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  Pierre Bourdieu

 
   

sociologue énervant

 
   

Des textes sur et autour

 
      Geneviève Brisac
Bourdieu, l'ami des femmes.
 
    Critique littéraire et romancière, auteur de Week-End de chasse à la mère, prix Femina 1996.
L'Express du 20/08/1998
 
     

dans La Domination masculine, le sociologue dénonce le système de valeurs imposé par les hommes. Mais refuse de considérer que les valeurs féminines puissent être subversives.  

pointg.gif (57 octets) C'est avec précaution, avec délicatesse que Pierre Bourdieu aborde son sujet, la domination masculine. «Je ne me serais pas affronté à un sujet aussi difficile, écrit-il, si je n'y avais été entraîné par toute la logique de ma recherche.» Une préoccupation qui ne date pas d'aujourd'hui, puisqu'un important article des Actes de la recherche en sciences sociales paru en septembre 1990 traitait déjà du même sujet. Avec ce nouvel essai, il poursuit sa contribution au travail immense accompli par les chercheuses et chercheurs de toute discipline depuis plusieurs décennies, tant en ethnologie qu'en sociologie, en psychologie et en littérature, en psychanalyse, en économie, en histoire et en biologie. Et cela à un moment de notre histoire où les bouleversements des relations entre les hommes et les femmes ont atteint un niveau inégalé de visibilité sociale. 

pointg.gif (57 octets) La réflexion de Pierre Bourdieu s'articule autour de deux pôles. D'un côté, une analyse de la société des bergers berbères de Kabylie, qu'il connaît parfaitement, et, de l'autre, une réflexion sur l' «anamnèse des constantes cachées», à partir de La Promenade au phare, de Virginia Woolf. Il commence donc par évoquer une société entièrement organisée autour de la dualité hommes-femmes, ou de l'opposition des principes masculins et féminins, dans tous les aspects de la vie. Sont masculins le haut, le dessus, le sec, le droit, le dur, l'épicé, le clair, le dehors; sont féminins le bas, le dessous, l'humide, le mou, le fade, l'obscur et, bien entendu, le dedans et le courbe, à quoi, par un jeu de mots légèrement inacceptable, car il est en français et non en kabyle, Bourdieu adjoint le fourbe. L'ordre naturel, comme dans toutes les cosmologies, renvoie à l'ordre biologique, qui renvoie à l'ordre social, chacun légitimant l'autre dans sa pérennité. La vision androcentrique est ici totalement apparente, comme on le dirait d'une charpente. Pierre Bourdieu explique longuement, à la suite de bien des anthropologues, comment fonctionnent les mécanismes de reproduction de la différenciation sociale des sexes et comment nul ne saurait y échapper.

pointg.gif (57 octets) La Promenade au phare est opposée à l'analyse de la société kabyle selon un procédé proche de celui de Swift dans Les Voyages de Gulliver. Mrs Ramsay décrypte les comportements masculins de son mari sans s'y opposer. Il dit: «Demain, il fera mauvais.» Elle dit: «Mais il peut faire beau. Je crois qu'il fera beau.» Il est assertif, incarne la loi, a le maintien d'un soldat. Elle doute, elle est indulgence amusée, douce ironie. C'est, dit Pierre Bourdieu, le privilège tout négatif des femmes d'être lucides devant la vanité des jeux prétendus sérieux des hommes. Et il les crédite de leur regard, tout en en dénonçant l'impuissance. 

pointg.gif (57 octets) Nos mauvaises habitudes de dominées 
En écrivant qu'il n'est pas exagéré de comparer la masculinité à une noblesse - droiture, courage, honneur - Bourdieu opère des glissements difficiles à évaluer. A travers l' «image grossie» de la société kabyle, il souhaite évidemment «épingler», délégitimer les valeurs masculines dont il dresse la liste. Sa dénonciation se heurte pourtant à un double obstacle. En effet, presque tout le monde préfère le courage à la lâcheté et la ruse, le regard droit au regard fuyant, le chaud au froid, le concept au bavardage, etc. Et surtout, Bourdieu refuse toute valorisation des vertus «féminines» qu'il rencontre, ce qui fait qu'il y a d'un côté les valeurs masculines et de l'autre, rien. Réfléchissant au travail de ce grand écrivain, Virginia Woolf, il interroge sa vision de la vision masculine, et non les nombreux textes où elle réfléchit sur elle-même, analysant pour ses lecteurs les doutes féminins et les inquiétudes métaphysiques féminines, le chagrin des femmes et leurs joies. Nommer les vies, c'est déjà leur donner sens et les transformer. Souvent, Pierre Bourdieu ensevelit les vies féminines sous ses définitions trop peu scientifiques: un ramassis de tâches «banales», «répétitives», «ennuyeuses», «courbées», «monotones». Il voit chez celles qui valorisent les gestes de la vie des femmes, leurs manières de penser et de vivre un dangereux essentialisme, qui les conforterait dans leurs mauvaises habitudes. 

pointg.gif (57 octets) Un article est bien entendu un espace peu approprié pour rendre compte des nuances que Pierre Bourdieu essaie sincèrement d'apporter à son analyse, d'où il ressort que les femmes doivent accéder à la noblesse, et non la renverser ni la subvertir par leurs valeurs (ce qui fut pourtant le cas, si l'on s'amuse à prendre le mot dans son acception restreinte et à opposer la bourgeoisie à ladite noblesse, par exemple). Ainsi, d'une manière très contradictoire, il signale le fait que la virilité et son cortège de violences, de fatigues et de mutilations sont d'abord l'expression de la peur du féminin. Mais il résiste absolument à énoncer ce qu'il peut y avoir et ce qu'il y a d'irremplaçable pour toute l'humanité dans ce fameux féminin qu'il nomme mais ne décrit jamais, puisque celui-ci serait la somme de nos mauvaises habitudes de dominées.

pointg.gif (57 octets) Pourquoi considérer l'humour et l'indulgence, le souci d'harmonie et de compromis de Mrs Ramsay comme l'expression d'une défaite, quand Virginia Woolf poursuit précisément l'objectif qu'assigne légitimement Bourdieu à tout travail de pensée: défaire l'illusion? 
Ça ne marche jamais, dit-il. Peut-être que si. Que savons-nous, d'ailleurs, de ce qui marche et ne marche pas en matière de modification de nos valeurs, de nos relations, de nos modes de vie? Beaucoup de chercheurs pensent que c'est là-dessus qu'il faut insister: les signes distinctifs culturels des femmes, leur fantaisie, leur humour, leurs priorités si différentes, leurs «façons d'endormies, façons d'éveillées», comme disait Henri Michaux. L'existence des livres de Virginia Woolf, de Karen Blixen, de Jane Austen, de Carson McCullers, de Flannery O'Connor, de Marina Tsvetaeva, de Marguerite Duras, de Nathalie Sarraute, d'Elsa Morante et, à leur suite, de centaines d'autres poètes et écrivains a immensément changé la vie de milliers de femmes. Si elles ont pu écrire, c'est qu'elles ont osé être elles-mêmes, folles, sottes, occupées de choses banales, mais elles-mêmes. Et libres du jugement d'autrui, si possible. Sans doute les femmes doivent-elles investir l'école et l'Etat, comme le conclut Pierre Bourdieu, et d'ailleurs elles le font, à l'évidence, malgré la résistance féroce qu'elles rencontrent dès qu'elles approchent des sommets. Mais le plus important reste de ne jamais craindre d'être soi-même. Même si c'est «mal». Source de doutes et de contradictions. Et légèrement essentialiste. 

 
Pierre Bourdieu      
    

   
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