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  Pierre Bourdieu

 
   

sociologue énervant

 
   

Des entretiens avec l'animal

 
    

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  Le gars Bourdieu

 L'homme décide, la femme s'efface.

 
 

Bourdieu

Entretien  avec Catherine Portevin, Télérama n°2532 - 22 juillet 1998.

1. Pierre Bourdieu : L'homme décide,la femme s'efface, entretien avec Catherine Portevin, Télérama n°2532, 22 juillet 1998.
2. Pierre Bourdieu :
Il manquera toujours la moustache, entretien avec Catherine Portevin, Télérama n°2533, 29 juillet 1998.
3. Pierre Bourdieu : Le corset invisible, entretien avec Catherine Portevin, Télérama n°2534, 5 août 1998.
4. Pierre Bourdieu : La transgression gay, entretien avec Catherine Portevin et Jean-Philippe Pisanias, Télérama n°2535, 12/08/1998.
5. Pierre Bourdieu : Les aventuriers de l’île enchantée, entretien avec Catherine Portevin et Jean-Philippe Pisanias, Télérama n°2536, 19/08/98.

 

 
 

Pierre Bourdieu, il faudrait être pour ou contre, et de préférence contre. Voilà la seule alternative que semble laisser le tir de barrage actuel déchaîné par le sociologue chez les intellectuels français et dans la presse (1). Manifestement, le succès populaire des petits livres de sa collection " Liber/Raisons d'agir " (entre 100 000 et 200000 exemplaires) en dérange plus d'un. Il faut dire que chaque opus s'attaque avec une belle constance subversive à tous les pouvoirs (les médias, les intellectuels, la pensée néolibèrale). Plutôt qu'alimenter de fausses polémiques, nous avons préféré prendre le temps de la conversation et laisser ouvert le débat. 

En revenant aux livres. A la fin de l'été, sort le dernier ouvrage de Pierre Bourdieu, aux éditions du Seuil. Sujet : la domination masculine. Un texte longtemps porté, bref comme les évidences, dense comme une pensée qui va trop vite pour être écrite tout entière. La Domination masculine semble couronner et condenser les thèmes centraux de la sociologie de Bourdieu. L'auteur de La Noblesse d'Etat et de La Distinction sans cesse met au jour nos déterminismes, tout ce qui va de soi et avec quoi nous pensons, nous agissons, nous choisissons, voire nous aimons. Nous pouvons nous féliciter des avancées indéniables de la condition féminine depuis cinquante ans, militer pour la parité en politique et le partage des tâches domestiques, nous restons, à notre insu, formés par la vision masculine du monde, qui fonde la différence entre les sexes. Or, cette domination masculine, à laquelle l'histoire a cherché à donner un caractère naturel, biologique, est un arbitraire culturel et une construction sociologique que non seulement la famille mais aussi l'Etat et l'école s'attachent à reproduire.

Nous avons demandé à Pierre Bourdieu de décliner et d'illustrer sa théorie par des " travaux pratiques ". Nous avons choisi cinq thèmes : un objet (la jupe), des personnages (la femme pdg et l'infirmière, le couple homosexuel), un sentiment, enfin (l'amour). Chemin faisant, on parlera du contrat d'union sociale et de l'Algérie, du mouvement social et du féminisme, des femmes ministres et de l'école, de la littérature et du mariage. Cette semaine, le paysan kabyle, que l'assassinat de Matoub Lounès allait projeter sur le devant de la scène. Ce Kabyle, si loin de nous (croyons nous), si proche (dit Bourdieu), qui représente tout cet univers méditerranéen dont nous avons hérité. Entretien.

 

TELERAMA : Pourquoi ce détour par la société kabyle pour analyser la domination masculine dans nos sociétés ? Et qu'est-ce que le paysan kabyle nous révèle de nous-mêmes? 
 
pointg.gif (57 octets) PIERRE BOURDIEU : Ce problème du rapport entre les sexes nous est tellement intime que l'on ne peut pas l'analyser par le seul retour réflexif sur soi-même. Sauf capacités exceptionnelles, une femme ou un homme ont beaucoup de mal à accéder à la connaissance de la féminité ou de la masculinité, justement parce que c'est consubstantiel à ce qu'ils sont.  
C'est pourquoi j'ai jugé indispensable ce détour par la société kabyle, apparemment très éloignée, en réalité très proche. Je l'ai étudiée longuement naguère (2), du dehors et avec beaucoup de sympathie. J'ai pu en reconstituer le mode de pensée. Mode de pensée qui est encore présent en nous. Par exemple, pour les rites de fécondité, on cuisine des aliments qui gonflent. On les retrouve en Kabylie, pour les fêtes de mariage, de circoncision ou pour l'ouverture des labours. Et, dans mon enfance, à mardi gras (3), on faisait des beignets, c'est-à-dire des choses qui gonflent: comme le ventre de la femme ou le grain en gestation dans la terre, mais aussi comme le phallus, signe de la puissance fécondante masculine. Cette civilisation méditerranéenne est très vivante chez tous les hommes... et chez toutes les femmes ! Car les structures de pensée dominantes s'imposent aussi aux dominés.

