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 EXCLUSIF
 Les dernières heures de Pierre Bourdieu.


 
Le Nouvel Observateur, n°1943, jeudi 31 janvier 2002.
 


 

Jusqu’à la fin, le sociologue s’est battu. Contre ce qu’il appelait « la fausse gauche », la marchandisation de la culture, les injustices, les racismes, mais aussi contre la maladie qui devait l’emporter. Didier Éribon, qui fut proche de lui, raconte...
 

D'UNE voix faible, habitée déjà par la nuit qui venait, et qu'il sentait venir, il m'avait dit (comment oublier ce mot terrible ?) combien "cruelles" étaient les douleurs qui assaillaient son corps et son esprit. Ce fut ma dernière conversation avec Pierre Bourdieu. Dix jours, quinze jours, peut-être, avant que le cancer qui le dévastait depuis des mois ne l'emporte définitivement. Mais rétrospectivement, ce qui me frappe le plus dans ce coup de téléphone d'une demi-heure, qui fut interrompu par l'arrivée du médecin, c'est à quel point Bourdieu refusait de désarmer. Même en ce moment où ses forces l'abandonnaient. Il me parla longuement du livre qu'il avait en chantier depuis longtemps, "Microcosmes", dans lequel il entendait proposer une "théorie des champs sociaux" en faisant la synthèse de ses travaux sur différents secteurs de la société (le Patronat, l'Église, la Banque, le champ artistique, etc.). Et puis, bien sûr, comme toujours, il fit de nombreux commentaires sur la vie politique, et sur l'horreur profonde que lui inspirait la gauche au pouvoir, et surtout le Parti socialiste et ses dirigeants. Il se demandait comment faire savoir qu'il ne voterait pas pour Lionel Jospin au deuxième tour de l'élection présidentielle. Il était convaincu que la seule chance pour qu'une pensée de gauche puisse renaître en France, c'était que la "fausse gauche", et ses références idéologiques caractérisées par un détestable "mélange de néo-conservatisme et de néo-libéralisme", soit chassée du pouvoir. Je lui demandai : "Vous comptez lancer un appel ?". Il me répondit : "Non, surtout pas. Il faut simplement se débrouiller pour faire passer la consigne".

Double passion

C'était Bourdieu. Il tenait tout entier dans cette double passion pour la recherche et pour la politique. Il avait à peine terminé un livre qu'il ressortait déjà de ses tiroirs un projet laissé de côté, et qui, bientôt, devenait un gros article, puis un autre livre. Il suffit de regarder la liste - impressionnante - de ses publications, et la diversité des objets qu'il aura abordés, pour se demander comment il lui était loisible de faire autre chose, et notamment de se consacrer aux activités militantes qui, au cours des dernières années, auront tout de même dévoré beaucoup de son temps et de son énergie.
Ses premiers travaux, à la fin des années 1950 et au début des années 1960, portent sur l'Algérie. Il le rappelait souvent : son premier livre était un petit "Que sais-je?" sur la "Sociologie de l'Algérie", paru en 1958. Le normalien philosophe, protégé de Georges Canguilhem, et qui travaillait sur le temps chez Husserl, s'était trouvé plongé, après avoir été nommé à la faculté d'Alger, dans les tourmentes de l'histoire. Il s'était mis à étudier le "déracinement" des travailleurs algériens issus d'une société traditionnelle détruite par l'imposition forcée d'une économie considérée comme moderne. Il n'oubliera jamais cette expérience, et, lorsqu'on relit ses livres de l'époque, on perçoit clairement que le Bourdieu des années 1990, celui de la "Misère du monde" et du mouvement social, n'est pas le produit inattendu d'une frénésie d'engagement aussi soudaine que tardive, mais le même homme, 30 ans plus tard, que celui qui écrivait des textes scientifiques profondément ancrés dans un sentiment de révolte politique devant le sort des opprimés et des dépossédés. Le recueil de ses écrits politiques qui doit paraître prochainement ("Interventions, 1961-2001", éditions Agone) en portera le témoignage.

