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pointj.gif (73 octets) Les pages Bourdieu

 

 

 

Pierre Bourdieu

 Créez des réseaux !

 

 

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Une entrevue avec Stefan Keller & Verena Mühlberger.
WochenZeitung, 11 mai 2000. http://www.woz.ch/
Traduction pour le MHM : Véronique Gola
[version originale suisse allemande]

 


   

Le sociologue français Pierre Bourdieu, connu pour sa théorie de la socioanalyse, lance un appel en faveur d’un nouveau projet : un mouvement européen contre le néolibéralisme. Les 18 et 19 mai, il tiendra une conférence à Zurich et participera à un séminaire. Entretien avec le sociologue à Paris.

WoZ: Pierre Bourdieu, le 1er mai, vous avez lancé un appel international que vous appelez dans sa version française « Les États généraux du mouvement social européen ».

Pierre Bourdieu : Oui, oui, c’est l’expression que nous avons retenue après un temps de réflexion.

WoZ: Le but de cet appel est d’organiser un large mouvement social contre le néolibéralisme.

PB: Exactement, exactement !

WoZ: Qu’est-ce qui motive votre engagement dans ce combat politique ?

PB: Eh bien, depuis quelques années déjà, je suis en contact avec les responsables de mouvements sociaux — en Allemagne, en Grèce, en France — et il m’a semblé que d’un côté ces mouvements sociaux sont très puissants, très actifs et efficaces : on l’a vu à Seattle, on l’a revu en avril à Washington, on a vu les manifestations de chômeurs en France, en Allemagne, et ainsi de suite. Mais en même temps, les mouvements sociaux sont aussi très dispersés, et ce pour plusieurs raisons. Ils sont souvent intimement liés à des attentes très spécifiques — en relation avec le chômage, les SDF, la question de l’immigration illégale, des femmes ou des homosexuels par exemple —, et la diversité de ces attentes les a dispersés. En outre, ils sont rattachés à des traditions nationales différentes ; en Allemagne par exemple il existe des mouvements sociaux proches de l’Église évangélique, en France dans la mouvance des communistes, en Espagne avec une tradition anarchiste. Et bien que ces mouvements poursuivent souvent des buts communs, ils restent isolés les uns des autres. Au cours de longues discussions, nous avons donc eu l’idée qu’il serait nécessaire de construire quelque chose qui soit en quelque sorte une coordination de ces mouvements. Mais il ne s’agit pas du tout d’établir un comité central des mouvements sociaux avec un appareil sur le mode ancien — toutes les personnes engagées dans les nouveaux mouvements sociaux ont les appareils en horreur ! — mais il fallait trouver quelque chose. Notre projet est désormais d’organiser des réseaux.

WoZ: Quand vous dites "nous", à qui pensez-vous ? Qui sont, en dehors de vous, les initiateurs de l’appel ?

PB : "Nous", ce sont de nombreuses personnes très différentes, toutes issues de tels mouvements. Par exemple du mouvement des chômeurs, du syndicat SUD et d’autres organisations en France, des syndicats IG Medien et IG Metall en Allemagne, de nombreux syndiqués et intellectuels en Grèce — c’est de Grèce que sont venus les tout premiers signataires de l’appel. Je pourrais maintenant vous montrer une liste avec deux cents ou trois cents organisations qui sont représentées dans l’appel, mais ce qui est important, c’est que ces personnes ne signent pas au nom de leur mouvement, mais en tant qu’individus. Bien que l’on sache à quel mouvement elles appartiennent.

WoZ: Il y a-t-il aussi des signataires en Suisse ?

PB: Oui, oui. En Suisse, il y a des signataires qui sont, je crois, des responsables importants des syndicats.

WoZ: Le Président de la Fédération des syndicats helvétiques, Paul Rechsteiner, et le Président du GBI, Vasco Pedrina ?

PB: Oui, les présidents. Je suppose qu’eux aussi ne signent pas en tant que tels, mais en tant qu’individus. Malgré tout, on entend ensuite dire : le Président est pour ! — On trouve aujourd’hui dans les syndicats des situations très, très bizarres. Le syndicat des employés de justice en France par exemple, une organisation active et progressiste, a une fraction qui appartient au Parti Socialiste. Donc, seuls les chefs signent notre appel, et pas le mouvement.

WoZ: Les Socialistes sont-ils contre l’appel ? Ont-ils pris position ?

PB: Ils n’ont pas directement pris position, mais il n’est vraiment pas difficile de savoir que notre appel ne réjouit pas le PS. Certes, il y a des gens dans le parti qui sont d’accord avec nous. Mais dans l’ensemble, l’appel dérange beaucoup les socialistes français, en tout cas ceux qui n’ont qu’une chose en tête : que Lionel Jospin devienne Président de la République. Cet appel les embarrasse.

