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Pierre Bourdieu

 La démocratie a besoin de la sociologie.

 
 

pierre bourdieu
Die Zeit, n° 26, 1996. (Traduction française pour Les Pages Bourdieu par Marie Meert) [Version originale allemande]

 

 

 

Le sociologue français au Collège de France met en garde : ne laissez pas notre science tomber au rang de technique d’opinion. La société a besoin de critique et d’utopie.

Tout comme mes collègues dans la discipline, je suis convaincu que la sociologie peut apporter sa contribution à l’action politique démocratique, à un gouvernement de tous les citoyens, apte à garantir aussi le bonheur de tous les citoyens. J’aimerais par ce texte en amener d’autres à partager cette conviction (même si ce faisant je surestime un peu mes forces).

 Les sciences sociales sont présentes dans la réalité sociale, même si c’est fréquemment sous une forme plus ou moins déformée ; celui qui réfléchit à la démocratie devra les prendre en compte. Il ne se passe pas un jour sans que des économistes, par exemple, ne soient cités pour justifier des décisions gouvernementales. En revanche on fait plus rarement appel à la sociologie. C’est seulement dans des situations de crise, face à des problèmes « sociaux » - comme si tous les autres n’en étaient pas ! – comme actuellement la question des universités ou des banlieues, que le public et en particulier les médias, se tournent vers les sociologues. La politique démocratique est confrontée à la forme moderne d’une alternative très ancienne : d’une part le roi philosophe, l’autocrate éclairé, et d’autre part le démagogue. En d’autres mots, elle est confrontée au choix entre l’arrogance du technocrate qui prétend rendre tous les hommes heureux, même sans ou contre leur volonté, et la docilité du démagogue, qui obéit simplement à la demande, qu’elle se manifeste par des études de marché, l’audimat ou des courbes de popularité. Une politique réellement démocratique devrait se soustraire à cette alternative.

 Je ne veux pas entrer dans le détail des conséquences de l’erreur technocratique, qui est plutôt commise au nom de l’économie. Pour cela il faudrait définir avec précision quel prix la société paie en souffrance et en violence, mais aussi économiquement, pour toutes les formes économiques qui sont développées au nom d’une définition restreinte, tronquée de l’économique. Encore faudrait-il songer qu’il existe une loi de conservation de la violence. Si l’on veut réduire sérieusement la violence ouverte et visible, les crimes comme les vols, les viols voire les attentats, il faut viser à réduire l’ensemble des violences qui restent invisibles – en tout cas à partir des centres ou des lieux du pouvoir – telles qu’elles s’exercent quotidiennement partout, dans les familles, les usines, les ateliers, les commissariats, les prisons et même dans les hôpitaux ou les écoles. Elles résultent de la « violence inerte » des structures économiques et sociales et des mécanismes impitoyables qui favorisent sa reproduction.

 Je voudrais cependant mettre l’accent sur le second terme de l’alternative, sur l’erreur démagogique. Les progrès de la technologie sociale – à ne confondre en aucun cas avec la science sociale dont elle utilise souvent les instruments – sont tellement importants que la demande manifeste, actualisée, ponctuelle et expressément déclarée est connue avec la plus grande précision : il y a des techniciens de la doxa, de l’opinion. Ces marchands d’opinion et de sondages sont les descendants contemporains de ces faux scientifiques de l’apparence extérieure, que Platon nommait à juste titre des doxosophes.

 Au contraire, les sciences sociales rappellent qu’un procédé tel que le sondage a des limites parce que, comme lors d’un scrutin, on ne tient compte que d’opinions agglomérées. Il peut dès lors devenir l’instrument efficace d’un comportement démagogique, soumis directement à des forces sociales. La science sociale rend visible qu’une politique qui ne fait que servir la demande manifeste rate sa propre cible. Son but serait en effet de définir des objectifs qui correspondent à l’intérêt réel d’une majorité. En revanche la politique décrite ci-dessus n’est rien d’autre qu’une forme à peine voilée de marketing. L’illusion « démocratique » sur la démocratie consiste à oublier qu’il existe des conditions d’accès à l’opinion politique constituée et publiquement formulée : « doxazein, donner son avis », disait Platon, « c’est parler », donc élever au discours. Et nous savons tous que tous ne sont pas égaux devant la langue. La probabilité de répondre à une question d’opinion – surtout lorsqu’il s’agit d’un problème politique que le monde politique lui-même a défini comme tel – se différencie fort entre hommes et femmes, cultivés et non cultivés, riches et pauvres. Par conséquent, derrière l’égalité formelle des citoyens se dissimule une inégalité de fait. La probabilité d’avoir une opinion recèle en elle autant de différences que la probabilité de pouvoir aussi l’imposer comme opinion active.

