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  Pierre Bourdieu

 
   

sociologue énervant

 
   

Des textes sur et autour

 
      Armand Duchaussoy
Le sociologue Pierre Bourdieu face à « l'invasion néo-libérale ».
 
    Information Ouvrières, quinzaine du 22 décembre 1998 au 5 janvier 1999 (ndlr : publication du Parti des Travailleurs, extrême-gauche "lambertiste").  
   

 

Depuis quelques temps le sociologue Pierre Bourdieu fait la "une" des médias. Après s'être longtemps consacré à la "science pure", il a décidé de descendre dans l'arène politique.
Ainsi l'a-t-on vu en janvier 1998, mégaphone aux lèvres, dans une espèce d'imitation de Jean Paul Sartre, saluer le mouvment des chômeurs comme un "miracle social".

pointg.gif (57 octets) Qu'un professeur du Collège de France aussi renommé se soit décidé, contrairement à son habitude, à se mêler de politique, mérite attention ; d'autant plus qu'à la différence de Touraine, qui a approuvé la réforme Juppé sur la Sécurité sociale, Bourdieu s'était prononcé nettement contre et entend dit-il combattre les effets de la mondialisation ou de ce qu'il appelle "l'invasion néo-libérale". Le succès de ses prises de position auprès de militants, et surtout d'étudiants, se mesure au fort tirage de ses petits livres de la collection Liber. Voyons donc quelles sont ses orientations politiques. 

pointg.gif (57 octets) Bourdieu défenseur du service public et des acquis sociaux?

Au cours du mouvement social de novembre-décembre 1995 contre le plan Juppé, Bourdieu s'était rendu à la gare de Lyon pour apporter son soutien aux cheminots en grève, et la presse avait réservé un large écho à cet événement :
"Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la destruction d'une civilisation associée à l'existence du service public, celle de l'égalité républicaine des droits, droit à l'éducation, à la santé, à la culture, à la recherche, à l'art, et, par-dessus tout, au travail."
Quel travailleur, quel militant syndical, confronté chaque jour à la destruction de ces acquis, n'approuverait une telle déclaration? Mais qui est responsable de cette déréglementation ? Le gouvernement ? Ceux qui l'ont précédé ? Les partis politiques qui le soutiennent?
Pas exactement, semble t-il. Bourdieu accuse en fait la technocratie, cette noblesse d'Etat "qui puise la conviction de sa légitimité dans le titre scolaire et dans l'autorité de la science, économique notamment…"(Contre-feux, 1998 p. 30).
N'y a-t-il pas une contradiction entre le soutien apporté par Bourdieu, en 1995, à "l'égalité républicaine des droits, droit à l'éducation"..., et sa dénonciation en 1998 du "titre scolaire"?
Dénoncer le "titre scolaire", le diplôme, ne rappelle-t-il pas étrangement la propagande de la réaction, sous la IIIème République, désignant l'instituteur comme responsable de tous les maux? 

pointg.gif (57 octets) Pour Bourdieu, "l'Etat est une réalité ambigüe"

Plus loin, Bourdieu écrit: "Ce qui est en jeu aujourd'hui, c 'est la reconquête de la démocratie contre la technocratie : il faut en finir avec la tyrannie des "experts" style Banque mondiale ou FMI qui imposent sans discussion les verdicts du nouveau Leviathan, les "marchés financiers", -et qui n'entendent pas négocier, mais "expliquer"… (Contre-feux, p. 13).
Mais la Banque mondiale et le FMI n'ont-ils pas, depuis des années, leurs serviteurs au niveau même du gouvernement, qui fixe les tâches des "technocrates" au service de la "privatisation de l'économie", tâches qui consistent entre autres à détruire les "titres scolaires" ouvrant l'accès à la qualification reconnue par les statuts et conventions collectives?
En 1991, dans un entretien au Monde, Bourdieu avait donné son opinion sur les dirigeants socialistes :
"Que les socialistes n 'aient pas été aussi socialistes qu'ils le prétendaient, cela n'offusquerait personne : les temps sont durs et la marge de manoeuvre n est pas grande."
Voilà donc les gouvernements Mitterrand disculpés au nom des contraintes économiques qu'ils évoquaient eux-mêmes, c'est-à-dire au nom des intérêts capitalistes. Mais, pour Bourdieu, "l'Etat est une réalité ambigüe. On ne peut pas se contenter de dire que c'est un instrument au service des dominants" (conférence à Athènes, en octobre 1996, Contre-feux, p. 39). L'Etat, dit-il, a une main droite et une main gauche.
Cela explique sans doute la suite de son intervention à la gare de Lyon. Curieusement, il ne dit rien des revendications des cheminots, mais au contraire il évoque une nouvelle "définition éclairée et raisonnable de l'avenir des services publics, santé, éducation, transports, etc.." 

pointg.gif (57 octets) Le maintien du statut des cheminots: "pas raisonnable"?

