Maison Écrivez-nous !  

Société

Textes

Images

Musiques

  Pierre Bourdieu

 
   

sociologue énervant

 
   

 

Décès de Pierre Bourdieu :(
 

 
   

 


Pierre Bourdieu

 Pierre Bourdieu,
 l'homme qui dérange, est mort.




Laurent Wolf, Paris. Le Temps, CULTURE, vendredi 25 janvier 2002.

 


 

Des « Héritiers » à « La Misère du monde », Pierre Bourdieu a mis en évidence les mécanismes qui nourrissent et reproduisent les inégalités sociales. Connu pour ses engagements, notamment contre la mondialisation durant la dernière décennie, il forgeait ses convictions dans son travail de savant.

e sociologue Pierre Bourdieu est mort à Paris, dans la nuit de mercredi à jeudi, à l'âge de 71 ans. Il est rare qu'un homme s'incarne à ce point dans un savoir, dans une recherche, dans un métier – comme il le nommait lui-même dans un de ses ouvrages, Le Métier de sociologue. Sociologue comme on est médecin, plombier, horloger, avec ce que cela implique de règles, de savoir-faire et de devoirs. Le sociologue, selon Bourdieu, n'a pas pour tâche d'élaborer des théories dans le secret de son cabinet, il ne contemple pas la société du haut de sa science, il est un homme parmi les hommes, doté de compétences particulières, et qui met ses compétences à la disposition des autres. Ce sociologue-là dérange. Il a toujours dérangé, parce qu'il ne dit pas ce qu'on attend de lui, parce qu'il n'est pas impressionné par l'idée que se font les autres de la société et de leur propre situation. Pierre Bourdieu aimait déranger.

Il est né dans les Pyrénées-Atlantiques. Loin de Paris. Loin du pouvoir social et intellectuel. Il est passé par le lycée Louis-le-Grand, puis par l'Ecole Normale Supérieure. Et il est devenu professeur au Collège de France en 1982. Il est mort couvert de titres et connu dans le monde entier. Pierre Bourdieu aurait détesté qu'on aille chercher dans son histoire personnelle l'explication de ses intérêts intellectuels. Il se méfiait des «histoires de vie», et des conclusions qu'on en tire à la hâte. Et pourtant, il aura passé une bonne partie de sa propre existence à s'interroger sur son parcours, en essayant de comprendre pourquoi ce parcours n'était pas inscrit dans la logique de la vie sociale. Il sera habité par cette obsession si fréquente chez ceux qui ne sont pas du sérail à la naissance: ne pas oublier d'où l'on vient.

En 1964, il publie Les Héritiers (avec Jean-Claude Passeron), où il montre comment l'école et l'université sont organisées pour trier les élèves et les étudiants en fonction de caractéristiques sociales et culturelles acquises au sein de la famille et du milieu social. La fonction de l'école serait de reproduire un «même», c'est-à-dire une hiérarchie et des positions sociales dont les enfants hériteraient de leurs parents? En 1970, il publiera La Reproduction (toujours sur l'enseignement) et, dix ans plus tard, Noblesse d'Etat (où il s'en prend aux Grandes Ecoles). Toujours des interrogations sur la manière dont le cercle du pouvoir perpétue son existence, sa composition, et recrute de nouveaux membres sans mettre en danger sa propre structure.

Dès cette époque, il est en phase avec les mouvements critiques de la société française – comme il sera en phase avec les critiques du libéralisme et de la mondialisation à partir des années 1980. Mais, et cela force l'admiration, il n'oublie jamais qu'il est sociologue, et qu'il doit donc forger avant tout des instruments qui aident à penser.
Il montre que la reproduction sociale, c'est-à-dire la capacité des sociétés à reproduire leur propre hiérarchie, ne tient pas uniquement à la distribution des richesses, comme le prétendent les marxistes orthodoxes. Il s'oppose aussi à l'idée libérale, contredite par les faits, selon laquelle tout individu courageux et doué est en mesure de franchir les obstacles mis sur son chemin par le système éducatif. Il existerait une forme de patrimoine dont on n'avait pas tenu compte jusque-là, le capital culturel, qui se traduit en savoirs transmis dans le milieu social, mais aussi en goûts et en conduites adéquates. Ce capital culturel fixe les positions sociales et définit les possibilités qu'ont les individus à se mouvoir dans l'espace social. À partir de ses enquêtes sur l'école et sur les goûts, Pierre Bourdieu a donc développé une théorie de la structure sociale fondée sur les différences culturelles.