pointg.gif (57 octets) TRA : Et c'est en pensant aux Kabyles que, par exemple vous vous êtes souvenu de la façon dont on tuait le cochon dans votre Béarn natal. Pourriez-vous raconter? 
 
pointg.gif (57 octets) P.B : Dans la cérémonie - car c'en était une - de la mort du cochon, les hommes avaient un rôle bref, spectaculaire, ostentatoire: ils poursuivaient le cochon, ils portaient le coup de couteau, ça criait, le cochon gueulait, le sang coulait... Et puis après, les hommes se reposaient, jouaient aux cartes pendant deux jours tandis que les femmes s'affairaient à découper, fabriquer les boudins, les saucisses, les saucissons, les jambons. Comme en Kabylie, pour la cueillette des olives l'homme arrive avec une grande gaule, symbole masculin, d'accord, mais surtout il frappe les branches, acte bref, masculin, ça dure dix minutes, et ensuite la femme et les enfants ramassent les olives sous le soleil des journées entières. De cette opposition entre le haut et le bas, le spectaculaire et le minutieux découlent des tas de préjugés. On dira que les femmes aiment les petites tâches, qu'elles aiment se baisser, se courber, qu'elles sont aussi un peu mesquines. On fait comme si elles aimaient ce qu'elles sont condamnées à faire ; et, d'ailleurs, elles finissent par l'aimer puisqu'elles ne connaissent pas autre chose.  
  
pointg.gif (57 octets) TRA : A quels gestes très contemporains associeriez-vous celui de l'homme qui tue le cochon?  

pointg.gif (57 octets) P.B. : Je le vois dans toutes les oppositions qui dessinent la division des sexes : le patron qui décide et la secrétaire qui assure le suivi, discontinu/continu, spectaculaire, éclatant, brillant/routinier, monotone, obscur... comme dit Verlaine "les travaux humbles et faciles"! Les Kabyles disent "la femme se débat comme la mouche dans le petit-lait, personne ne la voit ". Dans nos sociétés, même dans l'espace domestique, les hommes sont sollicités pour prendre les grandes décisions, mais ces décisions sont préparées par les femmes. Nous avons pu observer qu'à l'occasion de l'achat d'une maison, dans tous les milieux, les hommes ne s'abaissent pas à se renseigner, ils laissent aux femmes le soin de poser les questions, de demander les prix, et si ça va, ça va, Si ça ne va pas, c'est elles qui ont tort. Par des milliers de petits détails de ce genre, les femmes s'effacent ou sont effacées, et cela d'autant plus qu'elles sont de milieu plus modeste. L'origine sociale redouble cet effet. 
C'est d'autant plus indécrottable que personne n'y met ni méchanceté ni mauvaise volonté.  
  
pointg.gif (57 octets) TRA: La masculinité fonctionnerait alors comme une noblesse? 
 
pointg.gif (57 octets) PB. : Oui. Elle a toutes les propriétés de la noblesse. Tout ce que valorisent les Kabyles - le sens de l'honneur, le devoir de garder la face - sont les valeurs viriles de noblesse, d'excellence... C'est le port de tête, la façon de se tenir, comme à l'armée, dans le garde-à-vous. Dans mes premières enquêtes sur l'honneur, en Kabylie, un mot revenait toujours : qabel, c'est-à-dire " faire face ". C'est lié à la qîbla, qui désigne La Mecque, c'est-à-dire " l'est " : faire face à l'est. Le mot qabel condense tout ce qui est ancré dans le tréfonds de la culture. L'est, c'est l'Orient, le soleil levant, toutes les églises sont tournées vers l'est. Toutes nos mythologies sont enracinées dans ce genre d'oppositions que l'on ne peut déraciner par un simple effort de volonté.  
On me dit souvent pessimiste. Non! Je veux seulement montrer combien sont profondes les racines de l'opposition masculin/féminin. Elle est liée àtoutes les oppositions fondamentales sur lesquelles reposent notre éthique (élevé/bas, droit/tordu, etc.) et notre esthétique (chaud/froid - on le dit des couleurs -, raide/souple, etc.).  
Regardez dans l'Université, la séparation entre les disciplines: les sciences dites dures sont du côté masculin. Et d'une femme qui fait des mathématiques on dit que ce n'est pas bon pour elle, que c'est " desséchant ", ce qui veut dire aussi stérile, elle n'aura pas d'enfants, elle restera célibataire...  
  