Est-ce à dire que la revendication du maintien du statut des cheminots n'était pas raisonnable? La destruction du statut des cheminots n'est-elle pas la condition nécessaire de la privatisation du service public?
Bourdieu préfère insister sur la "réinvention des services publics". N'est-ce pas précisément la tâche à laquelle se sont attelés les gouvernements de droite et "de gauche", mettant en oeuvre les directives de l'Union européenne, du FMI et de la banque mondiale? Bourdieu est devenu un expert (mais il n'est pas le seul) dans l'art du flou. Il écrit :
"On peut récuser le technocratisme autoritaire sans tomber dans un populisme auquel les mouvements sociaux du passé ont trop souvent sacrifié, et qui fait le jeu, une fois de plus, des technocrates" (Contre-feux, p. 33).
"Populistes", les mouvements sociaux du passé qui ont arraché les conquêtes et garanties sociales ? "Populiste", la grève générale de juin 1936 ? "Populistes", les mouvements sociaux des années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, qui ont arraché cet essor de la santé publique que les gouvernements de droite et "de gauche" veulent anéantir ?
Ce flou artistique permet à Bourdieu de pourfendre une "technocratie" indéterminée, asexuée, dont on ne comprend pas bien quels intérêts elle sert.
Il faudrait donc, selon Bourdieu, réformer les services publics. Mais en 1995, les cherninots voulaient le statu quo, c'est-à-dire le maintien de leur statut.
Bourdieu propose d'affronter la technocratie "sur son terrain privilégié, celui de la science", et il appelle à la mobilisation des intellectuels. 

pointg.gif (57 octets) Radicalisme verbal

Or que dit cette science sociologique qui est la sienne sur le problème des droits acquis en matière de statuts et de conventions collectives ? Bourdieu sait pertinemment que ces garanties collectives ont un de leurs fondements essentiels dans l'instruction et les diplômes.
Mais dans tous ses ouvrages, de La Reproduction (1970) aux Méditations pascaliennes (1997), il n'a cessé de caractériser l'école comme une machine à reproduire les privilèges, en particulier de cette fameuse "noblesse d'Etat":
"Le système d'enseignement ne réussit à s'acquitter aussi parfaitement de sa fonction idéologique de légitimation de l'ordre établi que parce que ce chef d'oeuvre de mécanique sociale réussit à cacher, comme par un emboîtement de boîtes à double fond, les relations qui, dans une société divisée en classes, unissent la fonction d'intégration intellectuelle et morale à la fonction de conservation de la structure des rapports de classes caractéristique de cette société" (La Reproduction, p. 238).
Ainsi, Bourdieu admet que la société est divisée en classes. Mais pas un mot sur le système pourrissant de la propriété privée des moyens de production, sur lequel sont fondés les rapports sociaux de production, rapports entre capitalistes et exploités qui vendent leur force de travail aux capitalistes exploiteurs.
Omission constante, qui lui permet de manier le radicalisme verbal sams toucher au fond du problème : à savoir que le système pourrissant de la propriété privée des moyens de production est à la racine de la destruction de la civilisation industrielle, de la destruction du service public, de l'égalité républicaine des droits, droit à l'instruction, à la santé, à la culture, de la destruction des forces productives et de celle qui les met en mouvement, la force de travail.
Omission des rapports réels de la société, qui permet à Bourdieu de ne pas mentionner la destruction des droits et acquis arrachés par la lutte de la classe ouvrière, de ne pas mentionner la destruction des statuts et conventions collectives, etc…
Ce qui l'amène à transférer sur le "système d'enseignement" la responsabilité des conséquences de la survie du systeme pourrissant de la propriété privée. 

