Maison Écrivez-nous !   Société Textes Images Musiques

  Pierre Bourdieu

 
   

sociologue énervant

 
   

Des entretiens avec l'animal

 
      Le gars Bourdieu La transgression gay.  
  Bourdieu

Entretien avec Catherine Portevin et Jean-Philippe Pisanias, Télérama, n°2535, 12/08/1998.

1. Pierre Bourdieu : L'homme décide,la femme s'efface, entretien avec Catherine Portevin, Télérama n°2532, 22 juillet 1998.
2. Pierre Bourdieu :
Il manquera toujours la moustache, entretien avec Catherine Portevin, Télérama n°2533, 29 juillet 1998.
3. Pierre Bourdieu : Le corset invisible, entretien avec Catherine Portevin, Télérama n°2534, 5 août 1998.
4. Pierre Bourdieu : La transgression gay, entretien avec Catherine Portevin et Jean-Philippe Pisanias, Télérama n°2535, 12/08/1998.
5. Pierre Bourdieu : Les aventuriers de l’île enchantée, entretien avec Catherine Portevin et Jean-Philippe Pisanias, Télérama n°2536, 19/08/98.

 

 
 

Chaque semaine, en avant-première de son prochain ouvrage, La Domination masculine (éd. du Seuil, en librairie le 26 août), le sociologue Pierre Bourdieu décrypte pour nous un aspect des relations entre les hommes et les femmes.
Aujourd'hui, quatrième épisode, sur un " cas limite " le couple homosexuel. Une question particulièrement débattue cette année en France avec les projets de réforme du droit de la famille, le Contrat d'union sociale (1) puis les contre-propositions du rapport d'Irène Théry.
Pierre Bourdieu, attentif à ce qui peut bousculer un ordre social dont il s'attache à décrire les déterminismes, suit de près le(s) mouvement(s) gay(s) depuis plusieurs années. Avec des espoirs, des déceptions... quelquefois des ambivalences et des hésitations. Des coups de gueule, aussi, pour dénoncer les ambitions politiques qu'on lui prête.
Le texte qu'il a placé en annexe de son livre sur la domination masculine et les explications qu'il donne ici dérangeront autant les tenants de l'ordre moral que les simples faiseurs de désordre. 
  

 

TELERAMA : Pour disqualifier l'homosexualité, on la dénonce comme une pratique contre nature. Vous dîtes que la nature n'a rien à voir là-dedans... 

pointg.gif (57 octets) PIERRE BOURDIEU : Bien sûr que non. Et pourtant, cette idée d'union contre nature réapparaît dans le débat sur le Contrat d’union sociale. Or, elle est d'abord une construction sociale et historique : la division stricte entre hétéros et homosexuels s'est cristallisée très récemment, après 1945. Auparavant, les hétérosexuels pouvaient, à l'occasion, avoir des pratiques homosexuelles. Mais dans notre système symbolique, le rapport sexuel actif reste seul conforme à la " nature " de l'homme, la sexualité passive étant typiquement féminine. L'opposition actif/passif, pénétrant/pénétré, identifie le rapport sexuel à un rapport de domination (le pénétrant étant le dominant). Donc, l'homosexuel est féminisé parce qu'il entre dans une relation sexuelle qui ne convient qu'à une femme. En ce sens, il est contre nature. Il transgresse cette frontière, que les Romains connaissaient bien : si l'homosexualité active avec un esclave était tolérable, toute relation passive était évidemment monstrueuse. Contre nature, cela veut dire en fait : contre hiérarchie sociale. Aussi longtemps que le dominant se conduit en dominant, ça va. S'il adopte les pratiques par lesquelles il est susceptible de devenir dominé, ça ne va plus.
On retrouve, dans les couples gays, la même logique : on peut être homosexuel actif mais pas passif. Certains homosexuels, aussi bien chez les femmes que chez les hommes, reproduisent la hiérarchie masculin/féminin dans le couple. 

pointg.gif (57 octets) TRA : A quelles conditions, alors, le couple homosexuel pourrait-il être reconnu comme une alternative au modèle dominant?
 
pointg.gif (57 octets) P.B. : C'est très compliqué parce que cette revendication est ambiguë : à la fois la plus subversive et la plus conformiste qui soit. Très conformiste puisqu'elle conduit à encourager les homosexuels à rentrer dans l'ordre et à faire comme tout le monde - une partie des homosexuels, d'ailleurs, est hostile à cette normalisation sociale. Et, pourtant, il n'existe pas d'autre normalisation que la reconnaissance par l'Etat. L'homme le plus cultivé du monde, aussi longtemps qu'il n'a pas un titre scolaire, peut toujours être mis en question dans sa culture. De la même façon, un couple homosexuel en union libre n'est pas pleinement reconnu socialement avec tous les droits élémentaires (protection sociale, droit successoral, etc.) qui vont de pair.
Le mariage étant la chose sacrée que l'on sait, investie de valeurs symboliques extrêmement fortes, réclamer, quand on est homosexuel, le droit à l'union publique officiellement reconnue, juridiquement sanctionnée, dynamite les représentations. 

pointg.gif (57 octets) TRA : Pourquoi vous êtes-vous engagé auprès du mouvement gay et lesbien?