WoZ: Et les communistes ?

PB: Il les embarrasse peut-être encore plus car ils ont traditionnellement tendance à penser qu’ils représentent le seul mouvement social. Mais ce sont des choses très difficiles. N’insistez pas trop sur ce point dans votre article ! Notre mouvement ne doit pas être mis en danger par de telles choses. Car le succès de ce mouvement, je crois, serait la grande chance de l’Europe. Cela peut paraître grandiloquent, mais si nous voulons autre chose que cette Europe, celle qui est en cours de préparation — une simple base servant d'appui au néolibéralisme, où tout ce que les pouvoirs économiques souhaitent est réalisé — alors nous devons aussi opposer quelque chose d’autre à cette Europe. Nous devons développer une vision d’une Europe sociale. Une Europe sociale utiliserait sa puissance économique pour résister au néolibéralisme : contre la destruction de l’État social, pour le maintien des acquis sociaux. Ce serait la chance de l’Europe et ce serait, comme je le crois, aussi une chance pour l’humanité.

WoZ: Néanmoins, cela reste un mouvement européen ?

PB: Oui, mais cela n’est pas aussi simple que ça, car l’adversaire ne se limite justement pas à l’Europe, il est au contraire présent à l’échelle mondiale. C’est ce que l’action de Seattle a symbolisé. D’un autre côté, un combat à l’échelle mondiale est souvent quelque peu abstrait alors que pour nous, le combat en Europe est très concret : là, on négocie, là, il y a Maastricht, l’Union européenne qui prend des décisions, un Parlement européen qui n’assure pas les tâches qui sont les siennes et qui de plus n’a aucun pouvoir. Là, il y a Monsieur Prodi qui pratique un néolibéralisme de la plus pure sorte et tient des discours incroyables. Là, il y a un adversaire immédiat, des dangers imminents — et d’un autre côté, une tradition sociale : l’Europe est un réservoir de forces socio-critiques essentielles qu’il s’agit de mobiliser. Parmi les dangers imminents, on peut citer la concurrence entre les pays, le dumping social — les chauffeurs routiers en sont un exemple tout à fait caractéristique : les routiers en France ont des avantages sociaux par rapport aux routiers d’autres pays, mais aujourd’hui, on parle de ces avantages comme s’ils étaient une erreur. C’est un fait qu’en France, pour des raisons historiques, on dispose très souvent de meilleurs acquis sociaux que dans d’autres États européens, et c’est seulement du point de vue du « consensus de Washington », de la politique économique du FMI et de la Banque mondiale que ceci est scandaleux. ça ne leur plaît pas que les routiers français ne travaillent que 35 heures tandis que les routiers portugais travaillent peut-être 45 ou 50 heures, même si du coup, ils provoquent plus d’accidents. Pour le mouvement social en Europe, il est donc désormais très important que les normes et standards européens s’orientent d’après les acquis sociaux les plus élevés. Si on choisit entre les 35 heures des routiers français et les 45 ou 50 heures des routiers portugais, et bien on choisit les routiers français, voilà ! Vu ainsi, le statut français particulier, l’exception française, n’est vraiment pas mal. Par ailleurs — et c’est intéressant — le Président de la République portugaise est très proche de nos positions.

WoZ: A-t-il signé l’appel ?

PB: Non, en tant que Président, il ne peut naturellement pas signer. Comme je le disais, c’est un mouvement au sein duquel les personnes sont très importantes. Ce ne sont pas les organisations, mais les personnes qui réfléchissent et n’ont de compte à rendre qu’à elles-mêmes. Ces gens qui aujourd’hui sont pris dans des conflits sociaux et qui observent le monde social d’un regard critique voient bien ce qui se passe et voient aussi l’avenir. Prenons l’état dans lequel se trouvent les hôpitaux britanniques. Ou bien celui des hôpitaux français qui bénéficiaient auparavant d’un standard exceptionnel. Aujourd’hui, on est en train de détruire complètement ces hôpitaux. Je dispose du texte d’un entretien entre une délégation de grands spécialistes, des conservateurs, qui ont rencontré le Directeur de cabinet d’un ministre socialiste ; ils ont enregistré l’entretien et c’est en effet ahurissant. L’un d’entre eux a dit à ce membre du gouvernement : « Vous savez, dans mon hôpital, il est désormais impossible de pratiquer une anesthésie de nuit. Imaginez que votre femme soit en train d’accoucher, que ce soit la nuit — tout ce qui pourrait arriver ! » « Ah, Monsieur », a dit l’autre, « il ne s’agit pas d’une question d’ordre personnel, je refuse de me prêter à ce genre d’arguments ! ». Donc, nous avons besoin de mouvements qui organisent aussi des personnes qui ne sont pas forcément politiquement à gauche, mais qui tout simplement percent à jour les structures et les relations.