L'apprentissage

Mais l'Algérie, pour Bourdieu, ce fut aussi l'apprentissage du métier d'ethnologue. Il étudie le rituel Kabyle, les systèmes de parenté, les structures idéologiques et sociales de la domination masculine (thème qu'il reprendra en 1998, dans un de ses tout derniers livres). Ses "Etudes d'ethnologie kabyle" (rassemblées dans son "Esquisse d'une théorie de la pratique", en 1972) lui valent la reconnaissance des plus grands noms de l'anthropologie, et notamment de Claude Lévi-Strauss. Il les reprendra lorsqu'il présentera, en 1980, dans "le Sens pratique" (Minuit), les principes théoriques qui sous-tendent sa démarche. Ce livre forme un diptyque avec son chef d'œuvre, "la Distinction" paru quelques mois plus tôt (Minuit, 1979), et vite devenu l'un des plus célèbres ouvrages de sciences sociales du vingtième siècle. Bourdieu s'y appuie sur une analyse du jugement de goût pour construire une théorie de la société qui repose sur l'idée que les individus et les groupes n'existent que dans une relation "distinctive" avec les autres individus et les autres groupes : comme les entités linguistiques, les propriétés sociales, individuelles ou collectives, n'ont pas de sens en tant que telles, mais seulement dans une structure relationnelle et hiérarchisée, qui ne cesse de se modifier et de se déplacer (si les contenus changent, la différence, c'est-à-dire la hiérarchie et la domination, reste intacte).
Entre temps, il aura publié, avec Jean-Claude Passeron, deux ouvrages sur le système scolaire, "les Héritiers" (Minuit, 1964) et "la Reproduction" (Minuit, 1970), qui éclatèrent comme des bombes dans un paysage intellectuel où dominait l'idéologie de l'école "démocratique". Ce qui n'empêchera pas Bourdieu de rédiger, en 1985, le fameux Rapport du Collège de France sur l'avenir de l'enseignement. Car, évidemment, pas plus que les analyses de la "Distinction" ne signifient que Bourdieu n'aimait pas l'art, son regard sur les mécanismes cachés de l'École n'implique nullement qu'il n'en retenait que la "face nocturne". Il était bien placé pour savoir quelles fonctions émancipatrices pouvaient parfois remplir l'École et la culture, et de quelle promesses d'une mobilité sociale elles pouvaient être porteuses.

L'art, la musique, la littérature

Il faut peut-être souligner, ici, un aspect peu connu : l'intérêt passionné de Bourdieu, autant personnel que scientifique, pour l'art, la musique et la littérature. Il a consacré, en 1998 et 1999, deux années de son Cours du Collège de France à Manet, pour étudier la "genèse et la structure du champ artistique", comme il l'avait fait avec Flaubert et le champ littéraire dans "les Règles de l'art" (Seuil, 1993). Mais il s'intéressait aussi à l'art d'avant-garde. Après avoir dialogué avec Hans Haacke dans "Libre-échange" (Seuil/Presses du réel, 1994), il était en train de préparer, au moment de sa mort, une intervention dans l'exposition de Daniel Buren qui se tiendra en mai prochain au Centre Pompidou : il voulait installer des écrans où il aurait fait défiler une litanie de propos hostiles à l'art contemporain, en mettant en parallèle les prises de position des mêmes auteurs sur d'autres sujets, et notamment contre le Pacs. Il s'agissait de mettre en évidence la logique du discours réactionnaire.
Il vouait également une véritable dévotion à la littérature : admirateur de Francis Ponge, de Claude Simon et de Thomas Bernhard, il suivait avec ferveur la recherche la plus actuelle et lisait l'autrichienne Elfriede Jelinek ou les Français Antoine Volodine et Olivier Cadiot. D'ailleurs, c'est sans doute ce souci de défendre l'invention et la novation en art ou en littérature qui l'avait conduit à s'en prendre si brutalement aux médias et au journalisme dans son petit opuscule "Sur la télévision" (Raisons d'agir, 1997), qui connut un succès spectaculaire et déchaîna une interminable tempête dans les journaux.

Là encore, il ne s'agissait pas pour lui d'être "contre" le journalisme, pas plus qu'il n'est contre le langage quand il décrit "l'économie des échanges linguistiques" dans "Ce que parler veut dire" (Fayard, 1982) !. Mais de voir comment les mécanismes de la marchandisation de la culture, et notamment la logique de l'audimat imposée par la télévision à l'ensemble de la presse et de l'industrie culturelle, avaient pu s'étendre jusqu'aux lieux qui, à ses yeux, auraient pu, ou auraient dû, essayer de leur résister. Il souhaitait au moins un débat, et peut-être un sursaut. Il ne reçut que des insultes. Ou des répliques qu'il jugeait d'une bêtise affligeante. Mais le livre fit le tour du monde et devint immédiatement un outil politico-intellectuel, aussi bien aux États-Unis qu'en Amérique latine. Et c'est encore animé par cette volonté de défendre la culture universelle contre les forces qui la menacent, et pour sauver "l'autonomie" de la création artistique, littéraire et intellectuelle contre la logique commerciale, qu'il prononça en l'an 2000, devant les grands patrons internationaux de l'audiovisuel réunis à Paris, son "Adresse aux maîtres du monde", les interpellant en ces termes : "Savez-vous bien ce que vous êtes en train de faire ?".

