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Gérard Mauger

Autour de Bourdieu...

Gérard Mauger
Entretien électronique avec les membres de la liste Champs, coordonné par Raphaël Desanti, Février 2005.
Vous pouvez envoyer vos questions complémentaires à Gérard Mauger.
    

 
 

1) Vous terminez votre article “ Politique de l'engagement sociologique ” (in Mouvements, n° 24, novembre-décembre 2002, p. 59) par cette phrase : “ Car s'il est vrai que le regard sociologique de Pierre Bourdieu est parfois désenchanteur, il peut aussi contribuer à bâtir un monde où chacun pourrait regarder l'autre en riant ”. Ce “ monde ” relève-t-il du réalisme, de l'utopie ou des deux à la fois ?

Pour tenter d’expliciter le propos elliptique qui concluait l’article que m’avait demandé la rédaction de Mouvements pour le numéro qu’elle avait consacré à Pierre Bourdieu (“ Après Bourdieu, le travail de la critique ”), peut-être pourrais-je prendre pour point de départ ce qu’écrivaient dans leur introduction les coordonnateurs du numéro ? Je cite : “ Le modèle que le sociologue a défendu jusqu’au bout implique une coupure épistémologique radicale entre la raison théorique des savants et la raison pratique des simples mortels. (…) Au bout du compte, cette critique de la domination ne dénie-t-elle pas, dans une large mesure, aux acteurs sociaux une capacité propre d’évaluation et d’objectivation de leur positions dans l’espace social ? Le sociologue ne revendique-t-il pas ainsi un monopole exorbitant de la raison ? ”

La critique de la prétention à la scientificité du “ sociologue roi ” est récurrente. Elle peut prendre un tour épistémologique : c’est le cas chez Jean-Claude Passeron (Le Raisonnement sociologique, Paris, Éditions Nathan, 1991). Elle peut prendre un tour politico-moral : c’est le cas ici (comme le suggèrent l’opposition de “ savant ” à “ simple mortel ” plutôt qu’à “ ignorant ” ou la revendication prêtée au sociologue du “ monopole de la raison ” plutôt que celle du “ travail sociologique ”). Je vois bien tous les profits qu’on peut trouver à renoncer à la “ prétention à la scientificité ” : bénéfices diplomatiques d’un œcuménisme de principe dans la “ cité savante ”, bénéfices politico-moraux associés au populisme. Mais il y faut beaucoup de complaisance et/ou des lumières que je n’ai pas.

En ce qui concerne “ l’œcuménisme épistémologique ”, je ne vois pas comment poursuivre des recherches sur le monde social sans croire possible de s’approcher autant que possible d’une “ vérité ” sur le monde social. Pratiquement, l’œcuménisme de principe n’y résiste pas : si le schème explicatif proposé par un concurrent est plus convaincant, il faut bien sûr l’adopter et renoncer aux autres (y compris les siens) qui sont alors (au moins partiellement) disqualifiés… Ce qui n’interdit évidemment pas la recherche provisoire de solutions dans des voies très différentes (un œcuménisme pratique), mais l’heure viendra, tôt ou tard, de la confrontation des solutions proposées...

En ce qui concerne “ le populisme épistémologique ”, je ne vois pas comment poursuivre des recherches sur le monde social sans croire possible de découvrir des “ vérités ” qu’ignore ou méconnaît le tout venant (y compris le chercheur lui-même avant d’avoir enquêté : sinon à quoi bon enquêter ?). Par ailleurs, ce “ populisme épistémologique ” ne résiste pas à l’enquête : la “ statistique spontanée ” ne donne pas les mêmes résultats que la statistique contrôlée et si les croyances font partie de la vérité du monde social, elles ne se confondent pas pour autant avec elle, etc. En fait, la protestation populiste contre “ le sociologue roi ” me semble s’apparenter à celle des duchesses du XVIIIe siècle qui prétendaient, en vertu de leur rang, avoir leur mot à dire en physique. À ceci près que, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, chacun fait de la sociologie sans le savoir ou en le sachant plus ou moins, et que, de ce fait, il s’agit, pour le sociologue, non seulement de se démarquer de la sociologie spontanée, mais également d’en rendre compte.

