Maison Écrivez-nous !   Société Textes Images Musiques

  Pierre Bourdieu

 
   

sociologue énervant

 
   

Des entretiens avec l'animal

 
         Le gars Bourdieu Les aventuriers de l’île enchantée.  
  Bourdieu

Entretien avec Catherine Portevin et Jean-Philippe Pisanias, Télérama n°2536,19/08/98.

1. Pierre Bourdieu : L'homme décide,la femme s'efface, entretien avec Catherine Portevin, Télérama n°2532, 22 juillet 1998.
2. Pierre Bourdieu :
Il manquera toujours la moustache, entretien avec Catherine Portevin, Télérama n°2533, 29 juillet 1998.
3. Pierre Bourdieu : Le corset invisible, entretien avec Catherine Portevin, Télérama n°2534, 5 août 1998.
4. Pierre Bourdieu : La transgression gay, entretien avec Catherine Portevin et Jean-Philippe Pisanias, Télérama n°2535, 12/08/1998.
5. Pierre Bourdieu : Les aventuriers de l’île enchantée, entretien avec Catherine Portevin et Jean-Philippe Pisanias, Télérama n°2536, 19/08/98.

 

 
 

Conclusion naturelle de notre série d'entretiens avec le sociologue avant la sortie en librairie, le 26 août, de son livre, La Domination masculine (éd. du Seuil) et l'amour ? Quelle place a-t-il dans ces rapports de force que sont les relations entre les hommes et les femmes ?
Souvent, en lisant Bourdieu, on s'était posé cette question. À nous qui nous croyions des individus libres et indépendants, toute son oeuvre ne cessait de révéler nos déterminismes sociaux. Nos choix professionnels, affectifs, esthétiques, nos fragilités, nos souffrances ou nos assurances, nos ascensions sociales ou nos ruptures, nos façons de parler ou de penser, nos adhésions conscientes ou inconscientes répondent à des logiques sociales, selon nos origines, nos généalogies, le " champ " auquel nous appartenons... Dans tout ça, peut-il seulement exister un sentiment pur, un amour vrai, irréductible au social et qui soit un des moteurs les plus puissants de l'existence?
C'est la première fois, à notre connaissance, que Pierre Bourdieu répond à cette question. Et par l'affirmative; un oui à la fois enflammé et prudent, enthousiaste et sage.

 

TELERAMA: Vous dessinez, en conclusion de votre livre, un " amour pur ", seul " îlot enchanté " ou peuvent s'annihiler les rapports de domination entre les sexes. Qu'est-ce, en la circonstance, que la pureté? 

pointg.gif (57 octets) PIERRE BOURDIEU : Pur, cela veut dire indépendant du marché, indépendant des intérêts. L'amour pur, c'est l'art pour l'art de l'amour, l'amour qui n'a pas d'autre fin que lui-même. L'amour de l'art et l'amour pur sont des constructions sociales nées ensemble au XIXe siècle. On dit toujours que l'amour remonte au siècle des troubadours, ce n'est pas faux. Mais l'amour romanesque, tel que nous le connaissons, est vraiment une invention de la vie de bohème, et c'est entièrement le sujet de L'Education sentimentale, de Flaubert : la confrontation entre l'amour pur et l'amour " normal ",... 

pointg.gif (57 octets) TRA : C'est quoi, l'amour normal ? 

pointg.gif (57 octets) P.B. : C'est l'amour socialement sanctionné. L'amour pur s'invente chez les artistes, chez les gens qui peuvent investir dans une relation amoureuse du capital littéraire, du discours, de la parole... Tout ce que Flaubert a mis dans son roman. Les trois femmes qu'il met en scène sont chacune une des représentations de l'amour et se définissent les unes contre les autres. Mme Dambreuse est l'incarnation de l'amour bourgeois, Mme Amoult de l'amour pur et Rosanette, de l'amour vénal et mercenaire. Et l'amour pur se définit à la fois contre l'amour bourgeois qui a pour objectif la carrière, et contre l'amour vénal qui a pour objectif l'argent. Les deux étant en fait des amours mercenaires. 

pointg.gif (57 octets) TRA Est-ce que, dès lors, cet amour pur est forcément une transgression sociale ? 

pointg.gif (57 octets) P.B. : Oui, dans la mesure où il est en rupture avec l'ordre social qui demande d'autres gages. L'amour pur, c'est l'amour fou ; l'amour social convenable est un amour subordonné aux impératifs de la reproduction pas seulement biologique mais sociale. 

