement davantage en 2007) ? Enfin, on ne saurait non plus affirmer que les juges des enfants ne font que distribuer de simples admonestations et remises à parents lorsque ces mesures représentent un peu moins de la moitié des sanctions prononcées à l’encontre des mineurs, l’autre moitié étant constituée par diverses mesures contraignantes au premier rang desquelles l’emprisonnement.

     La stratégie de la dramatisation conduit ainsi à diffuser de véritables contre-vérités. Elle fait de surcroît obstacle à une analyse d’éventuelles autres évolutions et adaptations. Il n’est pourtant pas difficile d’établir des diagnostics solides sans chercher ni à dénier les problèmes ni à les dramatiser indûment. [Ph. ROBERT, L’insécurité en France, La Découverte, Paris, 2002 ; L. MUCCHIELLI, « Dix ans d’évolution des délinquances en France », Regards sur l’actualité, 2007, 336, p. 5-15.] Encore faudrait-il que le débat politico-médiatique laisse place à cette forme de rationalité. Or, au nom de l’« insécurité » et de la « défense des victimes », cet espace de réflexion n’a cessé de se réduire. L’indignation a remplacé l’analyse et les faits divers justifient les lois. Ainsi, le député UMP G. Fenech, rapporteur à l’Assemblée nationale sur la loi sur l’enfermement des criminels dangereux, déclare-t-il : « Oui, c’est une loi de circonstance ! C’est une loi pour les disparues de l’Yonne, pour Delphine, pour Céline, pour les victimes de Fourniret […] et nous l’assumons pleinement. » [Assemblée Nationale, 3è séance du 8 janvier 2008.] Une dramatisation politiquement rentable et une stratégie qui a fait ses preuves aux Etats-Unis : le gouvernement par la peur. [J. SIMON, Governing through Crime. How the war on crime transformed American democracy and created a culture of fear, Oxford University Press, 2007.]

 

     Criminalisation
     Pour répondre à cette prétendue nouvelle et grandissante criminalité, la frénésie sécuritaire répond d’abord par le renforcement à grande échelle de l’arsenal juridique. On crée de nouvelles infractions, on élargit la définition de celles déjà existantes, on ajoute des « circonstances aggravantes » qui alourdissent les peines et parfois même transforment la qualification pénale des comportements (les mêmes faits passent de la contravention au délit ou du délit au crime), on augmente les pouvoirs de police et on réduit les libertés dans la procédure pénale, notamment au nom de la lutte contre le terrorisme qui détermine des « mesures d’exception » ayant tendance à devenir d’usage plus courant et plus large. [C. CAMUS, La guerre contre le terrorisme. Dérives sécuritaires et dilemme démocratique, Félin, Paris, 2007 ; L. BONELLI, D. BIGO, T. DELTOMBE (sous la dir.), La guerre contre le terrorisme et ses ombres, La Découverte, Paris, 2008.]

     Le résultat est une série d’évolutions mettant en péril certains principes fondamentaux du droit : l’indépendance des magistrats, que menace l’idée des « peines planchers » ; le respect des droits de la défense, que menace l’idée de jugements immédiats et de sanctions sans jugement ; l’atténuation de responsabilité des mineurs, que menace la volonté d’effacer les frontières d’âge ; l’individualisation de la peine (c’est-à- dire sa détermination en fonction de la personnalité des mineurs et non simplement de leurs actes), que menace l’idée de jugements immédiats et celle de calcul automatique des peines en cas de récidive. Ajoutons désormais le droit le plus élémentaire à la liberté que menace la loi sur la « rétention de sûreté », adoptée par l’Assemblée nationale en janvier 2008, qui permettrait d’enfermer potentiellement à vie certains « criminels dangereux » après la fin de leur peine de prison, et que récusent la plupart des psychiatres. [Voir les communiqués de l'Association des professionnels de santé exerçant en prison (ASEP), de l'Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire (ASPMP) et du Syndicat des psychiatres des hôpitaux. Voir par ailleurs l'Avis de la Commission nationale consultative des droits de l'homme du 10 janvier 2008.]

     Deux juristes explorent en profondeur ces transformations dans ce livre : Jean Danet dégage la substance de la cascade de lois pénales votées depuis 2002 et Christine Lazerges se concentre sur un aspect important de cette évolution, la justice des mineurs.