Les coordonnateurs du numéro poursuivaient ainsi : “ Est-il possible de penser de cette manière l’articulation de la critique des intellectuel(le)s et de la critique produite par les mouvements sociaux ? Ne passe-t-on pas à côté de la façon dont les citoyens exercent leurs capacités critiques dans la vie quotidienne ? Ne délaisse-t-on pas paradoxalement l’analyse des conditions institutionnelles et sociales qui peuvent favoriser l’exercice de ces capacités ? ”. L’analyse des conditions sociales de possibilité de la critique sociale est évidemment une question politique cruciale (malheureusement, elle semble n’intéresser personne…)  : elle implique au moins qu’on ne la tienne pas pour acquise, comme le voulait un spontanéisme marxiste qui prêtait aux ouvriers une “ conscience de classe ” innée… Reste que, même en l’absence d’enquête, on peut supposer, sans craindre de beaucoup se tromper, que les sociologues n’ont pas le monopole de la critique sociale (même s’ils ont le monopole de la critique “ savante ”) et que l’apprentissage de la sociologie n’est sans doute pas la seule voie d’accès à la critique (même si c’en est une…).

J’en viens au “ désenchantement ”. Dans la perspective qui était celle de Pierre Bourdieu - celle de la rupture durkheimienne avec les “ prénotions ” - l’investigation sociologique “ dévoile ” une réalité du monde social soustraite à la vision ordinaire (“ il n’y a de science que du caché ”). Vision ordinaire qui, au terme de l’enquête, apparaît en plus d’un cas comme une vision enchantée : il en va ainsi de l’opinion commune qui attribue la réussite scolaire à un “ don ” des fées penchées sur le berceau des futurs bons élèves ou de la croyance ordinaire qui attribue au “ coup de foudre ” (“ parce que c’était lui, parce que c’était moi ”) des rencontres amoureuses inconsciemment gouvernées par les lois de l’homogamie, etc. Mettre en évidence la logique de “ l’héritage culturel ” ou celle des “ affinités électives ” c’est sinon les détruire, du moins attenter aux croyances ordinaires : la sociologie désenchante… Or, il y a tout lieu de penser que ces croyances sont nécessaires au fonctionnement ordinaire du système scolaire ou du marché matrimonial. D’où la question : que se passerait-il dans un système scolaire, sur un marché matrimonial, dans un monde désenchantés ? Je n’en sais rien, mais on peut tenter de s’en faire une idée en s’interrogeant sur l’humeur de ces “ professionnels du désenchantement sociologique ” que sont les sociologues. Il ne me semble pas que le désenchantement conduise nécessairement à la détresse ou au cynisme, mais plutôt qu’il engendre une forme de jubilation démystificatrice tout en interdisant au démystificateur averti les mystifications qu’il a démystifiées chez les autres… Bref, il y a, me semble-t-il, une forme d’humour sociologique qui virtuellement contraindrait chacun à “ regarder l’autre en riant ” : “ on ne me la fait pas, je ne te la fais pas… ”. Je ne sais pas trop à quoi ressemblerait un monde (tout à fait utopique) gagné par “ l’humour sociologique ” : en revanche il m’arrive souvent de penser que le monde tel qu’il est en est cruellement dépourvu…

2) Que pensez-vous de la critique adressée par Bouveresse à Bourdieu (cf. entre autres, Bourdieu, savant et politique, Marseille, Agone, 2003, p. 35-36) : “ J'ai toujours, je l'avoue, été plus sceptique  que Bourdieu sur la possibilité réelle de parvenir à une transformation du monde social par une meilleure  connaissance des mécanismes qui le gouvernent ” ?

Pour essayer de répondre, je transformerai d’abord la question posée en celle-ci : quels usages peut-on faire d’une “ meilleure connaissance des mécanismes qui gouvernent le monde social ” ? De ce point de vue, il me semble qu’il faut d’abord situer, même schématiquement, ces usages dans l’espace social.

En ce qui concerne les usages “ individuels ” de la sociologie (il ne s’agit alors pas tant de “ transformer le monde social ” que de “ se transformer soi même ”), j’ai tenté d’indiquer précédemment quels pouvaient être les effets associés au désenchantement : ce ne sont sans doute pas les seuls, on peut y voir, par exemple, un instrument de défense contre la violence symbolique… Mais, je voudrais évoquer, en particulier, la question des effets de “ la socio-analyse ” : “ l’objectivation du sujet de l’objectivation ” est, pour les sociologues, un instrument de vigilance épistémologique ; de façon générale, la connaissance des déterminations qui nous agissent est, selon Pierre Bourdieu, une condition sine qua non pour pouvoir s’en affranchir. Conçue comme instrument de libération de l’inconscient social inscrit dans les habitus, la socio-analyse pose la question des effets de “ la prise de conscience ” sur les pratiques, ou de ceux du langage sur les dispositions : en prenant pour objet “ la conversion des habitus ”, j’ai entrepris récemment d’y réfléchir avec d’autres, ce n’est pas simple. En prenant au sérieux le parallèle tracé avec la psychanalyse, il s’agit à la fois de s’interroger sur les effets de “ la cure socio-analytique ” et de s’interroger sur ce “ parallélisme ” avec la psychanalyse…

