TableLe magazine de l'Homme Moderne

Julien Duval
Le mythe du « trou de la Sécu ».

Ce texte est extrait des pages 82 à 89 de Duval (Julien)  : Le mythe du « trou de la Sécu », Paris, Raisons d’Agir, Avril 2007, 140 p. Publié avec l'aimable autorisation des Éditions Raisons d'Agir.

 

La gauche, arrivée au pouvoir en 1981, n’a pas inversé l’évolution amorcée à la fin des années 1970. Nicole Questiaux, conseillère d’État, nommée ministre de la Solidarité nationale dans le premier gouvernement socialiste, se refuse, dans une formule restée célèbre, à être « le ministre des comptes », mais le « réalisme économique » fait son retour définitif avec le « tournant de la rigueur » de 1983. C’est qu’il résulte autant de la conjoncture immédiate (l’échec de la politique de relance engagée par Pierre Mauroy) que de mouvements de fond (la construction européenne et les transformations de l’administration économique), où, dès les années 1970, les fonctionnaires acquis au libéralisme et au monétarisme ont marginalisé les « planificateurs ». Pierre Bérégovoy, nouveau ministre de la Sécurité sociale, déclare, à l’inverse de Nicole Questiaux deux ans avant, que « l’équilibre des comptes » est une priorité, une condition indispensable pour « modifier le système et le rendre totalement viable ». Ce même souci anime les ministres chargés de la Sécurité sociale dans les gouvernements de gauche ultérieurs, jusqu’en 2002. En matière de protection sociale, la gauche au pouvoir s’est distinguée de la droite, mais pas sur les orientations politiques fondamentales.

Certes, elle n’a pas procédé à des « réformes » comparables à celles des retraites de 1993 et de 2003 ou au plan Juppé de 1995. Mais il ne faut pas surinterpréter cette différence. En effet, nombre de responsables du Parti socialiste approuvaient ces « réformes » ; et ils se sont retrouvés en porte-à-faux quand des fractions de leur électorat se sont massivement mobilisées lors des mouvements sociaux de 1995 et 2003 contre les réformes des gouvernements de droite. Certains responsables du Parti socialiste, à l’image de Dominique Strauss-Kahn (co-auteur, avec Denis Kessler notamment, de travaux sur les retraites), ont par ailleurs milité en faveur du développement des fonds de pension. Si la gauche que représente le Parti socialiste s’est distinguée de la droite, ce n’est donc pas tellement par ses positions sur ces grandes « réformes ». C’est plutôt parce qu’elle a créé, en 1988, le revenu minimum d’insertion (RMI) et que, généralisant des dispositifs existants, elle a mis en place en 2000 la couverture maladie universelle (CMU) : le RMI assure un revenu minimum à des ménages qui ont peu (ou qui n’ont pas) de sources de revenus ; la CMU permet un accès gratuit aux soins à des personnes qui, en raison de leur statut, ne sont pas couvertes par l’assurance-maladie.