WoZ: L’appel est-il aussi un mouvement d’intellectuels ?

PB: Non, pas vraiment. En fait, pas du tout. Bien sûr, on y trouve des intellectuels, par exemple, en Allemagne, Günter Grass, mais ils ne forment pas la base du mouvement. On peut peut-être le dire ainsi : les responsables des nouveaux mouvements sociaux sont souvent des personnes avec un arrière-plan intellectuel, des gens très cultivés. Vous trouvez là des responsables syndicaux qui sont meilleurs en sociologie que certains sociologues. Mais ce ne sont pas des intellectuels au sens de ceux qui écrivent dans les journaux et passent à la télé.

WoZ: Quel est alors le rôle des intellectuels ?

PB: Il n’y a plus cette répartition rigide entre intellectuels d’une part et travailleurs d’autre part comme on la connaissait avant, ça a complètement changé. Il y a aujourd’hui beaucoup de gens dans les syndicats et dans notre mouvement qui ont justement été amenés par leur travail à envisager le monde intellectuellement. Il y a à peine 30 ans, le mouvement ouvrier en France avait une tradition exceptionnellement forte de la haine des intellectuels ; aujourd’hui, ce sont les gens dans les syndicats eux-mêmes qui lisent et réfléchissent, tandis que les intellectuels proprement dits… — Quand on m’énerve avec cette question sur les intellectuels, ça vient de la droite, je dis toujours : les intellectuels sont des experts contre les experts ! Par exemple contre un homme comme Anthony Giddens ; un sociologue britannique qui a été l’un des premiers à penser la droite néolibérale, ou plutôt la pseudo gauche néolibérale de Tony Blair. Et qui compte plus contre Giddens que Bourdieu ? J’ai l’autorité scientifique et je connais ses armes. C’est tout aussi valable pour réfuter les faux lauréats néolibéraux du Prix Nobel d’Economie ; là aussi, il est bon d’avoir un économiste qui puisse montrer ce que signifient vraiment leurs théories. En ce sens, les intellectuels ont un rôle mais ils ne sont pas les dirigeants du mouvement, ils travaillent au sein des collectifs. On a besoin d’eux à cause de leur autorité et de leur compétence technique en tant qu’ouvriers intellectuels qui, lorsqu’un problème apparaît, peuvent dire : voilà, nous allons l’analyser pour vous !

WoZ: Vous avez dit un jour que les sociologues ont là, de tous les intellectuels, le rôle le plus important à jouer.

PB: Oui.

WoZ: Qu’entendez-vous par là ?

PB: Je veux dire que les sociologues — par définition — devraient mieux connaître le monde social que la moyenne des gens. En tant que sociologue, on dispose d’instruments scientifiques qui permettent de découvrir des choses que d’autres ne savent pas. Par exemple, il y a trente ans, on tenait encore l’école pour un moyen d’accéder à l’élite ; aujourd’hui, grâce à la sociologie, tout le monde sait que l’école contribue pour une grande part à reproduire l’inégalité sociale. En ce moment, nous préparons un autre travail sociologique d’envergure qui s’avère être très difficile pour des raisons techniques, parce que les statistiques sont très mauvaises et très erronées. Nous essayons de montrer de manière systématique qu’il existe une corrélation entre la politique néolibérale et tous les phénomènes que les sociologues regroupent sous le terme d'anomie : suicide, divorce, délinquance, alcoolisme, violence et ainsi de suite. Nous y travaillons scientifiquement pour montrer aux chefs des pays européens : certes, il y a d’un côté des indicateurs économiques, mais d’un autre côté il y a aussi des indicateurs sociaux et démographiques. Ce travail, seuls les sociologues peuvent le faire, et les « sciences » — « science » entre guillemets — l’économie, mais aussi la sociologie, sont devenues aujourd’hui des armes puissantes. Ce que le marxisme disait de la religion doit être aujourd’hui appliqué à certaines « sciences ». On ne dit plus « Dieu est avec nous », on dit « la science est avec nous ».

WoZ: La sociologie serait alors un contrepoids à l’économie ?

PB: Oui. Traditionnellement, c’est la politique qui devrait assurer un tel contrepoids. Mais vous avez lu notre appel : il y a une défaillance totale des politiques. Les hommes politiques de gauche en France et en Allemagne — ne parlons surtout pas de Blair — ont totalement abandonné toute position critique.

WoZ: Ne faites-vous aucune distinction entre les socialistes en France et les sociaux-démocrates en Allemagne ?