En ce qui concerne, les usages “ collectifs ” de la sociologie (il ne s’agit pas tant alors de parvenir à “ se transformer soi même ” que de “ transformer le monde social ”), il me semble que le problème soulevé est celui des conditions sociales de possibilité d’une pratique politique “ rationnelle ”. La sociogenèse des politiques publiques ou celle de “ la ligne politique ” de telle ou telle organisation politique montrent à l’évidence que le rôle qu’y joue la sociologie est tout à fait subalterne (on est bien loin du “ sociologue roi ” !…) : il n’est pas nul pour autant mais se réduit le plus souvent à l’enrôlement de sociologues (préposés à “ l’effet de science ” ou au “ supplément d’âme ”) au service de telle ou telle cause. C’est dire que je ne crois pas qu’il faille s’inquiéter aujourd’hui de l’excès de force des “ idées vraies ”, mais plutôt de leur faiblesse…

Qu’il s’agisse d’usages “ individuels ” ou “ collectifs ” de la sociologie, il me semble que, dans les deux cas, le problème posé est celui de “ la force des idées vraies ”. En ce qui concerne la socio-analyse, quel peut être l’effet de l’auto-objectivation de ses propres dispositions et croyances sur ces mêmes dispositions et croyances ? Je ne dis pas qu’il est nul, mais on ne peut ignorer leur inertie… En d’autres termes, quelles sont les conditions sociales de possibilité d’une conduite rationnelle ? Comment passe-t-on d’un état “ ordinaire ” où les pratiques sont engendrées par le “ sens pratique ” à un état “ extraordinaire ” où elles sont issues d’une délibération consciente rationnelle ? Ou, si l’on veut, quelles sont les conditions sociales de validité de la théorie de l’action de Raymond Boudon ? On peut supposer, par exemple, qu’il faut au moins le temps de la réflexion, etc. En ce qui concerne, par ailleurs, les effets politiques d’une meilleure connaissance du monde social, il me semble que “ la force des idées vraies ” se heurte à celle des “ intérêts ” (sous diverses formes) ou, dans les termes de Wittgenstein, que “ l’entendement ” se heurte à “ la volonté ”, ou encore, dans ceux de Jacques Bouveresse (ibid., p. 36), que “ la volonté de savoir ” s’oppose à “ la volonté de ne pas savoir ”. Là encore, le problème posé est celui des conditions sociales de possibilité d’une délibération politique “ rationnelle ” (et la question de sa compatibilité avec une délibération “ démocratique ” mérite d’être posée…), i. e. où puisse, sinon prévaloir, du moins valoir “ les idées vraies ”… Il me semble qu’il faut beaucoup de naïveté pour croire qu’un peu de bonne volonté puisse suffire…

Ceci dit, la question des conditions sociales de possibilité d’une action consciente et rationnelle a été posée par Pierre Bourdieu lui-même : elle l’est implicitement dans la cohabitation du concept de “ stratégie ” et celui de “ sens pratique ”, elle l’est explicitement dans l’analyse des conditions sociales de possibilité d’une action économique rationnelle (cf. Algérie 60, Paris, Éditions de Minuit, 1977).

Reste que la question posée par Jacques Bouveresse était plus précise : “ mon problème a toujours été en premier lieu de savoir comment ce qui est sûrement une condition nécessaire (i. e. “ une meilleure connaissance des mécanismes qui gouvernent le monde social ”) peut être transformé en une condition suffisante ”, écrit-il (ibid., p. 36). En d’autres termes, que peut-on attendre, par exemple, d’“ admonestations sociologiques ” comme celles que Pierre Bourdieu avait adressées au “ grand prêtre du deutsche mark ” (“ La pensée Tietmeyer ”, in Pierre Bourdieu, Contre-feux. Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néo-libérale, Paris, Éditions Liber Raisons d’agir, 1998, p. 51-57) ou  aux “ maîtres du monde (médiatique) ” (“ Maîtres du monde, savez-vous ce que vous faites ? ”, Discours à la réunion annuelle du Conseil international du musée de la Télévision et de la Radio, le 11/10/1999) ? À supposer que ceux qui peuvent agir veuillent savoir, il faut encore qu’ils acceptent de tirer des conclusions pratiques de ce qu’ils savent… Et s’il n’est pas exclus de tirer les conséquences d’un savoir, il n’est que trop évident que l’on peut savoir sans agir et que le parti pris de l’inaction peut suffire, à l’inverse, à susciter l’incompréhension, la semi-compréhension, voire le refus ou le déni de compréhension. Il faudrait alors s’interroger sur les conditions de possibilité d’une compréhension efficiente…

3) Trois ans après la mort de son fondateur, comment se porte l’école bourdieusienne de sociologie ? Y a-t-il des divergences théoriques intéressantes entre les disciples de Bourdieu ? Seriez-vous en mesure de déterminer les “ hérésies ” ?