pointg.gif (57 octets) TRA : Ce paysan kabyle ne nous est-il pas devenu d'autant plus lointain que la figure de la femme musulmane opprimée nous devenait proche, en particulier en Algérie? 
 
pointg.gif (57 octets) P.B. : On voit en effet apparaître des femmes algériennes très extraordinaires (je pense à Salinia Ghezali ou à Louisa Hanoune). Elles sont rendues possibles par le système scolaire, qui est le grand instrument de la libération des femmes. Le mouvement féministe lui-rnême est le produit du système scolaire, qui - et c'est un paradoxe que l'on ne comprend pas toujours - est en même temps un des lieux où se reproduit la domination masculine, par des voies subtiles, à travers la hiérarchie des disciplines par exemple, une façon de détourner les filles de certaines filières techniques ou scientifiques...  
C'est en Kabylie que la France, voulant diviser pour régner, a implanté les premières écoles, dès 1880, ce qui a permis aux filles de commencer à s'affranchir de l'emprise familiale... et de l'emporter sur les garçons. Car, dans les petites classes, on sait que partout les filles sont meilleures que les garçons. Notamment parce qu'elles sont plus " dociles ", plus soumises, selon la logique traditionnelle de la division du travail la docilité, c'est aussi une disponibilité, docilis, c'est celui qui est disposé à apprendre (de docere, " enseigner ").  
En Algérie, l'instauration du Code de la famille, en 1984, a opéré une régression extraordinaire. Tout cela a produit des femmes explosives, mûres pour la révolte... et courageuses, à la fois moralement et intellectuellement. Je les admire beaucoup.  
  
pointg.gif (57 octets) TRA : Et, en même temps, n'a-t-on pas tendance à réduire le conflit algérien à des hommes sanguinaires - des bêtes! -qui tuent des femmes victimes? 
 
pointg.gif (57 octets) P.B. : Il y a en effet une exploitation politique de la situation des femmes. Ceux que l'on appelle les éradicateurs [ceux qui, avec le régime algérien, ont soutenu l'annulation du processus électoral de 1991, voté la dissolution du FIS et s'opposent à toute forme de dialogue avec les islamistes, même modérés, NDLR] utilisent les difficultés de la condition féminine en Algérie pour justifier une forme de racisme anti-slam. La femme algérienne devient l'incarnation de la victime exemplaire d'une barbarie fanatique. Quant aux intellectuels français, ils ne devraient pas faire interférer leurs préoccupations nationales (1es problèmes de l'immigration) dans un conflit qui n'a rien à voir. En fait, l'Algérie sert souvent de test projectif.  
  
pointg.gif (57 octets) TRA : Dans ce contexte, un livre sur la domination masculine, où, en gros, vous montrez que les Kabyles c'est nous, est plutôt provocateur? 
 
pointg.gif (57 octets) P.B. : C'est sûr que j'ai un peu cette arrière-pensée... Nous sommes des Kabyles, mais des Kabyles hypocrites. L'expression de la mythologie méditerranéenne est chez nous voilée, voire censurée, mais elle est là tous les jours. On cherche un chef, même seulement pour diriger une réunion de copropriétaires, et, sans nême y penser, on exclut les femmes ; dans des professions très féminines comme le journalisme, l'enseignement, même là, dès qu'il faut un chef, on mettra un imbécile plutôt qu'une femme. En toute bonne foi ! Cela change un peu mais pas autant qu'on le dît.  
  
(1) Voir la réplique musclée de la revue Esprit : Le populisme version Bourdieu (1uillet 1998).

(2) Notamment dans ses premiers ouvrages Sociologie de l'Algérie (éd. PUF. 1958) et surtout Le Déracinement avec Abdelmalek Sayad (éd. de Minuit, 1964 et 1977).

(3) La veille de l'entrée dans le Carême catholique correspond, dans sa version profane, aux fêtes des prémices du printemps.

 
Le gars Bourdieu  

 

 
    

   
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