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  Pierre Bourdieu

 
   

sociologue énervant

 
   

 

Décès de Pierre Bourdieu :(
 

 
   

 


Pierre Bourdieu

  Le journalisme critiqué et honoré.




Thomas Ferenczi, LE MONDE, 25.01.02.

 


 

Les critiques de Pierre Bourdieu contre le journalisme ont souvent irrité les journalistes, qui se sont rarement reconnus dans l'image donnée d'eux par le sociologue. Elles ont particulièrement heurté les journalistes du Monde, qui se sont sentis injustement pris pour cibles. Ils ont déploré que Pierre Bourdieu, tout en dénonçant la soumission croissante des médias aux logiques économiques, refuse de reconnaître que Le Monde était précisément un de ceux qui, dans la mesure de leurs moyens, tentaient de résister à ce mouvement. Ils ont regretté que le sociologue mette dans le même sac toutes les entreprises de presse et aille jusqu'à se montrer plus sévère pour celles dont les idéaux ne sont pourtant pas très éloignés des siens. Pierre Bourdieu s'en était pris ainsi à la nouvelle formule du Monde, mise en place en 1995, qu'il jugeait trop assujettie aux pressions commerciales mais aussi à France-Culture, qu'il voyait "livrée à la liquidation au nom de la modernité, de l'Audimat et des connivences médiatiques". Il y avait, dans cette approche globale du "champ médiatique", apparemment plus attentive aux évolutions d'organes de presse fidèles aux valeurs essentielles de la culture qu'aux spectaculaires transformations des grandes chaînes de télévision, de quoi rendre perplexes ceux-là mêmes qui partageaient les inquiétudes du sociologue sur le bouleversement du paysage médiatique.

C'est en 1994 que Pierre Bourdieu a dénoncé, dans un numéro de sa revue Actes de la recherche en sciences sociales, sous le titre "L'Emprise du journalisme", le pouvoir que "les mécanismes d'un champ journalistique de plus en plus soumis aux exigences du marché" exercent, selon lui, sur les journalistes et, en partie à travers eux, sur les différents champs de la production culturelle. Cette "emprise", à laquelle le développement de la télévision, devenue le média dominant, confère une ampleur sans précédent, tend à renforcer dans tous les champs, explique le sociologue, le "commercial" au détriment du "pur". Pour Pierre Bourdieu, il ne s'agissait pas, précisait-il, de "mettre à l'index des coupables", mais d'aider plutôt les journalistes à se libérer de ces "contraintes cachées". Ceux-ci eurent beau jeu d'objecter que les attaques du sociologue, faute de s'appuyer sur un solide travail d'enquête, étaient d'une faible utilité pour les professionnels.

En 1996, Pierre Bourdieu développait son réquisitoire dans un petit livre de la collection "Raisons d'agir", qu'il venait de lancer. Cet ouvrage reprenait, sous le titre Sur la télévision, deux conférences prononcées quelques mois auparavant sur la chaîne de télévision Paris Première. Une fois de plus, le sociologue mettait en cause la tyrannie de l'audience et la dictature du marché, qu'il rendait responsables des dérives des médias vers le journalisme à sensation et la dépolitisation, au détriment du rôle citoyen que devrait, selon lui, jouer la presse. Une fois de plus, les journalistes, tout en reconnaissant la justesse de certaines critiques, regrettaient que l'auteur ne s'intéresse pas davantage à la réalité du travail journalistique et refuse notamment de prendre en compte les règles du métier.

Entre Pierre Bourdieu et les journalistes il y eut donc, à tout le moins, un long malentendu. Pour le comprendre, il faut revenir à l'ambition première de Pierre Bourdieu, qui devait bien vite le mettre en concurrence, voire en opposition, avec les professionnels de la presse : donner une voix propre aux intellectuels dans le débat politique en tentant de desserrer les contraintes du "champ journalistique", offrir aux chercheurs, aux écrivains, aux artistes, un lieu où ils puissent s'exprimer sans se soumettre à la volonté des journalistes, bref affirmer hautement, dans l'espace public, l'autonomie des membres de la "cité savante".

Paradoxalement, Pierre Bourdieu vouait une immense passion au journalisme, mais il entendait rester le maître du jeu. Il savait au besoin faire jouer la rivalité entre les journaux, s'adressant à Libération pour contrarier Le Monde et vice versa, nouant des liens provisoires avec tel ou tel hebdomadaire (Les Inrockuptibles, Télérama) avant de chercher ailleurs de nouveaux alliés, confiant aussi ses textes au Monde diplomatique. Il se lança en 1989 dans l'aventure d'une revue européenne, Liber, publiée en supplément de cinq journaux d'Europe, Le Monde pour la France, la Frankfurter Allgemeine Zeitung pour l'Allemagne, le Times Literary Supplement pour la Grande-Bretagne, l'Indice pour l'Italie et El Pais pour l'Espagne. Cette association, qui donna à la revue une vaste diffusion, dura deux ans. L'expérience, que Pierre Bourdieu poursuivit ensuite, à une échelle plus modeste, dans le cadre de sa revue Actes de la recherche en sciences sociales, fut une bonne illustration de sa volonté de présenter, face aux autres médias, au moins dans le domaine culturel, une contre-information dont les intellectuels seraient les principaux acteurs.

Dans un entretien au Monde, en 1993, Pierre Bourdieu souhaitait la réinvention d'"une sorte d'intellectuel collectif sur le modèle de ce qu'ont été les Encyclopédistes". Pour lui, l'information était devenue une affaire trop importante pour être laissée aux seuls journalistes.
   


Pierre Bourdieu

       
 

   
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