La première question pose le problème de l’existence même de cette “ école bourdieusienne ” et, si école il y a, celui de ses contours : pour pouvoir y répondre, il faudrait enquêter… En l’absence d’enquête, je me limiterai à quelques indications. Les concepts, les schèmes d’interprétation, le modus operandi développés au fil du temps par Pierre Bourdieu ont essaimé et seront sans doute pendant longtemps encore diffusés et appropriés. D’où une double question. Celle de l’aire de diffusion : elle est nationale, mais aussi internationale ; elle concerne les sociologues, mais aussi d’autres disciplines des sciences sociales. Celle des modalités de la réception : elle peut être hégémonique (c’est sans doute le cas de ceux qui sont désignés dans la question qui m’est posée comme des “ disciples ”) ou se juxtaposer (avec plus ou moins de cohérence) à d’autres références théoriques ; la réception peut être partielle, voire réduite à quelques mots clés conçus comme des mots de passe, ou systématique ; elle peut donner lieu, bien sûr, à des incompréhensions, des mésinterprétations, des bévues (allodoxia), mais aussi à des usages novateurs et/ou à des critiques plus ou moins bien fondées, etc. Cette aire de diffusion et ces modalités de réception permettent-elles de délimiter une “ école ” ? Si l’existence d’une “ école ” suppose la définition d’une “ appartenance ” subordonnée à une “ orthodoxie ”, elle implique aussi celle d’une instance disposant d’une légitimité suffisante pour dire avec autorité qui appartient ou non à “ l’école ”, imposant ainsi sa conception de l’orthodoxie. Bourdieu disposait évidemment de cette autorité, mais je ne pense pas qu’il en usait pour délimiter les contours d’une “ école ”, même si la décision de publier un article dans Actes, un livre dans les collections qu’il dirigeait ou encore celle d’admettre tel ou tel chercheur au Centre de sociologie européenne valaient, bien sûr, consécration (au moins du point de vue des “ consacrés ”). S’agissait-il pour autant de délimiter les contours d’une “ école ” ? Tous les auteurs d’articles publiés dans Actes ou de livres édités dans les collections dirigées par Bourdieu n’étaient évidemment pas des “ disciples ” : il faudrait alors rechercher ce qu’ils partageaient et qui leur valait leur commune “ élection ”... Pouvait-on distinguer, comme on l’a vu écrire pendant un temps dans les médias, un “ premier cercle ” (“ une garde rapprochée ”), entourée d’un deuxième cercle, puis d’un troisième, etc., en fonction du degré d’orthodoxie de chacun ? Outre sa malveillance évidente, cette représentation me semble également fausse… S’il était effectivement possible, à différentes époques et suivant les domaines, de distinguer des “ proches ”, ce cercle à géométrie variable ne se définissait pas, en effet, par son degré d’orthodoxie (en tout cas, pas seulement). Qu’en est-il après la mort de Bourdieu ? À l’évidence, plus personne - individuellement ou même collectivement - ne dispose aujourd’hui de la légitimité qui était la sienne : elle ne s’hérite pas plus qu’elle ne s’accapare… Néanmoins, les responsables des institutions “ héritées ” de Pierre Bourdieu - la direction de la revue (Actes de la recherche en sciences sociales), des collections (“ Liber ” et “ Raisons d’agir ”) et du Centre de Sociologie Européenne - ont acquis aujourd’hui une légitimité suffisante pour pouvoir les perpétuer. S’agit-il pour autant de conserver une orthodoxie ? Je doute que l’orthodoxie soit un enjeu pour quiconque… Il me semble que les chercheurs qui, d’une façon ou d’une autre, se reconnaissent aujourd’hui dans la sociologie de Bourdieu participent d’abord comme les autres aux luttes scientifiques internes au champ des sciences sociales. Et, bien que ce ne soit malheureusement pas le cas, ils feraient bien, à mon sens, de se mobiliser prioritairement aujourd’hui pour la défense de la sociologie (“ une science qui dérange ”, disait Pierre Bourdieu) dont l’existence même est aujourd’hui menacée par un ensemble de réformes en cours.