     En liaison avec les évolutions qui affectent le « management » de la justice, sur lequel on reviendra, ce processus de criminalisation vise clairement à alourdir les sanctions et favorise souvent les peines de prison. Le résultat est clair. Au 1er janvier 2008, l’on comptait 61 076 personnes détenues, soit une augmentation de 26 % par rapport au 1er janvier 2002. La volonté de punir ne fait donc pas que se payer de mots, elle parvient bel et bien à remplir de plus en plus les prisons. [D. SALAS, La volonté de punir. Essai sur le populisme pénal, Paris, Hachette, 2005.] Dans ce livre, Bruno Aubusson de Cavarlay détaille les composantes de cette nouvelle inflation carcérale depuis la fin 2001.

 

     Déshumanisation
     Comme en ont témoigné notamment les déclarations récurrentes de N. Sarkozy et de son entourage depuis 2002, les nouvelles politiques de sécurité semblent sous-tendues par une conception de la délinquance présentée soit comme une fatalité (allant jusqu’au déterminisme génétique pour la pédophilie), soit comme un choix rationnel qu’il suffirait dès lors de dissuader par la menace de la sanction. D’où, par exemple, la maxime répétée à l’occasion du vote de la loi sur la prévention de la délinquance des mineurs de mars 2007 : « La meilleure des préventions, c’est la sanction ».

     De même, sur le problème récurrent de la récidive, il est significatif que les gouvernements ne s’appuient pas sur les études qui, dans tous les pays européens, montrent que les problèmes ne sont pas nécessairement insurmontables et que l’enjeu essentiel est le suivi des condamnés dans et hors les murs de la prison ainsi que la politique de libération conditionnelle, [Voir la recommandation du 24 septembre 2003 du Conseil de l’Europe et A. KENSEY, Prison et récidive, A. Colin, Paris, 2007.] ce qui suppose évidemment des moyens humains d’accompagnement psychologique et social. L’essentiel de l’évolution législative de ces dernières années a plutôt consisté à rallonger les durées de détention pour s’assurer de la mise hors du jeu social le plus durable des récidivistes.

     Dans tous ces cas, l’interrogation de la personnalité, de l’histoire et du parcours des délinquants ne présente donc plus d’intérêt. Cette déshumanisation dans l’analyse des comportements laisse place à une logique de « gestion des risques » qui a de nombreuses implications sur la politique de sécurité et le management de la justice.

     Du côté des politiques de sécurité, l’idée de dissuasion est la principale vertu supposée de la vidéosurveillance. Cette technique est en train de se généraliser en France, pour le plus grand profit des entreprises qui la vendent. Les élections municipales de mars 2008 l’ont vu apparaître dans beaucoup de programmes des candidats. Pourtant, comme le montre ici Eric Heilmann, la vertu tant dissuasive que répressive de la vidéosurveillance relève davantage du mythe que de la science. Le comble de la déshumanisation est atteint lorsque l’on suggère d’en équiper les écoles, au lieu d’embaucher des surveillants capables de réguler les conduites juvéniles. C’est du reste également la mythologie de la toute puissance de la biométrie et de sa prétendue infaillibilité qui sous-tend la généralisation de cette technologie pour contrôler les populations, comme le souligne ici Pierre Piazza.

     Déshumanisation encore avec le refus catégorique du retour de la police de proximité que l’on constate depuis 2002 de la part de N. Sarkozy et de son entourage. Le texte de Christian Mouhanna en montre bien la dimension idéologique, le fait que ce refus va contre l’évidence, méprise les évaluations positives réalisées par les chercheurs, pour prôner en retour une sorte de politique du maintien de l’ordre généralisée. Chaque émeute a beau rappeler que la dégradation continue des rapports entre la police et la population est un des éléments du désarroi des quartiers populaires, rien n’y fait. Au contraire, c’est le choix du rapport de force qui est maintenu et on ne cesse de renforcer la militarisation du discours et des pratiques policières. Exit la proximité, bienvenue aux drones… La contribution de Mathieu Rigouste souligne du reste que le drone n’est pas un simple gadget technologique testé pour frapper les esprits, mais une manifestation de la militarisation d’une certaine doctrine de la « sécurité intérieure » n’ayant de « nouvelle » que le nom, tant elle réinvestit dans les quartiers des idées et des pratiques héritées de notre histoire militaire et coloniale.