pointg.gif (57 octets) TRA : Il peut tout de même y avoir de l'amour, là-dedans aussi

pointg.gif (57 octets) P.B. : Evidemment, c'est aussi de l'amour. Mais pas de l'amour fou. C'est de l'amour conforme, de l'amour du destin social, l'amor fati. On aime sa " promise ". Ces constats de la sociologie désespèrent beaucoup en général. Or, quand on étudie statistiquement les mariages, on observe qu'ils unissent des hommes et des femmes de même milieu. Autrefois, cette homogamie était garantie et aménagée par les familles ; c'était le mariage de raison, de raison sociale. Aujourd'hui, les garçons et les filles se rencontrent de manière apparemment libre, et l'homogamie fonctionne toujours. Dans le Béarn, j'ai étudié les effets de ce passage des mariages arrangés aux mariages libres, le bal devenant le " marché " où se nouaient les unions d'où sortiront les mariages. Ce qui est intéressant, c'est qu'ils ne sont le produit ni d'un choix ni de l'intervention d'une instance supérieure (la famille) ; ils sont le produit de dispositions sociales qu'on appelle amour...
Peut-être, d'ailleurs, avons-nous un taux de divorce élevé parce que nous investissons dans le mariage des attentes démesurées. C'est lié, en particulier, aux femmes qui dépendent plus des valeurs d'amour que les hommes. Pour - j'insiste encore - des raisons uniquement sociologiques qui n'ont rien à voir avec la supposée " nature " féminine. On dit souvent que les femmes sont romanesques, et c'est vrai, dans tous les milieux, à tous les niveaux, comme l'atteste le fait que les femmes ont partie liée avec la lecture et la littérature. 

pointg.gif (57 octets) TRA L'amour pur serait alors I' exception, forcément éphémère. Et il ne semble pouvoir exister qu'hors du monde. N'est- il pas possible cependant que, même en se colletant au monde, aux contraintes sociales, il reste le plus fort? 

pointg.gif (57 octets) P.B. : Cela arrive. La littérature est remplie des triomphes de l'amour pur. Dans la réalité, cette île enchantée sans violence, sans domination, est vulnérable en diable. Ce n'est pas raisonnable, raisonnable voulant dire conforme aux réalités sociales. C'est " miraculeux ", avec beaucoup de guillemets, miraculeux sociologiquement : c'est peu probable, cela peut arriver, mais cela a une chance sur mille. La réciprocité parfaite, l'émerveillement réciproque, c'est voué au dépérissement... ne serait-ce que sous l'effet de la routine.
Les gens n'aiment pas que l'on explique des choses qu'ils veulent garder " absolues ". Moi, je trouve qu'il vaut mieux savoir. C'est très bizarre que l'on supporte si mal le réalisme. Dans le fond, la sociologie est très proche de ce qu'on appelle la sagesse. Elle apprend à se méfier des mystifications. Je préfère me débarrasser des faux enchantements pour pouvoir m'émerveiller des vrais " miracles ". En sachant qu'ils sont précieux parce qu'ils sont fragiles. 

pointg.gif (57 octets) TRA : Et si on chassait toutes les marques de la domination masculine, quelle serait la part possible, entre les hommes et les femmes, de la séduction (dont vous dîtes qu'elle est une reconnaissance implicite de la domination sexuelle), du jeu entre les êtres, voire du charme? 

pointg.gif (57 octets) P.B. : Certains intellectuels défendent la tradition française de la courtoisie, en s'inquiétant de la voir mise en péril par ce désenchantement actuel de la relation hommes/femmes. Ce genre d'attitude, qui va souvent de pair avec la méfiance à l'égard du féminisme, m'est très antipathique parce que c'est une manière moderne de s'en rapporter à de vieilles lunes. Ce n'est pas intéressant et puis c'est faux. Est-ce que la lucidité sur les rapports entre les sexes, ou sur les rapports sexuels en général, pourrait détruire tout enchantement? Je n'en suis pas sûr.
Cela débarrasserait au contraire les relations de ce qui les encombre, de la mauvaise foi (au sens sartrien de " mensonge à soi-même "), de la tricherie, des malentendus.
Dieu sait si je ne suis pas très optimiste mais, sur certains terrains, l'analyse des effets de domination symbolique a une vertu clinique. Cela détruit les contraintes que les gens s'imposent parce qu'ils sont dans des rôles pré-constitués, dans des " programmes " sociaux. L'un pour faire l'homme, l'autre pour faire la femme. 

pointg.gif (57 octets) TRA : Quand on voit le succès de la pilule Viagra, on se dit que ce n'est pas demain la veille, tant la virilité reste une valeur et une angoisse... 

pointg.gif (57 octets) P.B. : Une angoisse parce qu'une valeur. Le succès de la pilule Viagra n'est que l'attestation visible de ce qui se sait depuis longtemps dans les cabinets médicaux ou psychanalytiques.
Les hommes, surtout, pourraient se simplifier la vie. Le rôle masculin m'est très insupportable depuis très longtemps dans son côté faiseur, bluffeur, m'as-tu-vu, exhibitionniste. Si les rapports masculins/féminins (qui se reproduisent aussi chez les homosexuels) étaient dépouillés de ce devoir d'exhibition, on respirerait mieux. Les numéros d'hommes, c'est tuant!

 
Le gars Bourdieu      
    

   
maison   société   textes   images   musiques