Quant aux “ divergences théoriques ” entre les “ disciples de Bourdieu ”, il me semble, outre les problèmes précédemment évoqués que pose la délimitation du “ cercle des disciples ”, que ces divergences ” - si “ divergences ” il y a (là encore, il faudrait enquêter…) – renvoient, aujourd’hui comme hier, aux usages différenciés de schèmes d’interprétation et d’un modus operandi qui dépendent eux-mêmes à la fois des ressources à la fois différentes (des dispositions et des capitaux acquis au fil d’une trajectoire spécifique, etc.) et comparables (la maîtrise de schèmes conceptuels et l’intériorisation d’un “ habitus sociologique ” acquis dans la fréquentation de Pierre Bourdieu, l’homme et/ou l’œuvre) de chacun, mais aussi des disciplines et des domaines d’investigation, de la nationalité, c’est-à-dire des conditions spécifiques d’exercice du métier et du “ champ des possibles ” définis par chaque champ national, etc.

Compte tenu de tout ce qui précède, on comprendra que je ne me sente pas “ en mesure de déterminer les hérésies ”. Outre le ridicule qu’il y aurait à s’autoproclamer “ gardien de l’orthodoxie ”, je ne me suis jamais senti une vocation d’inquisiteur… Certes, je peux comme tout le monde m’indigner de ce que tel ou tel, par ignorance et/ou malveillance, prétend faire dire à Bourdieu, ou être agacé par ce qui me semble être des âneries dites ou écrites par tel ou tel qui s’en réclame, mais, au fond, ça ne m’intéresse pas… Je voudrais néanmoins m’arrêter un instant sur la notion d’ “ hérésie ”, certes placée entre guillemets dans la question qui m’était posée. Il me semble, en effet, que son usage n’a rien de fortuit : l’hérésie appartient au champ lexical de “ la secte ” à laquelle “ l’école bourdieusienne de sociologie ” a été souvent assimilée. Outre l’anomie temporaire inévitable dans laquelle se sont trouvées plongées les institutions créées par Bourdieu après sa disparition qui les rendait tout à fait incapables (à supposer que l’idée en soit venu à quiconque) d’ “ excommunier ” qui que ce soit, cette métaphore de “ la secte ” me semble non seulement malveillante, mais fausse. S’il fallait faire la sociologie du groupe de chercheurs qui gravitaient autour de Pierre Bourdieu, il me semble que la structure de ce groupe (ou plus exactement de ces groupes successifs) devrait être définie par une distribution très particulière du capital scientifique et symbolique (elle a évidemment évolué au fil du temps) : celle où un des membres en détient plus à lui tout seul que tous les autres réunis. Cette situation engendre de multiples conséquences qui dépendent assez peu des dispositions des protagonistes : une exceptionnelle accumulation de capital symbolique par un des membres du groupe fait de celui qui le détient la source de toute consécration et, à l’inverse, une menace permanente de destitution ; elle tend à focaliser les interactions au sein du groupe autour de sa personne ; elle rend possible chez ceux qui l’entourent toutes sortes de jeux symboliques qui visent à gagner une “ faveur ” convertible en consécration scientifique ; elle suscite des rivalités qui sont loin d’être toutes “ proprement ” scientifiques, etc. Outre ses vertus descriptives, la mise en évidence de cette structure suggère, loin de toute critique ad hominem, que tout groupe caractérisé par une distribution homologue du capital spécifique, tend vers un fonctionnement comparable. Une remarque pour conclure : il faudrait s’interroger sur la fortune publique de cette métaphore de “ la secte ” qui fait de Bourdieu “ un gourou ” et des chercheurs du CSE des “ béni-oui-oui ”. Sans doute doit-elle quelque chose à la réaffirmation de la prétention à la scientificité de la sociologie (cf. question 1) bien faite pour focaliser l’hostilité des philosophes et au refus des mondanités intellectuelles et des jeux académiques institués, bref, à une humeur intransigeante facilement disqualifiée comme sectaire. Or ce stigmate n’est évidemment pas sans effet sur ceux qu’il vise : il tend à consolider “ l’entre-soi ”, à renforcer la clôture du groupe sur lui-même, à conforter une “ mentalité de forteresse assiégée ”, etc. Bref, l’imputation de sectarisme est performative…

4) Y a-t-il des points de la théorie bourdieusienne avec lesquels vous n'êtes pas en adéquation ?