pointg.gif (57 octets) Sous la paille des mots le grain des choses

On connaît ce discours, que plusieurs courants, dont les althussériens, ont largement développé en 1968 et après, dénonçant l'école et le savoir comme sources d'aliénation, discours qui a eu la fonction politique de protection de l'Etat et des appareils bureaucratiques, disculpés ainsi de leurs responsabilités dans l'échec de la grève générale. La fonction de l'école serait de contribuer au maintien de l'ordre établi.
On aurait donc pu s'attendre à ce que Bourdieu propose d'abolir les contre-réformes qui, depuis le début des années 1960, commençaient à remettre en cause le droit à l'instruction publique. Mais pour lui, l'obstacle n'est pas là. Ce sont les titres scolaires eux-mêmes qu'il met en cause constamment, comme base de privilèges :
"Le diplôme tend à empêcher que la mise en relation de la relation patente entre le diplôme et le statut professionnel avec la relation plus incertaine entre la capacité et le statut fasse surgir la question de la relation entre la capacité et le diplôme, et conduise ainsi à une mise en question de la fiabilité du diplôme, c'est-à dire de tout ce que légitime la reconnaissance de la légitimité des diplômes" - (La Reproduction, p. 203). 

pointg.gif (57 octets) Une dénonciation du système scolaire

Suit une dénonciation du système scolaire français, qui, "entre tous les systèmes d'enseignement européens, confère à l'examen le poids le plus grand" et qui ne produit qu'un effet de certifîcation "rendu possible par la longueur ostentatoire et parfois hyperbolique de l'apprentissage" (idem, p. 251).
Traduit en langage naturel, cette citation signifie le fait que les statuts professionnels soient fondés sur des diplômes socialement reconnus empêche l'individualisation des compétences.
N'est-ce pas ce que réclame le patronat depuis longtemps?
Exagération ! diront sans doute certains, prétextant que ces textes ne sont caractéristiques que d'une période de la pensée de Bourdieu. Si c'était le cas, comment alors expliquer que, neuf ans plus tard, il enfonce le clou sur cette question : 
"Les principes les plus visibles des différences officielles (c'est à dire officiellement enregistrées dans des statuts et des salaires) qui s'observent au sein de la classe ouvrière sont l'ancienneté et l'instruction (technique ou générale), dont on peut se demander si elles sont valorisées, surtout chez les contremaîtres, au titre de garanties de compétence ou comme attestations de "moralité", c'est à dire de conformité, voire de docilité" (La Distinction, p.452). 

pointg.gif (57 octets) Les apôtres de l'ignorance

Tout ce discours est conforme aux objectifs de nos apôtres de l'ignorance et de la destruction de tout le système d'enseignement, partisans de la "formation continue" tout au long de la vie, qui n'est pas autre chose que la légitimation de la précarité généralisée, conforme aux objectifs d'Allègre d'allègement des programmes, au projet Attali de diplômes à validité temporaire. Mais Bourdieu s'est bien gardé de mettre en cause les "titres scolaires" devant les cheminots de la gare de lyon. 
Monsieur l'idéologue s'efforce de cacher soigneusement la réalité : il s'en prend aux "contremaîtres".
Mais que pense Bourdieu du fait que, par exemple, pour la majorité des personnels de la Sécurité Sociale, les "gros" salaires de 8 000 F par mois verront la suppression de la prime d'ancienneté de 2 % par an inscrite dans leur convention collective nationale ? On ne le saura pas. Monsieur l'idéologue peut vaquer tranquillement à ses méditations. Peu lui importe que Mme le Ministre Aubry entende "geler l'ancienneté pendant cinq ans" pour les employés de la Sécurité Sociale, soit remettre en cause une augmentation de 2 % par an. Pour un salaire actuel de 8 000 F par mois, cela représente une perte de 6 678 f en moyenne annuelle sur dix ans, soit presque un mois de salaire ! (Voir Informations Ouvrières, n° 363, 9 décembre 1998).
Dans les ouvrages ultérieurs, Raisons pratiques (1994) ou Méditations pascaliennes (1997), il poursuit la même argumentation, présentant l'école comme un système dispensateur de privilèges, producteur chez les dominés de soumission à l'ordre établi, mécanisme que, selon lui, le marxisme s'est interdit de comprendre.
Très certainement, le marxisme est une méthode visant à aider les opprimés dans leur lutte libératrice, et certainement pas à œuvrer au maintien de la domination de classe de la bourgeoisie. Le marxisme ne vise pas à faire reconnaître par la classe ouvrière la légitimité de cette domination. 

pointg.gif (57 octets) Un destin européen ? 