     Du côté de la justice, l’évolution constatée depuis 2002 prolonge certes un mouvement initié dans les années 1990, mais l’accélère fortement. Le texte de Philip Milburn résume les multiples dimensions d’une sorte de nouveau management de la justice que tentent de mettre en place les gouvernements depuis quelques années. Sous couvert de modernisation, de rationalisation, de gain d’efficacité et de rapidité, une très forte pression est exercée tant sur les choix d’orientation des parquets que sur les décisions des juges du siège. Les procédures d’urgence se multiplient, on demande du « traitement en temps réel », bientôt de l’immédiateté. On accentue ainsi une tendance déjà à l’œuvre dans les tribunaux des grandes agglomérations, qui traitent de plus en plus à la chaîne des contentieux de masse les débordant de toutes parts. [B. BASTARD, C. MOUHANNA, Une justice dans l’urgence. Le traitement en temps réel des affaires pénales, Paris, PUF, 2007 ; A. CHRISTIN, Comparutions immédiates. Enquête sur une pratique judiciaire, Paris, La Découverte, 2008.]

 

     Disciplinarisation
     L’idéologie du « retour à l’ordre » détermine ensuite une volonté de disciplinarisation par la menace de la sanction. C’est l’ancienne peur du gendarme, que la « modernité » consiste à généraliser. Les pouvoirs publics la croient d’autant plus efficace qu’ils pensent l’avoir expérimentée avec succès (et très forte rentabilité) sur la conduite automobile avec le nouveau système « Contrôle sanction automatique ». [J. G. PADIOLEAU, La société du radar, L’Harmattan, Paris, 2005.] Ce qui est vrai, mais à un prix (social) qui paraît exorbitant. Si nul ne conteste le bien fondé d’une politique visant et réussissant depuis les années 1970 à réduire le nombre de tués et de blessés sur les routes, l’usage aveugle de la répression crée peut-être autant de problèmes qu’il en résout. [De 2002 à 2006, 13,5 millions d’infractions avec pertes de points ont été traitées, près de 30 millions de points retirés et des centaines de milliers de permis annulés. Pour sanctionner quelle délinquance ? Loin du stéréotype du chauffard roulant à des vitesses mortifères, si les trois quarts de ces infractions sont des excès de vitesse, la majorité sont inférieurs à 20 km/h. En d’autres termes, la répression concerne d’abord des petits excès de vitesse qui peuvent être autant involontaires que volontaires, les conducteurs n’étant pas des machines. Quant à l’alcool, dès lors que l’on devient automatiquement délinquant (et prétendument dangereux) au deuxième verre de vin bu au cours du dîner, si les contrôles étaient systématisés, combien de personnes pourraient encore conduire ?] Quoi qu’il en soit, selon les pouvoirs publics, la disciplinarisation serait une réussite générale, comme le prouverait aussi la baisse de la délinquance depuis 2002, que N. Sarkozy aurait obtenue grâce à son « volontarisme politique » et à l’introduction d’un « nouveau management de la sécurité ». J’indique dans ce livre qu’il n’en est rien, que cette « baisse de la délinquance » résulte plus de la disciplinarisation des services de police et de gendarmerie qui fabriquent les statistiques que de celle des délinquants… Je souligne en outre que les améliorations de la « performance policière » (élucidation, gardes à vue) sont aussi dues à la priorité donnée à des contentieux très « rentables » en termes statistiques, tels que la répression des fumeurs de joints ainsi que la chasse aux étrangers en situation irrégulière. Comme le montre Serge Slama dans ce livre, cette traque des clandestins sert aussi la « nouvelle » politique d’immigration, ses objectifs chiffrés imposés aux préfets et aux forces de l’ordre, et ses conséquences sur des rétentions administratives qui se multiplient et dont la durée s’allonge, au point que la Cimade parle désormais d’une « logique d’internement ». Quant à la « vraie » délinquance, elle poursuit sa route et les premiers écœurés sont souvent les policiers et les gendarmes chargés de faire ce travail. Ils ont en effet de plus en plus conscience d’être obligés de privilégier la quantité sur la qualité et de faire passer les objectifs politiques du gouvernement avant les problématiques locales de sécurité. [J.-H. MATELLY, C. MOUHANNA, Police : des chiffres et des doutes, Paris, Michalon, 2007.]