Ces mesures sont pourtant à double tranchant. En effet, si leurs prestations améliorent un peu la situation des catégories les plus exposées au chômage et à la précarité, leur versement est subordonné à des conditions. de ressources. Destinées aux plus démunis, elles relèvent d’une logique d’assistance : elles fournissent un « minimum », et sont financées par l’impôt. Leur entrée en vigueur répond à l’accroissement continu d’une catégorie de population tellement marginalisée, en matière d’emploi, qu’elle n’est plus couverte par les assurances sociales. La fidélité aux principes de la Sécurité sociale qui entendaient couvrir l’ensemble de la population et rejetaient la logique de l’assistance aurait conduit à se consacrer prioritairement à un objectif de plein emploi. Les gouvernements socialistes se sont au contraire rangés à des politiques économiques libérales. Ils ont simplement choisi d’en compenser certains des effets socialement les plus dévastateurs par des prestations destinées aux plus pauvres — catégorie que les discours sur « la nouvelle pauvreté » depuis les années 1970 tendaient à constituer en « problème social » fondamental. Ce choix politique est certainement moins coûteux à court terme (une prestation comme le RMI ne coûte que quelques milliards d’euros par an), mais il tend à institutionnaliser l’existence d’une population durablement dépendante des revenus d’assistance. Dans le dispositif du RMI, la création d’un revenu minimum s’est bien accompagnée d’un « volet d’insertion » censé permettre aux bénéficiaires de la prestation de revenir dans le monde du travail et dans le système assurantiel de la Sécurité sociale. Alors que ce dispositif a largement échoué, il a, par contre, réussi à introduire le principe d’activation dans la protection sociale française, puisque les bénéficiaires du RMI doivent s’engager à des actions d’insertion. Au total, si depuis les années 1980 la gauche au pouvoir a fait preuve d’un plus grand souci du social que la droite, c’est paradoxalement par des innovations dont ses experts sociaux, jusqu’aux années 1980, combattaient majoritairement le principe. De fait, ces innovations matérialisent bien souvent des propositions popularisées par les théoriciens libéraux des années 1960. Le RMI crée un revenu minimum dans une logique d’assistance, et la « prime pour l’emploi » instaurée par le gouvernement de Lionel Jospin en 2001 est proche de « l’impôt négatif » remis au goût du jour par Milton Friedman dans les années 1960. Quant à la création de la contribution sociale généralisée (CSG), en 1991 sous le gouvernement de Michel Rocard, elle a légitimé la dénonciation patronale du poids des cotisations sociales.

     Durant ses périodes d’exercice du pouvoir, le Parti socialiste a soulagé des besoins sociaux urgents, mais il a simultanément contribué à la mise en oeuvre des orientations promues à l’échelle internationale en matière de protection sociale. Cette action, qui n’apporte que des aménagements sociaux aux transformations économiques en cours, a été portée par la « deuxième gauche ». Constituée dans les années 1970 autour du Parti socialiste unifié (PSU) et de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), celle-ci a pris ses distances avec le marxisme, en se démarquant du Parti communiste français (PCF) et de la Confédération générale du travail (CGT), dont les bases sociales étaient plus ouvrières que les siennes. Dans le champ syndical, la CFDT se range peu à peu, à partir de la fin des années 1970, à une stratégie de « compromis » et de « responsabilité », par opposition à un syndicalisme de revendication et de contestation. Elle devient ainsi, dans les années 1990, une organisation syndicale stratégique dans le domaine de la protection sociale, au détriment des deux autres grandes centrales, la CGT et Force ouvrière (FO). Elle prend notamment la tête de certains organismes de la Sécurité sociale : outre la Caisse nationale d’assurance-vieillesse des travailleurs salariés (Cnav TS), la Caisse nationale d’assurance-maladie des travailleurs salariés (Cnam TS), jusqu’alors présidée par FO. Elle joue par ailleurs un rôle déterminant en soutenant, contrairement aux deux autres grandes organisations syndicales, des réformes marquées par une forte inspiration patronale, par exemple le plan Juppé en 1995 et la réforme des retraites en 2003.

     L’influence de la CFDT s’est également exercée par le truchement d’experts et d’intellectuels qui ont beaucoup pesé dans le débat public durant les années 1980 et 1990. Pendant cette période, la contribution du monde intellectuel aux débats sur la protection sociale a essentiellement été le fait de personnalités liées à la CFDT. La figure de Pierre Rosanvallon le montre. Cet ancien permanent de la CFDT, devenu universitaire à la fin des années 1970, joue un rôle d’intermédiaire entre les mondes intellectuel, économique et politique, particulièrement à travers la Fondation Saint-Simon, dont il est le secrétaire général entre 1982 et 1999. Son essai publié en 1981, La Crise de l’État-providence, a fortement influencé la réflexion toujours très normative sur la protection sociale qui, à l’intersection du monde académique et de l’univers bureaucratique, se mène de colloques officiels en numéros de revues administratives ou intellectuelles. Rosanvallon y présente les analyses que le libéralisme économique a consacrées à l’interventionnisme en matière sociale. Il commente les auteurs classiques (notamment Adam Smith), puis les économistes états-uniens qui, dans les années 1970, s’en sont pris à l’État-providence. Il se démarque de l’économicisme, trop étroit à ses yeux, des libéraux. Pour lui, si « le développement de l’État-providence et [du] degré de redistribution que son financement implique » touche, en ce début des années 1980, à ses limites, c’est pour des raisons « sociologiques » : en particulier, « la résistance sociologique diffuse » que suscite l’augmentation des prélèvements publics et dont l’économie souterraine et la segmentation du marché du travail seraient les signes. Au total, le diagnostic (d’origine libérale) de « la crise de l’État-providence », est largement confirmé. Simplement, plutôt que de se prononcer en faveur d’une protection sociale minimale, Rosanvallon plaide pour un développement de la protection sociale dans « un espace alternatif entre le marché et l’État, qui implique plus les groupes de voisinage, les réseaux d’entraide, les structures de prise en charge d’un service collectif ».