pointg.gif (57 octets) P.B. : Le point de départ a été une lettre que j'ai reçue d'un homosexuel qui travaillait à Air France : "Alors que mes collègues hétérosexuels peuvent bénéficier de réductions lorsqu'ils partent en vacances avec leurs copines, protestait-il, pourquoi faut-il que je paye plein tarif quand je pars avec mon copain ? " Les homosexuels sont, de fait, des citoyens de seconde zone. Alors, quand on vient brandir la menace du "communautarisme" (2) pour rejeter leurs revendications, j'ai du mal à voir autre chose qu'une mauvaise foi certaine, issue d'un fond catholique, souvent inconscient et mal assumé, qui autorise une forme de discrimination. Pour moi, il n'y a pas d'équivoque. C'est comme si l'on refusait aux homosexuels d'aller à l'école. C'est du même ordre. 

pointg.gif (57 octets) TRA : La dernière phrase du livre appelle carrément les homosexuels à rejoindre l'" avant-garde des mouvements politiques et scientifiques subversifs ". Qu'est-ce à dire ? 

pointg.gif (57 octets) P.B. : L'essentiel était de dire : ne restez pas isolés. Etant, pour des raisons sociologiques, très dotés en capital culturel (au moins pour les leaders), les homosexuels pourraient avoir un rôle dans le travail de subversion symbolique indispensable pour faire avancer le mouvement social. Act up est prodigieusement inventif. Le mouvement social gagnerait à bénéficier de cette inventivité ; il sait organiser les manifs, les banderoles, les slogans, les chansons, rituellement, mais il est peu créatif... Pour l'être, il faut le capital culturel. La pétition a été inventée par les intellectuels ; les médecins, quand ils manifestent, sont souvent imaginatifs ; enfin, parce qu'il y avait, parmi les leaders du dernier mouvement des chômeurs, des gens à fort capital culturel, ceux-ci ont osé occuper des lieux symboliques comme l'Ecole normale supérieure. 

pointg.gif (57 octets) TRA : Et, plus que la gay pride, c'est participer au mouvement social qui serait subversif pour les homosexuels?

pointg.gif (57 octets) P.B. : Voilà. La gay pride est subversive dans un ordre symbolique pur. Mais cela ne suffit pas. Les gays et les chômeurs, par exemple, ne communiquent pas facilement. Car le mouvement gay s'organise autour de revendications considérées comme privées ; ce qui demeure suspect aux yeux de la tradition syndicale, qui s'est construite contre le particulier, la sphère personnelle, à laquelle il s'agissait justement d'arracher le militant. 

pointg.gif (57 octets) TRA : La subversion, ce pourrait être pour vous un projet politique? Quel est votre rôle exact dans cette liste " gauche de la gauche " qui se constitue, dit-on, sous votre parrainage pour les prochaines élections européennes ? 

pointg.gif (57 octets) P.B. : Tout ça n'est qu'invention, malveillante le plus souvent, de journalistes. Nous avons parlé (3) d'une "gauche de gauche " (et non de la gauche), c'est-à-dire, tout simplement, d'une gauche vraiment de gauche, d'une gauche vraiment respectueuse des promesses qu'elle a faîtes pour obtenir les suffrages des électeurs de gauche - en matière de droits accordés aux étrangers ou aux homosexuels, par exemple. Parler de " gauche de la gauche ", comme l'ont fait spontanément les journalistes, c 'est transformer une intervention presque banale - n'est-il pas normal, de la part des électeurs, de rappeler les élus à leurs engagements ? - en prise de position radicale, extrémiste, facile à condamner. De là à inventer que des chercheurs, dont ce n'est pas le métier, vont s'engager dans la lutte politique, il n'y a qu'un pas.
Cette histoire illustre parfaitement mes analyses du champ journalistique qui réduit les prises de position intellectuelles à des choix politiques, qui ne connaît que les opinions tranchées, organisées selon ses propres catégories, droite/gauche, gauche/extrême gauche, qui ne comprend pas ou ne lit pas ce qui s'écrit et finit par interdire toute intervention analytique dans le jeu politique. La déformation systématique que le journalisme fait subir aux propos publics des chercheurs - et la résistance forcenée qu'il oppose aux démentis et aux mises au point, exerçant ainsi une véritable censure - n'encourage pas beaucoup les chercheurs à intervenir. Je sais que ces propos vont choquer (au moins les journalistes et, surtout, ceux qui s'efforcent de contribuer à ouvrir un espace de discussion). Mais il s'agît de sujets trop graves pour qu'il soit possible de se contenter des échanges habituels de politesse hypocrite.
 

(1) Le contrat d'union sociale aurait permis aux concubins qui le souhaitaient, hétéros ou homosexuels, de voir leur statut (en matière de fiscalité, de droit successoral et de protection sociale) assimilé à celui des couples mariés. Il a été critiqué comme un "mariage bis" par Irène Théry, qui préconise plutôt de reconnaître le concubinage sans autre démarche publique comme une situation de fait, créatrice des mêmes droits que le mariage. Voir son rapport : Couple, filiation et parenté aujourd'hui : le droit face aux mutations de la famille et de la vie privée. Ed. Odile Jacob, 413 p., 85 F.

(2) Système d'organisation sociale et politique qui reconnaît l'existence de communautés ethniques, religieuses ou sexuelles, avec, parfois, des droits spécifiques. Ce qui, en principe, est contradictoire avec la définition d'un citoyen abstrait sur laquelle est fondée la République française.

(3) Voir Le Monde, 8 avril 1998. [sur nos pages].

 
Le gars Bourdieu      
    

   
maison   société   textes   images   musiques