PB: Si je devais en faire une, alors tout au plus celle-ci : les Français sont encore plus hypocrites.

WoZ: Dans quel sens ?

PB: Au sens où, parce qu’ils ont un mouvement socio-critique à leur gauche, ils cachent mieux leurs positions. Je dirais qu’il y a une différence au sens où la rhétorique des Français est plus socialiste. Mais c’est déjà tout. Prenons la loi sur l’introduction des 35 heures en France : la semaine de 35 heures est en fait une feinte tout à fait exceptionnelle du gouvernement socialiste ! Elle est très difficile à analyser et j’espère que j’arriverai à motiver un chercheur pour qu’il travaille là-dessus. Certes, cette loi semble être progressiste, elle en a toutes les caractéristiques, mais en réalité elle est profondément conservatrice et partout où on l’applique, des grèves éclatent. La loi autorise la disparition de tous les espaces libres qui existaient encore dans la relation de travail et qui à leur façon ont protégé les intérêts de ceux qui travaillaient. La semaine de 35 heures est l’occasion de renforcer le contrôle des entrepreneurs et de l’État et d’amener à disparaître les avantages sociaux. C’est un exemple — la gauche des pays germanophones cependant est très enthousiasmée par les Français. On dit : « Ah, Frankreich ! », et on croit encore que les socialistes français sont quelque chose de très particulier. Et de façon absurde, on tient alors le mouvement social en France qui est justement contre les socialistes français, dans les mouvements sociaux à l’étranger, pour une part du socialisme français.

WoZ: Vous plaidez continuellement pour la réhabilitation de l’État social et des acquis sociaux du passé. N’est-ce pas un projet assez conservateur : simplement garder l’État tel qu’il est devenu ?

PB: Je n’ai bien sûr jamais rien exigé de tel, ce serait en contradiction totale avec toute la critique scientifique que j’ai pu faire de cet État. Bien sûr, il faut changer l’État, mais je crois qu’il est nécessaire de maintenir certaines fonctions étatiques — des fonctions dans le domaine de la solidarité et de la répartition. La répartition est après tout une des tâches les plus importantes de l’État. On perçoit des impôts et des taxes et on les répartit à nouveau, d’une manière moins élitaire. De telles fonctions doivent être maintenues et même développées ! Par ailleurs, le nouvel État sera un État européen et non plus un État national, ce qui modifie déjà beaucoup de choses.

WoZ: Ne s'agit-il pas aussi pour vous de défendre une idée de l’État qui soit européenne, contre celle des États-Unis d’Amérique ?

PB: Si. Absolument ! Mais c’est une question très difficile à propos de laquelle les gens dans notre mouvement sont très divisés. — J’ai parlé des fonctions de l’État qui doivent être défendues : les investissements publics par exemple, les services publics. Il existe aujourd’hui une dépréciation systématique de tout ce qui relève du public. Et justement dans le domaine des transports, dans le domaine de l’écologie, on prend des décisions effrayantes. Je viens des Pyrénées ; dans une des plus belles vallées des Pyrénées, la vallée d’Aspe, qui est très particulière, très sauvage, ils construisent maintenant une autoroute à quatre voies. Elle détruira un des plus beaux paysages. Je ne fais pas dans le patriotisme local, mais ils détruisent vraiment un des plus beaux paysages, uniquement pour que les camions puissent amener le plus rapidement possible les asperges françaises en Espagne et les oranges espagnoles en France. Et pourtant, on connaît aujourd’hui dans le détail tous les aspects de la politique des transports, le trafic ferroviaire, le trafic routier, leur signification économique, l’écologie, les accidents et ainsi de suite. Un autre exemple est celui du tunnel du Mont-blanc : les socialistes français et les « Verts » français — c’était la Ministre verte Dominique Voynet — viennent juste d’accepter un accord sur la réouverture de ce tunnel alors qu’il provoque une pollution fantastique. Tous les gens de la région sont contre le tunnel, et après l’accident, après la fermeture, on aurait eu l’occasion de chercher une nouvelle solution, de dévier le trafic sur la voie ferrée, comme cela est pratiqué en Suisse. À cet égard, la Suisse est exemplaire, l’État doit maintenir le trafic ferroviaire et limiter le nombre de camions ! Mais les intérêts privés veulent toujours plus de profit et donc toujours plus de camions qui deviennent toujours un peu plus grands, un peu plus lourds, un peu plus dangereux et qui obtiennent toujours l’autorisation de circuler un peu plus longtemps. C’est le devoir de l’État de transcender de tels intérêts privés, mais aussi des intérêts nationaux ou corporatifs, et d’élaborer des normes. Il faut un État européen. Mais quelle sorte d’État ? Je ne sais pas exactement ; en tout cas pas un État sur le modèle français.