 La science éclaire quant aux moyens, non quant aux buts. Pourtant dès qu’il est question de démocratie, les buts sont évidents : les conditions d’accès économiques et culturelles à l’opinion politique doivent être disponibles pour tous, donc démocratisées. Dans cette optique, la formation joue un rôle décisif, la formation de base et la formation continuée. Elle est non seulement le pré-requis pour l’accès aux emplois et aux positions sociales, elle est la condition essentielle pour un exercice authentique des droits civiques.

 La sociologie ne se contente pas de contribuer à la critique des illusions sociales, ce qui est une condition à la possibilité de choix démocratique. Elle peut en outre fonder une utopie réaliste, tout aussi éloignée du volontarisme irresponsable que de la résignation scientiste à l’ordre établi. En effet elle s’oppose totalement aux pratiques des doxosophes, qui ne posent aux sondés que les questions que le monde politique se pose sur eux. Non, l’intention de la sociologie est de regarder derrière l’apparence extérieure – et derrière le discours ouvert et manifeste sur cette apparence extérieure – que ce soit celle des acteurs eux-mêmes ou celle, encore plus illusoire, que les doxosophes, les sondeurs d’opinion, les commentateurs politiques et les politiques produisent, en un jeu de miroirs qui se réfléchissent à l’infini.

 Dans la tradition hippocratique, la vraie médecine commence avec la connaissance des maladies invisibles, donc des choses dont le malade ne parle pas, parce qu’il n’en est pas conscient ou qu’il oublie de les mentionner. Cela vaut aussi pour une science sociale qui s’occupe de connaître et de comprendre les causes réelles du malaise, lequel ne se fait jour que par des symptômes sociaux difficiles à interpréter. Je songe à la violence arbitraire dans les stades et ailleurs, aux crimes racistes ou aux succès électoraux des prophètes de malheur qui exploitent et renforcent les expressions les plus primitives de souffrance morale, produite par la misère et la « violence inerte » des structures économiques et sociales de même que par toutes les petites détresses et tous les actes de violence de la vie quotidienne.

 Pour traverser les apparences visibles, il faut revenir aux déterminants économiques et sociaux réels des innombrables atteintes à la liberté de l’individu, à sa lutte légitime pour le bonheur et l’auto accomplissement, atteintes portées non seulement par les contraintes impitoyables sur le marché du travail et du logement, mais aussi par les jugements dans le secteur de la formation ou par les sanctions ouvertes ou les attaques sournoises dans la vie professionnelle. Mais il ne suffit pas de mettre au jour les contradictions pour les résoudre. Les mécanismes qui rendent la vie insupportable voire invivable ne sont pas annihilés simplement parce qu’on les a rendus conscients. Mais aussi sceptique soit-on quant à l’efficacité sociale du message de la sociologie, il ne peut pas être totalement inefficace, si au moins il ouvre à ceux qui souffrent la possibilité d’attribuer leur souffrance à des causes sociales et à se sentir ainsi soulagés. Et ce que le monde social a noué, une fois qu’il possède ce savoir, il peut aussi le dénouer.

 Naturellement la sociologie dérange. Elle dérange parce qu’elle dévoile. En cela elle ne se démarque aucunement des autres sciences. Gaston Bachelard disait qu’il n’y a pas de science sans choses cachées. Mais ce qui est caché est d’une nature particulière. Souvent il s’agit d’un secret – que l’on n’a pas même pas envie d’élucider, comme bien des secrets de famille – ou plutôt de quelque chose de refoulé. Et nommément lorsqu’il s’agit de mécanismes ou de pratiques qui contredisent trop ouvertement le credo démocratique – je pense par exemple aux mécanismes sociaux qui régissent la sélection dans l’école. C’est pourquoi, le sociologue semble dénoncer, s’il ne se contente pas de constater et de confirmer l’apparence extérieure, et si en revanche il fait son travail scientifique et dévoile.

 Lorsqu’elle va dans la profondeur et qu’elle est cohérente, la sociologie ne se satisfait pas d’un simple constat, qui peut être dit déterministe, pessimiste ou démoralisant. Elle peut offrir des moyens réalistes pour contrer les tendances immanentes à l’ordre social. Si on appelle cela déterminisme, il faut se rappeler la chose suivante : la loi de la gravitation, il a d’abord dû la connaître, celui qui a construit des avions qui précisément la transgressent en toute efficacité.
   

 

Pierre Bourdieu   
   

   
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