Pourfendeur du marxisme, Bourdieu propose un nouvel "internationalisme", qui vise en fait à intégrer les syndicats et ressemble fort à la "mondialisation" imposée par le FMI, la Banque mondiale et l'Union européenne. Lors d'un forum du DGB de Hesse, en 1997, il a appelé à ce nouvel internationalisme, "tâche qui incombe au premier chef aux organisations syndicales. Mais l'internationalisme, outre qu'il a été discredité, dans sa forme traditionnelle, par la subordination a l'impérialisme soviétique, se heurte à de grands obstacles du fait que les structures syndicales sont nationales (liées à l'Etat et pour une part produites par lui) et séparées par des traditions historiques différentes..."
Bourdieu regrette que "l'Europe sociale" se réduise à quelques grands principes annexés au traité de Maastricht et souhaite le développement de la Confédération européenne des syndicats : "Les instances internationales, comme la Confédération européenne des syndicats, sont faibles (par exemple, elles tiennent en dehors un certain nombre de syndicats, comme la CGT) en face d'un patronat organisé..." (Contre-feux, p. 71).
Ainsi, celui qui veut être le nouveau porte-parole des "nouveaux mouvements sociaux" est partisan du traité d'Amsterdam et de son bras armé qu'est la CES, dont les objectifs avoués sont la liquidation de l'ensemble des acquis ouvriers.
Bourdieu, qui a appelé, après les élections régionales, la "gauche" à être vraiment de gauche, a choisi sa place, à gauche de la "gauche" et dans le cadre du traité de Maastricht :
"Il est temps que le quatuor Jospin, Chevènement, Hue, Voynet se rappelle que les majorités de gauche ont conduit au désastre chaque fois qu'elles ont voulu appliquer les politiques de leurs adversaires et pris leurs électeurs pour des idiots amnésiques" (Le Monde, 8 avril 1998). 

pointg.gif (57 octets) Défense de Maastricht, des directives de Bruxelles : rien de bien nouveau sous le soleil

Certes, mais Jospin, Chevènement, Hue et Voynet ne le savent-ils pas ? En réalité, Bourdieu se situe dans la logique de "l'Europe sociale", celle du traité d'Amsterdam, destructeur des acquis sociaux, qui est précisément la logique de la droite et de la "gauche" institutionnelle:
"Et si l'on peut donc conserver quelque espérance raisonnable, c'est qu'il existe encore, dans les institutions étatiques et aussi dans les dispositions des agents (notamment les plus attachés à ces institutions, comme la petite noblesse d'Etat), de telles forces qui, sous apparence de défendre simplement, comme on le leur reprochera aussitôt, un ordre disparu et les "privilèges" correspondants, doivent en fait, pour résister a l'épreuve, travailler à inventer et à construire un ordre social qui n 'aurait pas pour seule loi la recherche de l'intérêt égoïste et la passion individuelle du profit, et qui ferait place à des collectifs orientés vers la poursuite rationnelle de fins collectivement élaborées et approuvées.
Parmi ces collectifs, associations, syndicats, partis, comment ne pas faire une place spéciale à l'Etat, Etat national ou, mieux encore, supranational, c'est~dire européen (étape vers un Etat mondial) capable de contrôler et d'imposer efficacement les profits réalisés sur les marchés financiers et, surtout, de contrecarrer I'action destructrice que ces derniers exercent sur le marché du travail, et organisant, avec l'aide des syndicats, l'élaboration et la défense de l'intérêt public…" (Le Monde diplomatique, mars 1998).
Tout y est : soumission à Maastricht, soumission aux directives européennes de Bruxelles, soumission à la Confédération européenne des syndicats...
L'éminent professeur, qui se veut penseur, protecteur et imposant vis-à-vis de la "petite noblesse d'Etat", n'est plus que le servile et zélé agent du système pourrissant de la propriété privée ! Rien de bien nouveau sous le soleil.

 

 
    

   
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