WoZ: Pourquoi pas ?

PB: Il est trop centralisé. Il faut plutôt une forme d’État fédéraliste qui fonctionne selon le principe de la subsidiarité. C’est un très très bon principe, il délègue autant de choses que possible au niveau local et en même temps, il garantit une forme de régulation commune.

WoZ: Quoiqu’en Suisse, l’expérience que nous avons faite de l’État fédéraliste nous a montré que les intérêts locaux peuvent aussi se paralyser les uns les autres.

PB: Oui, ou bien se neutraliser. Je sais bien. C’est un des grands problèmes. C’est pourquoi aussi j’hésite dès qu’il s’agit de définir plus avant la forme de l’État. Mais même si les Suisses ont peut-être l’impression que leur système ne fonctionne pas assez bien : vu de l’extérieur, il n’est pas si mal ! — Quoi qu’il en soit, il est difficile de concevoir une utopie pour un État européen. Cet État a bien sûr aussi besoin d’une dimension technocratique — on dit bien toujours que la technocratie est une erreur, mais ce n’est pas forcément vrai. Parmi les décisions prises par les technocrates à Bruxelles, il y en a beaucoup qui sont excellentes : celle sur la chasse, celle sur la pollution de l’environnement, par exemple.

WoZ: Des structures initiales, des premières ébauches de construction de ce nouvel État existent-elles déjà ?

PB: Comme je le disais, c’est très difficile. D’un autre côté : si on laisse tout faire, il n’y aura jamais de contre-pouvoir, jamais ! Le sens de notre appel est justement de créer un forum au sein duquel les gens puissent présenter des projets et s’exprimer. Nous essaierons de faire un congrès à Athènes ; les Grecs sont prêts à le financer, en mars 2001. Nous y travaillons ; par ailleurs nous travaillons à un projet de Charte de l’État européen. Tout cela n’est pas encore très précis, mais ce n’est pas mal non plus. À tous les niveaux, on développe des revendications, et au lieu de toujours reprendre le discours dominant, les média pourraient reprendre cela. Parmi les journalistes aussi, il y a beaucoup de gens de bonne volonté.

WoZ: Revenons à la base de ce mouvement. Qui sont ces gens, il y a-t-il aussi des chômeurs, des gens qui ont des emplois précaires ? Qui est la base ?

PB: Oui, qui sont ces gens ? On ne peut pas le dire exactement. Je crois qu’environ 15 pour cent de la population européenne appartiendra à ce mouvement. Ce n’est pas une petite minorité constituée de groupes minuscules, c’est bien plus que ça. Ainsi, quand je pars en province pour intervenir en public, ce que je ne fais pas souvent, je vois que là où il y a quelques années, il y avait mille personnes, ils sont aujourd’hui cinq mille à venir. Récemment, j’étais à Neuchâtel, qui n'est pas une grande capitale, et là aussi les gens ont rempli une salle immense ; c’était une situation très forte, je n’ai presque pas pu parler. Ou prenez Serge Halimi qui a écrit ce petit livre sur la télévision en France : trois mille personnes viennent pour le voir, et il a à peine trente ans. Ou bien le succès du « Monde diplomatique ». Ou ATTAC… Je ne sais pas qui sont ces gens, peut-être une nouvelle forme d’intelligentsia ? Le niveau d’instruction est devenu bien plus élevé, il y a aujourd’hui beaucoup de gens déçus qui sont cultivés. — Vous prenez par exemple le train et vous tombez sur un contrôleur qui parle trois langues. Tout simplement. Donc, il y a beaucoup de gens qui ont été déclassés socialement, qui ont un très bon brevet de fin d’études et qui travaillent comme facteur. Il existe toute une couche de population, dans toute l’Europe, de… Max Weber dirait peut-être : d’intelligence prolétaroïde.

WoZ: Un prolétariat diplômé ?

PB: Oui. C’est un groupe social qui selon les circonstances peut aussi devenir très dangereux. Ce ne sont pas les épiciers qui ont fait le national-socialisme en Allemagne, non, c’était l’intelligence, c’étaient les Privatdozenten. Dans la conjoncture actuelle, ces gens sont énervés, ils ne trouvent aucun apaisement dans les journaux qu’ils lisent ou dans ce que la politique leur offre, et … justement ! Ces gens sont un facteur du changement.

WoZ: Mais les vraies victimes du néolibéralisme ne sont pas encore touchées par ce mouvement ?