     Par la suite, un grand nombre de publications d’intellectuels souvent liés à la CFDT s’inscrivent dans le sillage de cet essai : elles revendiquent une sensibilité sociale, mais portent fortement la marque des problématiques et des « diagnostics » du libéralisme économique. C’est le cas d’une partie de la littérature autour de « l’exclusion ». En effet, tout comme les organisations internationales, nombre d’intellectuels « de gauche » ont érigé « l’exclusion » en priorité sociale ; ils ont plus souvent affirmé que la Sécurité sociale était incapable de l’endiguer qu’ils n’ont dénoncé les politiques économiques qui en favorisent le développement. De la même façon, beaucoup ont diagnostiqué, dans les années 1990, « la fin du travail » et, par contrecoup, la fin de la Sécurité sociale, puisque celle-ci fut créée, dans le cadre d’une économie de plein emploi, pour « les travailleurs ».

     La revue Esprit est l’un des lieux où s’expriment ces problématiques. Les intellectuels qui les véhiculent y échangent des vues avec des penseurs légitimant plus directement encore les intérêts patronaux. Ainsi, François Ewald, passé par la Gauche prolétarienne et qui a fréquenté Michel Foucault, s’est posé en spécialiste de « l’État-providence » puis du risque : il devient dans les années 1990 « directeur de la recherche et de la stratégie » à la Fédération française des assurances, auprès de Denis Kessler. En 2002, dans un entretien avec les responsables d’Esprit, il explique que « l’ancienne combinaison des dispositifs sociaux mis en oeuvre dans le cadre de l’État-providence n’est plus adaptée ». Son argumentation n’a pas de fondement empirique, elle mobilise des références philosophiques hautement légitimes (Hobbes, Rousseau, Hegel, Nietzsche) et quelques notions fétiches de l’économie néoclassique (le « hasard moral », les free riders, le « capital humain »). La Sécurité sociale, explique Ewald, est « impuissante à couvrir » les « nouveaux risques » (comme l’exclusion). Il stigmatise longuement « le citoyen de l’État-providence », qu’il présente comme un « être social » individualiste : « humain, décidément trop humain », il profite des « solidarités » mais oublie qu’il « a des devoirs en contrepartie ». Il a beau être « surprotégé », il en demande toujours plus ; il ignorerait, selon Ewald, que « plus [on espère] que la vie soit un “long fleuve tranquille”, moins elle [l’est]. Hegel avait déjà pointé cette contradiction dans la figure du stoïcisme ». En matière de protection sociale, il semble donc qu’il y ait convergence des recommandations des assureurs privés et du patronat français et de la sagesse philosophique.

     Dans les années 1980 et 1990, tous les intellectuels n’ont pas légitimé les problématiques et les thèses patronales, mais les plus visibles d’entre eux, les plus influents auprès du pouvoir politique, l’ont fait. Ils partageaient souvent un violent rejet du marxisme et de la sociologie durkheimienne, qu’ils aimaient décrire comme des vieilleries inadaptées, à l’époque des « nouvelles inégalités ». Dans les années 1980, ils ont pu compter sur le soutien de tous ceux qui, dans le champ syndical et politique, rompaient avec les traditions socialistes. À travers eux, les intellectuels ont participé au retour du libéralisme. Leur rôle avait été bien différent au cours des périodes précédentes : au XIXe siècle notamment, les sciences sociales naissantes, mais aussi des écrivains et des peintres, avaient pris une part importante à l’émergence de « la question sociale ».