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  Pierre Bourdieu

 
   

sociologue énervant

 
   

 

Décès de Pierre Bourdieu :(
 

 
   

 


Pierre Bourdieu

 Celui qui disait non.



Par Laurent Joffrin, Le Nouvel Observateur, semaine du jeudi 31 janvier 2002 - n°1943 - Dossier.

 


  

u départ de cette sociologie critique, il y a ce grand moteur de la révolte et de l’histoire: l’humiliation. La raideur, l’intolérance mais aussi la générosité et l’engagement, du Collège de France aux dépôts de cheminots en grève, trouvent leur origine dans ce refus de la domination sociale.

Une blouse grise tenue par une ficelle. Une blouse que portaient les pensionnaires du lycée de Pau quand les externes, eux, venaient en vêtements de ville, désinvoltes... Le texte inédit dont nous donnons ici des extraits, grâce à l’obligeance de Didier Éribon, nous livre le «Rosebud» d’un sociologue de combat. Sentant sa fin venir, Pierre Bourdieu avait écrit ses souvenirs d’une enfance rebelle. De milieu paysan, enfermé dans ce bâtiment aux couloirs déserts et aux échos lugubres, il se battait, à coups de premiers prix comme à coups de poings, pour s’arracher à la fatalité des origines. Entre ces murs trop hauts, il y a le jardin secret d’un mandarin rouge. Cette obsession porte un nom qui fait de l’universitaire péremptoire, du chef de clan calculateur un homme émouvant, un combattant humain. Ce nom, c’est l’humiliation. A-t-il dès cette époque l’intuition de ce que sera le sens d’une vie intellectuelle tout entière tournée contre la domination? On trouve en tout cas la clé d’une méthode dans ces souvenirs d’un Petit Chose teigneux cherchant dans les livres la revanche de ceux que l’on dédaigne. Derrière ces rapports entre élèves des années 40, que tout un chacun trouve naturels, évidents, sans malice, il y a un abîme de condescendance, une ségrégation cachée, une injustice enfouie. Ainsi naît le regard critique, qui cherche, sous la banalité trompeuse des liens individuels, la férule invisible des rapports de classe. La liberté n’est pas donnée, elle s’arrache à la prison de l’inégalité. Et pour la conquérir, il faut d’abord lire dans le grand livre des destinées sociales. Tel est le point de départ de Bourdieu, qui était celui de Marx et de tant de socialistes. Sur ces fondations communes, Bourdieu a construit une pensée originale. Muni d’outils qu’il trempe au feu de la polémique et perfectionne comme un paysan aiguise sa faux, Bourdieu moissonne tous les territoires, déchire toutes les apparences, sonde tous les domaines où il pense déceler les immuables mécanismes de la domination. Avec l’énergie des fondateurs d’Eglises, il se taille un diocèse universitaire, ordonne les prêtres, fixe le rituel, organise le culte et excommunie les hérétiques. La blouse grise s’est changée en chasuble. Il est le prélat, le théologien, le cardinal. On parle Bourdieu comme on parle latin. Hors de cette sociologie point de salut.

D’où les heurts et les ressentiments. Derrière chaque contradicteur, il voit un défenseur des maîtres. Béarnais, il ferraille comme d’Artagnan et intrigue comme Aramis. La gauche réformiste – la «gauche bourgeoise» – qui croit plus que lui au compromis et pense que les individus peuvent aussi échapper aux destins de classe pour faire leur propre histoire – est sa tête de Turc. Contre la deuxième gauche, la CFDT, les mendésistes, les modernistes et contre «l’Obs», il mènera un incessant combat. Jusqu’à noircir le tableau pour mieux le critiquer. Dans le schéma de sa sociologie militante, «l’Obs» ne pouvait que condamner les grèves de 1995, où Bourdieu s’illustre. Le journal les a pourtant soutenues, contredisant son habitus journalistique de principe. La théorie est parfois fragile…

Subtil dans l’exposé théorique, il quitte toute nuance dès qu’il descend dans l’arène. Chez Marx, on trouve une théorie souvent rigide et des essais d’actualité pleins de vie et de souplesse, sur les Journées de juin ou la Commune. Chez Bourdieu, c’est l’inverse. «Les Héritiers» ou «la Distinction» sont des livres nuancés. Les interventions militantes sont simplistes et oublieuses des faits. Bourdieu, comme dirait Nougaro, aime la castagne. En chaire, il éblouit. Dans la rue, il cogne. Sous la toge universitaire, il y a toujours la blouse grise. Dans la France des années 90 qui s’exaspère dans la crise, un livre – «la Misère du monde» – et un geste – sa visite aux cheminots en grève – l’intronisent grand-père de la république des gueux. Le Petit Chose est grand manitou. On a tort de lui en vouloir. Dans la France de ces années-là, toutes au projet modernisateur et libéral, les élites oublièrent les souffrances de la société. Le peuple fut congédié et l’économie sacralisée. Il fut bon qu’un professeur au Collège de France, chamarré, mondialement respecté, qui n’avait dans cette affaire que des coups à prendre, courre le risque de l’erreur et du ridicule pour légitimer une légitime réaction. Humble pupille de l’école républicaine parvenu au sommet, Bourdieu parlait de plain-pied avec ceux, au-delà de toutes les exagérations et les slogans, qui s’en réclamaient. Les premiers à réagir à sa mort furent des syndicalistes et des militants associatifs. On souhaite à bien des intellectuels semblable éloge funèbre.
   


Pierre Bourdieu

       
 

   
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