La fureur d'écrire

Nombre de voix se sont demandé, depuis quelques jours, ce qui animait Bourdieu. De quelle blessure lui venait cette énergie, cette passion, cette fureur parfois, d'écrire et d'agir pour dénoncer les impostures, les injustices, les oppressions, les racismes en tous genres ? D'où lui venait cette inébranlable pulsion critique. Il donne la réponse dans un petit ouvrage autobiographique écrit peu avant sa mort pour son éditeur allemand : du sentiment de l'illégitimité sociale (je me souviens de l'avoir vu littéralement paralysé par le trac, au moment de prononcer sa leçon inaugurale au Collège de France, en 1982, devant tous les grands noms de la science et de la pensée française réunis dans le grand amphithéâtre). C'est ce sentiment qui s'était mué en révolte. Il m'a souvent dit à quel point la "honte sociale" lui semblait analogue au sentiment de décalage qu'éprouvent les homosexuels à l'intérieur d'un ordre institué qui les exclut. Dans les deux cas, il est nécessaire de trouver les moyens de penser le malaise pour être en mesure de le dépasser (et l'on trouvera ici l'une des raisons de son soutien appuyé au mouvement gay et lesbien). La honte endurcit les caractères, et donne envie à la fois de comprendre et de dénoncer.
Et c'est pourquoi l'on pourrait avancer que, au fond, à travers toute son œuvre, Bourdieu s'est toujours fait l'ethnologue ou le sociologue de lui-même. Dans ses travaux sur le Béarn, c'est sa région d'origine qu'il analyse. C'était, dit-il dans la préface à la réédition de ces textes, qui paraîtra en mars (Seuil), un « 'Tristes tropiques' à l'envers » : se penser soi-même en revenant par l'analyse à la société la plus proche de soi, et de son propre passé familial, alors que Lévi-Strauss avait choisi d'aller se chercher lui-même dans la société la plus lointaine. De la même manière, ses travaux sur l'école, et sur les inégalités sociales qu'elle perpétue et "reproduit", pourraient se lire comme un moyen de comprendre le miracle sociologique que sa trajectoire sociale a pu représenter.

Qu'est-ce qu'un individu ?

La question-clé de la sociologie de Bourdieu serait donc celle-ci : qu'est-ce qu'un individu ? Et comment peut-il conquérir sa liberté contre les mécanismes sociaux qui l'ont fabriqué et ne cessent de l'enserrer. On pourrait alors éclairer de cette lumière ses deux concepts fondamentaux : la théorie de l'habitus, pour appréhender comment l'individu a incorporé les déterminismes sociaux qui guident, comme un système de dispositions acquises, ses actions, ses choix, ses goûts; et la théorie des "champs", pour montrer que, dans la mesure où il y a, dans tous les espaces sociaux, des forces qui s'opposent, des luttes, et donc du jeu, il existe toujours de la place pour que naisse quelque chose qui ressemble à ce qu'on appelle d'ordinaire la "liberté". Cette liberté pour laquelle il n'a cessé de se battre, jusqu'à son dernier souffle, en voulant incarner, comme il le dit dans son entretien télévisé avec Günter Grass, la tradition intellectuelle qui consiste à "ouvrir sa gueule".
Bourdieu est mort. Personne n'écrira à sa place les livres qu'il n'aura pas eu le temps de nous donner. Personne, assurément, ne le remplacera. Mais il aura marqué d'une empreinte si forte la vie intellectuelle et politique de notre époque qu'il est bien évident que son œuvre ne va pas disparaître. Il savait que les chercheurs qui le suivaient, les syndicalistes et les militants associatifs qu'il côtoyait, la jeunesse intellectuelle qui se pressait, dans le monde entier, pour l'acclamer à chacune de ses conférences, allaient continuer son travail théorique et politique, qu'il n'a d'ailleurs jamais cessé de considérer comme une "entreprise collective". Quelques mois avant sa mort, alors qu'il était déjà immobilisé par la maladie, il me disait, à propos de tous ceux que ses écrits et ses actions dérangeaient : "Qu'ils ne se réjouissent pas trop vite ! Je n'ai pas fini de les faire chier !". Qui peut croire qu'il se trompait ?

       


        
 

   
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