PB: Pas directement, non. Je crois que ces gens sont mobilisés par ricochet, en passant par les autres. Historiquement, c’est peut-être très semblable aux grands mouvements religieux. Ce sont certes des paysans appauvris qui les ont faits, mais les paysans étaient guidés par des prêtres qui s’étaient détournés du clergé. Il pourrait en être ainsi de la structure sociale du nouveau mouvement : la combinaison d’une intelligence prolétarisée — instruite, critique, déçue, cultivée politiquement — et des victimes de l’Histoire. On voit bien aujourd’hui qu’un mouvement de chômeurs n’est pas simplement constitué de chômeurs ; il n’avancerait pas si il n’y avait que des chômeurs. Il faut d’autres gens qui reprennent les intérêts des chômeurs, qui les adoptent, les organisent et les mobilisent. Naturellement, une marche de chômeurs est constituée de chômeurs, mais les chefs de tels mouvements, les leaders sont de manière caractéristique des intellectuels tels que je les ai décrits tout à l’heure : très cultivés, très intelligents — des gens que l’on peut considérer comme un prolétariat diplômé. La notion d’« intelligentsia prolétaroïde » convient très bien ici. À une autre époque, de telles personnes étaient dans d’autres mouvements, par exemple dans le Parti Communiste. La faillite du mouvement communiste a libéré ici aussi des énergies politiques qui étaient auparavant figées et comme pétrifiées.

WoZ: De même, l’expression « États généraux » dans votre appel s’adresse — de par sa référence à la Révolution française — à des gens plutôt cultivés. Cette expression est d’ailleurs bien plus belle que le terme « Tagung » [congrès] retenu pour la traduction allemande.

PB: Évidemment, cette expression a quelque chose de mythique, quelque chose qui relève de la mystique révolutionnaire. Nous avons aussi pensé à d’autres termes — « Constituante » ou « Convention » — qui sont aussi des métaphores révolutionnaires, pour éveiller la confiance des gens. — Les forces dominantes usent constamment de tels symboles, et ce de façon très habile. Elles ont aussi de l’argent pour cela, contrairement à nous. En ce moment, nous n’avons absolument pas d‘argent. On ne peut absolument pas s’imaginer les difficultés que l’on rencontre quand on n’a pas l’argent. J’ai ici deux jeunes gens qui travaillent intensivement avec moi à la Charte — en plus de leurs recherches. Hier soir, j’ai travaillé jusqu’à une heure du matin, j’ai envoyé des mails partout. Chacun donne une partie de son temps et de son énergie. Si nous n’avions qu’un centième du budget dont disposent certaines fondations, tout serait beaucoup plus simple. Franz Schultheis, Professeur à Neuchâtel, coordonne tout sur l’Allemagne et accomplit un travail fantastique. Nous devons dépenser énormément d’énergie pour susciter la crédibilité — auprès de ceux qui travaillent avec nous, mais aussi auprès de ceux que nous voulons atteindre. En Grèce, un jeune homme a déjà rassemblé à lui seul trois cents signatures en faveur de l’appel et a organisé les moyens nécessaires pour accueillir trois à quatre cents personnes lors du congrès prévu à Athènes. « Les États généraux », nous devons d’abord les inventer ; j’espère qu’à Athènes, des textes seront débattus, que des travaux collectifs naîtront. Et après, nous devrons créer autour de cet événement une sorte de mythologie. Il faudra que l’on sache que quelque chose s’est passé à Athènes. Les journalistes joueront là un rôle central. Si les journalistes écrivent seulement que c’est à nouveau une lubie de Bourdieu, cela nous nuira.

WoZ: Dans votre livre « La misère du monde », vous avez montré que les victimes du néolibéralisme sont des personnes très différentes et qu’elles poursuivent des intérêts très divers. Maintenant, vous voulez engendrer un mouvement qui se réfère à des valeurs universelles : dans l’opposition au néolibéralisme. Comment conciliez-vous cela ?