D’abord, je ne suis pas sûr que l’on puisse parler d’une “ théorie bourdieusienne ” : il s’agit plutôt, comme Bourdieu n’a pas cessé de le répéter, d’un modus operandi (un ensemble de réflexes professionnels constitutifs d’un “ habitus sociologique ”) et d’un ensemble de schèmes d’interprétation transposables qui définissent des programmes de recherches possibles (“ une boîte à outils ”). Suis-je “ adéquat ” à ce modus operandi et à ces schèmes ? Si inhabituelle soit-elle, la formulation de la question me semble intéressante : elle insiste en effet sur l’homologie entre une vision du monde et un habitus qui permet de rendre compte sociologiquement des “ affinités théoriques ”. De ce point de vue, je pense que je suis plus “ adéquat ” aujourd’hui qu’hier à cette démarche et mieux “ adapté ” à cette “ boîte à outils ” : il m’a fallu du temps pour me les approprier. J’ai essayé d’expliquer pourquoi et comment dans ma contribution aux Rencontres avec Pierre Bourdieu : il m’a fallu, par exemple, surmonter des réticences qui trouvaient leur principe dans le volontarisme militant (le concept d’habitus tel que je le comprenais alors me semblait ménager peu de place à la révolte contre l’ordre établi…). Ce qui m’apparaissait comme “ un désaccord ” trouvait son principe dans une incompréhension ancrée dans ma trajectoire biographique : confronté à mes désaccords ou à mes doutes d’aujourd’hui, j’ai pris l’habitude de m’interroger d’abord sur de possibles “ résistances ” dont le fondement se situe peut-être plus dans ma propre histoire que dans le schème théorique en cause.

Ceci dit, je ne pense pas - mais Bourdieu ne le pensait pas non plus - que tout ait été dit ni sur l’habitus, la théorie des champs, la violence symbolique, la théorie de la pratique, etc., ni qu’il n’y ait plus quoi que ce soit à ajouter ou à rectifier à propos de tel ou tel domaine étudié ou abordé par Bourdieu (qu’il s’agisse de l’État, du champ littéraire, de la domination masculine ou de mai 68, etc.). La conception “ scientifique ” (“ scientiste ”, diront certains) du métier de sociologue à laquelle, pour ma part, je ne vois aucune raison de renoncer, implique l’effort pour passer d’une connaissance moins vraie à une connaissance plus vraie, ou mieux, comme le dit Bachelard, “ approchée, c’est-à-dire rectifiée ”. S’agit-il pour autant de “ dépasser ” Bourdieu ? Il y faut, à mon sens, beaucoup d’ambition (mais pourquoi pas ?) sinon de présomption (c’est le risque auquel s’exposent les ambitieux …). Quoi qu’il en soit, je ne pense pas que ce soit en s’efforçant de “ dépasser Bourdieu ” que l’on a le plus de chances d’y parvenir. Si Bourdieu a, d’une certaine façon, “ dépassé ” Marx, Durkheim et Weber, ce n’est pas en se proposant de les “ dépasser ”, mais en s’efforçant de trouver des solutions aux problèmes auxquels il se trouvait confronté dans telle ou telle recherche (et, soit dit en passant, en leur empruntant des schèmes d’analyse utiles plutôt qu’en s’évertuant à traquer leurs “ erreurs ”).

Quant à mes ambitions critiques limitées du moment, l’une concerne la question de “ la conversion des habitus ” : il me semble qu’il y a là un ensemble d’objets empiriques qui permettent d’aborder sous un angle intéressant la difficile question de la sociogenèse et de la structure des habitus. Dans un autre registre, j’aimerais revenir un jour sur l’interprétation du “ mai étudiant ” proposée par Bourdieu (in Homo academicus, Paris, Éditions de Minuit, 1984) : après l’avoir, il fut un temps, reprise à mon compte (cf. “ Gauchisme, contre-culture et néo-libéralisme. Pour une histoire de la génération de mai 68 ”, in CURAPP, L'identité politique, Paris, PUF, 1994), “ l’explication ” de la mobilisation étudiante par “ le schème du déclassement ”, me semble, en effet, sinon fausse, du moins très partielle.

Ceci dit, dans les recherches que j’ai menées au cours des dix dernières années (seul ou avec d’autres) - sur la lecture, sur les politiques sociales, sur les pratiques déviantes ou, plus récemment, sur les sociologues de la déviance - je ne crois pas pour autant avoir cédé à l’envoûtement d’un lexique ou m’en être tenu à une imitation servile et stérile (en rentrant de force les observations recueillies dans la moulinette “ champ-habitus ”). Pour partie peut-être parce qu’il s’agissait d’objets dont Bourdieu n’avait rien dit ou presque (c’est le cas de la lecture ou des pratiques déviantes), mais aussi parce que les indications laissées dans d’autres domaines abordés par Bourdieu ou d’autres me semblaient parfois réductrices (c’est le cas par exemple pour “ le traitement politique de la nouvelle question sociale ” - politique d’insertion, politique de la ville, politiques de sécurité - qui ne me semble pas réductible à une simple métamorphose de “ l’État social ” en “ État pénal ”). Si dans chacune de ces recherches, j’ai utilisé des concepts, des schèmes d’analyse empruntés à Bourdieu, il m’a bien fallu également “ inventer ” pour tenter de rendre compte sociologiquement de ce que j’observais : “ les usages sociaux de la lecture ” ou “ l’espace des styles de vie déviants ”. Je n’en tire aucune gloire : ce n’est rien d’autre que ce que chacun d’entre nous s’efforce de faire avec plus ou moins de bonheur… Mais je ne pense pas qu’on puisse sérieusement prétendre changer de paradigme à chaque rentrée littéraire et claironner l’apparition d’une “ nouvelle sociologie ” pour satisfaire les attentes de journalistes culturels soucieux d’annoncer la dévaluation d’un auteur dépassé et la flambée des cours d’une étoile filante de la pensée.