Depuis plusieurs décennies, Pierre Bourdieu chasse les illusions et dénonce la violence symbolique qui s'exerce sur les petits, sur les humbles, sur ceux qui sont privés de la parole. Une parole qu'il a tenté de recueillir et de restituer dans ce qui restera son meilleur livre, en tout cas le seul qui lui a valu un grand succès de librairie, La Misère du monde. On l'a parfois regardé avec la commisération admirative que l'on réserve aux défenseurs des faibles. Pierre Bourdieu n'est pas que cela. Comme d'autres sociologues avant lui, il profère des avertissements, il annonce les catastrophes sociales à venir en espérant les éviter. Mais il est d'abord un savant, au sens le plus classique du terme, un homme qui s'efforce de comprendre le monde après que d'autres ont essayé.

Il a tenté la réconciliation de deux des plus grands théoriciens de l'histoire de la sociologie, Karl Marx et Max Weber. L'un considérait que la compréhension de la vie sociale est étroitement dépendante du point de vue à partir duquel elle s'élabore, celui de la classe ouvrière ou celui de la bourgeoisie; il ne reste au théoricien d'autre choix que celui de son point de vue. L'autre considérait que les actions et les situations sociales sont dominées par les valeurs, par les finalités, et que la difficulté pour le savant est de prendre en considération ces valeurs sans manquer aux valeurs de la science qui consistent à constituer son propre point de vue. Engagé, Pierre Bourdieu n'a jamais renoncé au point de vue du savant, et, plus que ses combats politiques, c'est sans doute ce qui lui vaut sa célébrité.

Bourdieu en quelques dates  

1930, naissance à Denguin, dans les Pyrénées-Atlantiques.
1955, enseignant au lycée de Moulins, puis à l'université (Alger, Paris, Lille).

1964, directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris). Publie Les Héritiers, les étudiants et la culture, Paris, Ed. de Minuit, 1964, nouv. éd. augm., 1966 (avec J.-C. Passeron).

1968, crée le Centre de sociologie de l'éducation et de la culture, laboratoire associé au CNRS.

1975, directeur de la revue «Actes de la recherche en sciences sociales».

1979, publie La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Ed. de Minuit.

1981, professeur titulaire de la Chaire de sociologie au Collège de France.

1989, publie La Noblesse d'Etat. Grandes Ecoles et esprit de corps, Paris, Ed. de Minuit.

1993, publie La Misère du monde, Paris, Ed. du Seuil.

1998, publie Contre-feux, Paris, Ed. Liber Raisons d'agir, et La Domination masculine, Paris, Ed. du Seuil.


Bourdieu, le sociologue qui n'aimait pas la télé.

Jean-Marc Béguin, Le Temps, COMMUNICATION, vendredi 25 janvier.

Pierre Bourdieu n'aimait pas la télévision. Pas rancuniers, le journal France 2 lui a consacré son ouverture et TF1 un gros sujet. La TSR, curieusement, rien qu'une petite minute en fin d'édition.

Bien sûr, certains ne manqueront pas de dire que la télévision a récupéré Bourdieu. Ce n'est pas faux, le système – tout système – a par nature tendance à récupérer ou exclure. La télévision a aimé Marchais quand il amusait les foules, elle a dopé Le Pen quand il grimpait dans les sondages, elle a aussi adopté José Bové et Bourdieu car ils étaient devenus des stars d'un mouvement social. C'est la loi de la notoriété.

Bourdieu a-t-il pour autant été récupéré par un système qu'il rejetait? Par conviction, ou par cabotinage, le sociologue s'est identifié complaisamment avec le mouvement de rejet de la mondialisation. Se pliant aux simplifications qu'il ne cessait de dénoncer, il laissait ses affidés réduire son discours à quelques slogans de cantine pour les agités des différentes sectes de la «gauche de la gauche». Ses salves contre les médias avaient plus à voir avec l'agit-prop qu'avec la sociologie. Bourdieu, ces dernières années, s'est fourvoyé dans le schématisme réducteur de ces engagements, devenant par là même une star médiatique complice du jeu qu'il pourfendait. Jamais la télévision n'aurait consacré autant de minutes à sa disparition s'il était décédé dix ans plus tôt. C'est le gourou de l'antimondialisation qui a été enterré médiatiquement hier soir, pas le sociologue remarquable de la société contemporaine, dont la glose restera à tout jamais hermétique à l'écrasante majorité des téléspectateurs.
  


Pierre Bourdieu

       
 

   
maison   société   textes   images   musiques