PB: C'est une grande contradiction. Mais nous sommes forcés de résoudre cette contradiction. Si nous ne faisons rien, de plus en plus de gens adhéreront aux idées d’extrême-droite. J’ai écrit cela dans un texte en rapport avec Haider en Autriche : l’absence d’un mouvement qui donne un sens à la vie favorise la montée de mouvements fascistoïdes. À mon avis, combattre Le Pen et ses adeptes fait partie des fonctions de ce mouvement social — ce n'est pas sa fonction principale, mais c’est une de ses fonctions secondaires très importante. En 1995, quand il y a eu les grands mouvements de grève en France, il n’était soudain plus du tout question de Le Pen. Même les gens qui auraient été réceptifs à son argumentation raciste se sont joints à ce mouvement de grève. Il est vrai que les conséquences du néolibéralisme sont dramatiques : il atomise les gens, il les éloigne les uns des autres, il détruit les groupes, les collectifs, les structures de défense collectives et les laisse là isolés, avec des intérêts antagoniques, avec des espoirs opposés. Tout cela favorise le développement de mouvements fascistoïdes. Des gens démunis, désespérés, sont attirés par le populisme. L’une des fonctions d’un nouveau mouvement est désormais de dire à ces gens que tout cela n’est pas un hasard, que ce n'est pas non plus la faute des étrangers, mais le produit d’une politique économique — d’une politique qui pourrait aussi être autre. On voit bien justement à l’exemple de la position politique sur l’immigration l’hypocrisie des socialistes français : leur politique vis-à-vis des immigrés entrés illégalement en France a été exceptionnellement dure, et ils ont répondu aux manifestations dans les banlieues par une répression des plus cinglantes. Aujourd’hui, la police de l’immigration effectue partout dans les écoles des contrôles sévères mais pour l’intégration des gens, ils n’ont absolument rien fait. Il y a dix ans, j’ai critiqué l’hypocrisie de Mitterrand quand il a dit aux immigrés : « Vous êtes ici chez vous ! ». Chez vous ? Sans carte d’identité, sans rien ?

WoZ: Votre engagement politique est-il né de votre travail de chercheur pour « La misère du monde » ou aviez-vous au contraire entrepris cette recherche à cause de votre engagement politique ?

PB: Les deux. Quand j’ai commencé ce travail, je voulais d’un côté tester une nouvelle technique d’enquête, d’un autre côté j’avais aussi une intention politique : les socialistes étaient déjà au pouvoir depuis quatre ou cinq ans, on était à la veille d’élections, et je voulais auparavant tirer une sorte de bilan de l’action socialiste — un réel bilan. Bien sûr, ce travail a intensifié chez moi le sentiment d’urgence. Après avoir vu ces choses — et j’ai vu beaucoup plus que ce qui est consigné dans le livre — il m’est devenu impossible de ne pas intervenir.

WoZ: En ce moment, travaillez-vous à nouveau à un grand projet scientifique comme « La misère du monde » ?

PB: Non, pas vraiment. Il y a et il y a eu cependant des projets semblables dans d’autres pays. En Suisse, une femme, Claudia Honnegger, a conduit un projet analogue. En Grèce et en Allemagne, on travaille aussi à de telles recherches. Ils ne me copient pas, bien sûr, mais mon travail a suscité des projets du même type. En Allemagne, la traduction de mon livre a été un grand succès et a amené beaucoup de sociologues à travailler davantage avec des entretiens non directifs et des témoignages recueillis oralement.

WoZ: Quelles ont été les conséquences du succès de votre livre en France ?

PB: C’est difficile à dire. Je pense qu’il a certainement eu une grande influence. Tous les hommes politiques l’ont lu, des gens de la droite, même Jacques Chirac m’a écrit, c’était surprenant. De nombreux hommes politiques étaient touchés parce qu’aucun honnête homme ne peut lire ce livre sans être touché. J’ai aussi reçu de nombreuses réactions d’intellectuels, d’écrivains. Mais malheureusement, je ne crois pas que cela ait réellement entraîné des conséquences politiques.

WoZ: Et quel effet a eu « La misère du monde » sur ceux qui y racontent leur histoire ? De nouvelles perspectives se sont-elles ouvertes à eux ?

PB: Cela dépend. Souvent, le fait d’avoir simplement pu parler était déjà important pour eux. Beaucoup l’ont d’ailleurs dit dans le livre. Mais il faudrait aller plus loin. J’ai là une utopie : fonder une sorte de Société mondiale pour la socioanalyse, comme cela existe déjà pour la psychanalyse. Au cours de mon travail, j’ai de plus en plus souvent constaté que de nombreux drames personnels à cause desquels les gens consultent des psychanalystes, pourraient au moins en partie être traités par des sociologues. Il y a tellement de sociologues au chômage, nous pourrions les former afin que, dans les hôpitaux, dans les prisons, dans les écoles, dans beaucoup d’institutions et de collectifs, ils aident les gens à aborder leurs problèmes. Je pense par exemple aux nombreux parents qui ont des problèmes avec leurs enfants parce qu’ils échouent à l’école. Je ne dis pas que les sociologues pourraient tout résoudre, mais ils pourraient éclairer de nombreux aspects. Par exemple, j’ai une amie, psychanalyste de l’École Mélanie Klein, qui travaille avec des enfants. Je lui ai demandé un jour comment elle pouvait faire des tests avec ces enfants sans même leur demander quelle était la profession de leur père, je lui ai dit que ce n’était pas sérieux. J’ai moi-même dans ma jeunesse effectué des tests de Rorschach : ils peuvent mettre en évidence certaines choses, mais de nombreux points ne sont compréhensibles que lorsque l’on sait de qui une personne est la fille ou le fils. Mon amie a commencé à prendre en compte de tels éléments. Elle avait par exemple le cas d’un garçon qui s’infligeait constamment des blessures. Et elle a découvert que le père de ce gamin était un polytechnicien brillant qui donnait toujours à comprendre à son fils qu’il n’était bon à rien. Le père était polytechnicien — pas balayeur ou chômeur. C’est important, pourtant la psychanalyse laisse pratiquement de côté de tels éléments. La psychologie et la psychanalyse se placent dans une tradition de l’individu, et nous voulons introduire ici une dimension sociale. — Vous m’avez demandé tout à l’heure quel pourrait être le rôle des intellectuels dans un mouvement social : je suis d’avis que cela pourrait être la socioanalyse. Après tout, les mouvements sociaux sont faits par des hommes qui ont tous leurs aspirations sociales, leurs ressentiments et leurs peurs. On peut considérer sous cet angle de nombreuses périodes funestes de l’histoire : Staline, un ancien séminariste de province, enviait Lénine, homme plus international qui avait étudié en Suisse. Cela explique certaines choses.