5) Que pensez-vous des critiques formulées par Bernard Lahire à l'égard de la théorie de l'habitus ?

Si je m’en tiens aux critiques formulées dans L ‘Homme pluriel (Paris, Éditions Nathan, 1998) - je ne connais malheureusement pas tous les travaux de Bernard Lahire - je ne peux qu’y souscrire pour l’essentiel et j’ai tout lieu de penser que Bourdieu - s’il l’avait lu - en aurait fait autant. J’espère ne pas trahir la pensée de Bernard Lahire en résumant ainsi ses critiques. D’une part, il s’interroge sur la pluralité des logiques d’action, c’est-à-dire aussi sur les incohérences des habitus. Il s’intéresse, d’autre part, à la place du langage (et aux formes de réflexivité et de maîtrise symbolique qu’il autorise) dans les pratiques et dans les processus d’intériorisation des dispositions.

En ce qui concerne le premier volet, je relèverai d’abord, quitte à décevoir les amateurs de rupture, que le problème n’avait pas échappé à Bourdieu. Je me souviens, par exemple, de ses réponses aux questions que je lui avais posées à l’auditorium de la Bibliothèque nationale en 1992. Je cite : “ Je n’ai jamais conçu l’habitus comme une espèce de réalité cohérente, systématique même s’il est vrai qu’il y a une systématicité relative et assez étonnante dans les habitus. (…) Mais systématicité ne veut pas dire nécessairement cohérence : on peut être systématique dans l’incohérence, il y a des habitus systématiquement déchirés et contradictoires, comme dédoublés, qui ont pour principe de cohérence, l’incohérence. Ce n’est pas du tout un paradoxe : il y a des conditions sociales qui sont déchirantes, des positions en porte-à-faux qui soumettent ceux qui les occupent à un double-bind permanent. Les transfuges sont souvent dans ce cas ” (“ Questions à Pierre Bourdieu ”, in Gérard Mauger et Louis Pinto (dir.), Lire les sciences sociales, Volume 1, 1989-1992, Paris, Éditions Belin, 19, p. 311-332). Le même problème avait déjà été abordé, comme le signale d’ailleurs Bernard Lahire, par Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad dans Le Déracinement (Paris, Éditions de Minuit, 1964) à propos du “ dédoublement ” et/ou du “ sabir culturel ” du colonisé. Dans un article publié dans le numéro d’Actes sur “ L’illusion biographique ” (“ Contribution à la sociologie de la confession et autres formes institutionnalisées d’aveu ”, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, juin 1986, p. 54-68), Aloïs Hahn expliquait, entre autres, que “ la multiplicité des groupes auxquels nous appartenons exclut que nous nous fixions sur un soi unifié ”. Bref, tout indique que l’idée n’était pas vraiment neuve pour Bourdieu qui, dans l’essai d’auto-analyse qu’il livre à la fin de Science de la science et réflexivité (Paris, Éditions Raisons d’agir, 2001, p. 184-220) et dans l’Esquisse pour une auto-analyse (Paris, Éditions Raisons d’agir, 2004), s’attribuait “ un habitus clivé, générateur de toutes sortes de contradictions et de tensions ” associé à “ un très fort décalage entre une haute consécration scolaire et une basse extraction sociale ”. Reste que Bernard Lahire a raison de s’interroger sur la sociogenèse de “ l’homme pluriel ” et des “ habitus clivés ” : on peut y voir l’effet de trajectoires particulières (déclassés, émigrés/immigrés, etc.), mais aussi une conséquence générale de l’autonomie croissante des différents champs (encore que l’autonomie des différents champs - champ politique, champ médiatique, etc. - soit aujourd’hui de plus en plus menacée par l’hégémonie croissante du champ économique) et de “ la multi-positionnalité ” (cf. Luc Boltanski, “ L'espace positionnel : multiplicité des positions institutionnelles et habitus de classe ”, Revue française de sociologie, 14 (1), 1973, p. 3-26)..