     Au demeurant, si la politique du ministre de l’Intérieur avait séduit et motivé nombre de ces fonctionnaires lors son arrivée en 2002, à son départ la situation avait beaucoup changé. En témoigne le résultat des élections professionnelles de novembre 2006, défavorables aux syndicats qui soutenaient toujours le ministre, [Libération, 25 novembre 2006.] ainsi que la multiplication de mouvements de grogne chez des policiers dénonçant une « pression du chiffre » qui les détourne de la lutte contre la « vraie » délinquance et qui commence à « pourrir la vie policière » selon les syndicats. [Voir « Des policiers manifestent à Marseille contre la pression du chiffre » (AFP, 27 mars 2007), les déclarations des dirigeants de l’UNSA (Libération, 4 juin 2007) et même d’Alliance (Le Parisien, 21 novembre 2006).]

 

     Désocialisation
     La désocialisation peut être définie, dans ce cadre, comme le refus de reconnaître les problèmes sociaux qui amplifient les mécanismes de production de l’exclusion, de la déviance et de la délinquance, comme le refus d’analyser les raisons d’être des comportements qui « troublent l’ordre public » selon l’expression consacrée.

     Les sans-abri et leurs chiens dérangent les honnêtes citoyens en faisant la quête et leurs vociférations perturbent parfois le silence du chacun pour soi/chacun chez soi ? Qu’à cela ne tienne, on crée une infraction de « mendicité agressive » pour essayer de leur faire comprendre qu’ils doivent courber l’échine et baisser les yeux quand ils sollicitent la charité. Il ne s’agit pas de lutter contre la grande pauvreté, mais de faire en
sorte qu’elle soit le moins visible possible.

     Les prostituées encombrent certains boulevards un peu trop près des beaux quartiers ? Qu’à cela ne tienne, on menacera de les poursuivre davantage, elles et leurs clients, ce qui les obligera simplement à se cacher davantage. Les proxénètes, eux, ne semblent guère inquiétés.

     Surviennent des émeutes générales dans les quartiers touchés par le processus de ghettoïsation, à l’automne 2005, puis d’autres localisées comme à Villiers-le-Bel en novembre 2007 ? Qu’à cela ne tienne, on ne favorisera pas d’enquête parlementaire, on refusera toute mise en question du fonctionnement des institutions, on passera sous silence la concentration des problèmes économiques et sociaux qui alimentent le processus de ghettoïsation. [L. MUCCHIELLI, V. LE GOAZIOU (sous la dir.), Quand les banlieues brûlent. Retour sur les émeutes de novembre 2005, La Découverte, Paris, 2ème éd. 2007.] On dira que ce ne sont que des désordres fomentés par des délinquants et des « voyous », manipulés par des groupes subversifs, qui « prennent en otage » leurs propres quartiers. On se contentera de faire donner la troupe et de promettre aux émeutiers « des sanctions exemplaires ». Comme au bon vieux temps.

     Il ne fait pas bon se révolter et défier ainsi un État, des dirigeants et des institutions qui doivent garder bonne conscience. Ou bien alors, il faut le faire discrètement. On remarquera ainsi que la délinquance économique et financière constitue une étonnante exception aux principes de la « tolérance zéro » puisque, à l’inverse des autres types de délinquance, le gouvernement cherche ici, sous couvert de « modernisation », à dépénaliser partiellement les comportements délinquants. [Le Monde, 11 septembre 2007. On remarquera aussi que la prise d’empreintes génétiques est désormais généralisée à l’ensemble des crimes et délits… sauf la délinquance économique et financière.]

Recul des idées de réinsertion et de redressement des délinquants au profit de celles de punition ou de gestion des risques, sacralisation de la victime, dramatisation du crime et moralisation du discours politique, émergence d’un nouveau populisme pénal, introduction des outils du management pour gérer les flux, recours accru à l’emprisonnement, toutes ces composantes de la « nouvelle culture du contrôle » mise en évidence par David Garland aux Etats-Unis et en Angleterre, se retrouvent de plus en plus en France, même si beaucoup de professionnels y résistent. [D. GARLAND, The culture of control. Crime and social order in contemporary society, Oxford University Press, 2001.] Ce sont en tout cas des tendances à l’œuvre, que les chercheurs réunis dans ce livre mettent au jour et livrent à la réflexion de leurs concitoyens.