WoZ: Revenons au rôle des syndicats. Vous avez écrit : « Le syndicalisme européen est encore à inventer » :

PB: On nous reproche souvent à propos de ce projet que tout cela existe déjà : il y a un Parlement européen, il y a une Confédération Européenne des Syndicats. Mais je dis : rien n’est encore fait ! Il semble qu’il y ait tout en Europe, mais en réalité il n’y a rien. La Confédération Européenne des Syndicats est un pur lobby ; il n’y a pas de véritable mouvement syndical européen. La question est : comment un tel mouvement pourrait-il se former ? Est-ce que ce serait une fédération des syndicats qui existent déjà ? Cela supposerait nombre de négociations préalables. Mais peut-être pourrait-il aussi naître de la pression d’un mouvement de groupes minoritaires qui à l’échelle européenne, mènent des combats que les syndicats eux-mêmes ne prennent pas en compte. Si nous voulons un syndicalisme européen, nous devons exercer de plus en plus de pression pour forcer les syndicats à un changement. Pour cela, nous avons besoin d’alliés au sein même des syndicats. Il y a par exemple dans le syndicat allemand IG Metall des gens très influents qui sont avec nous — chez IG Medien aussi, ce qui n'est pas un hasard puisque c’est là-bas que se trouvent les intellectuels. Les syndicats des petits pays sont aussi très importants. Les Grecs jouent un rôle central parce qu’ils représentent un petit pays et qu’ils pourraient éventuellement s’associer aux Portugais. Les Danois aussi sont importants et la Suisse pourrait jouer un rôle intéressant. Il faut aider les forces sociales…

WoZ: Ce sera donc plutôt une mobilisation des têtes des syndicats, une mobilisation par le haut ?

PB: Il y a aussi le cas où la base participe et où la tête ne suit pas. La base bouge, et la tête défend les intérêts de l’appareil. Des appareils syndicaux entiers dépendent de l’existence des structures européennes. Tous ces apparatchiks maîtrisent les langues étrangères, ils sont cultivés — et ils sont coupés de la base. Ce sont des choses connues de tous, mais personne n’ose en parler ouvertement. Somme toute, les mouvements sociaux sont très hétérogènes, avec des contradictions internes immenses que personne n’analyse. Ici, on pourrait très bien utiliser la socioanalyse dont je parlais tout à l’heure. On pourrait expliquer à quelqu’un qui ne progresse plus à un certain stade que cela est en rapport avec sa position sociale, peut-être aussi avec le fait qu’il a échoué au cours de ses études.

WoZ: Quelle sera pour vous la prochaine étape, après le lancement de la Charte le 1er mai ?

PB: La prochaine étape, ce seront des rencontres de travail transnationales, en Belgique, en Autriche, dans d’autres pays, pour continuer à développer des points spécifiques de la Charte et pour préparer la grande rencontre prévue pour l’année prochaine à Athènes. C’est là que l’on discutera les travaux des différents groupes. Naturellement, nous prévoyons aussi des publications. Nous avons notre collection « Raisons d’agir » : les textes viennent juste d’être publiés en allemand et ils vont aussi paraître en anglais. Tout cela doit devenir un réseau — une sorte d’instrument intellectuel commun. Mais nous prévoyons aussi des interventions et des prises de position sur certains problèmes. Par exemple, à l'automne, une rencontre aura lieu à Nice quand la France prendra la présidence de l’Union européenne. Il est probable que, là aussi, nous intervenions.

    


Pierre Bourdieu


Un grand Merci à Véronique Gola pour sa traduction !


 

   
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