Quant au second volet - celui où Bernard Lahire s’intéresse à la place du langage dans les pratiques et dans l’intériorisation des habitus - il faut d’abord rappeler également qu’il avait depuis longtemps retenu l’attention de Pierre Bourdieu. S’il insistait dans ses derniers ouvrages, notamment dans La domination masculine (Paris, Éditions du Seuil, 1998) sur la dimension corporelle des habitus, le plaçant ainsi hors d’atteinte de la conscience, les travaux antérieurs menés avec Jean-Claude Passeron sur le système scolaire (cf. en particulier, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Éditions de Minuit, 1970) insistaient sur la dimension langagière de l’inculcation : là où les travaux d’ethnologie kabyle privilégiaient la “ pédagogie implicite ” et l’incorporation des dispositions, les travaux sur l’école privilégiaient la “ pédagogie explicite dans la socio-genèse des habitus ”. De même, les réflexions de Pierre Bourdieu sur la socio-analyse ménagent une place aux effets de la conscience et du langage. À une autre question que je lui avais posée en 1992 sur la conversion des habitus, il répondait : “ Je pense que, dans nos timidités, nos colères, nos fureurs, nos passions, etc., nous sommes souvent conduits par des dispositions profondes qui échappent dans une grande mesure au contrôle conscient, mais que l’explicitation, le contrôle conscient peuvent permettre de les contrôler partiellement, jusqu’à un certain point. L’auto-socio-analyse est un instrument relativement puissant de libération. Il y a un usage personnel et quasi clinique de la sociologie. ”  (“ Questions à Pierre Bourdieu ”, art. cit.). Dans ce cas, comme précédemment, il est évidemment possible d’opposer un Bourdieu à un autre, ou plutôt exactement un aspect ou une forme possible d’un schème à un autre aspect ou une autre forme du même schème : la cohérence des habitus (qui permet de rendre compte de la cohérence observée des pratiques) contre l’incohérence des habitus clivés (qui permet de rendre compte de contradictions et de tensions également observables), le caractère incorporé, pré-réflexif de l’habitus (hors d’atteinte de la conscience) contre les effets des pédagogies explicites (qui s’adressent à la conscience). Mais il me semble que le vrai problème est ailleurs : il s’agit de mettre en évidence les conditions socio-historiques qui permettent de rendre compte de la cohérence/incohérence des dispositions (unicité/pluralité) ou de l’inconscience/conscience des dispositions. C’est dire que Bernard Lahire a évidemment raison de s’interroger sur la place du langage dans les pratiques et les processus d’intériorisation des dispositions (cf. en particulier l’inculcation scolaire d’habitudes réflexives en matière de pratiques langagières) et sur les conditions sociales de possibilité d’une action consciente et rationnelle (cf. question 2).

6) Dans La domination masculine (Paris, Éditions du Seuil, 1998) Bourdieu cherche à porter au jour notre inconscient androcentrique en s'appuyant sur la tradition kabyle. Rose-Marie Lagrave écrit à ce sujet : “ Entre l'exemple de la Kabylie et les enjeux actuels de L'arrangement des sexes [Erving Goffman, L'arrangement des sexes, La Dispute, 2002] s'insinue comme une béance, une généalogie tronquée qui aurait dû donner toute sa place aux héritages et aux ruptures partielles engendrées par le mouvement et les études féministes. ” Qu'en pensez-vous ?

Il me semble que le principal mérite (et l’originalité) de La Domination masculine est de mettre en évidence la portée explicative du concept de “ violence symbolique ” pour rendre compte de la pérennité de la domination masculine. On peut néanmoins s’interroger, comme le fait Rose-Marie Lagrave (“ La lucidité des dominées ”, in Pierre Encrevé et Rose-Marie Lagrave (dir.), Travailler avec Bourdieu, Paris, Éditions Flammarion, 2003, p. 311-321), sur les fondements empiriques de l’analyse proposée par Bourdieu : la société kabyle des années 1960 et une lecture de La Promenade au phare de Virginia Woolf. Ceci dit, ce n’est pas tant à mon sens l’absence (relative) des études féministes qui pose problème dans La domination masculine. S’il est sans doute légitime de s’interroger sur les effets qu’ont exercés sur la domination masculine le mouvement féministe et les travaux de ses “ intellectuelles organiques ”, il faudrait surtout étudier, à mon sens, les incidences des transformations morphologiques qui ont métamorphosé “ ici et maintenant ” “ les bases objectives ” de la condition féminine, qu’il s’agisse de scolarité, de salariat, de contrôle des naissances ou de statut juridique, sans que les transformations subjectives “ prévisibles ” en procèdent “ mécaniquement ” et sans que la domination masculine en soit ait été pour autant - jusqu’à maintenant…- fondamentalement ébranlée.

 
Gérard Mauger   
  

   
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