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 Des infortunes de la vertu scientifique.

  

 
pointj.gif (73 octets) Lahire
      
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pointj.gif (73 octets) Les pages Bourdieu
      

  


Le Monde, 28 août 1998.

  

 

 
Bernard Lahire est membre de l'Institut universitaire de France, professeur de sociologie à l'université Lumière Lyon-2 et auteur du livre «L'Homme pluriel. Les ressorts de l'action», qui vient de paraître chez Nathan, coll. «Essais & Recherches». [Voir une entrevue à ce propos]

our maintenir sa pensée scientifique vivante, il faut régulièrement accepter de la soumettre à discussion, à critique, à révision partielle. Malheureusement, force est de constater que pareil exercice est rarement effectué dans le domaine des sciences sociales. Que la réalité des pratiques puisse relever bien davantage de la logique de la coterie, du rassemblement clanique autour de revues, de collections d'ouvrages dans des maisons d'édition, etc., devrait d'ailleurs constituer un point d'indignation unanimement partagé par ceux qui croient plus que jamais à l'importance des sciences du monde social.   

pointg.gif (57 octets) Si l'univers des sciences sociales était un lieu où la Raison progressait sous l'effet de l'argumentation et de la contre-argumentation, chacun forçant les autres (et étant forcé par les autres) à s'améliorer, à progresser, alors la critique n'aurait rien de scandaleux ou de soupçonnable. Si la vie scientifique était saine, on ne pourrait aussi facilement réduire la critique au statut de « coup » stratégique. On pense au fond souvent que cette dernière affaiblit nécessairement celui qui en est la cible, confondant critique et déclassement, dispute scientifiquement réglée et entreprise systématique de destruction ou de dénigrement. Constituant l'idéal proclamé de nos métiers, la discussion critique a en définitive peu de place dans les pratiques effectives.   

pointg.gif (57 octets) Si, par conséquent, Pierre Bourdieu ne voit que des « ennemis » qui l'« attaquent » et peu d'« adversaires » véritables qui effectueraient le travail nécessaire pour lui opposer une « réfutation », c'est que, comme une grande partie des chercheurs en sciences sociales, il ne veut pas voir venir les adversaires et reste sourd à toute réfutation ou, plus subtilement parfois, s'arrange pour modifier par petites touches son discours sociologique pour ne pas avoir à reconnaître la légitimité et le bien-fondé de la réfutation (ce serait trop d'honneur fait à l'« ennemi »). L'important dans l'affaire semble de ne pas « perdre la face », de « garder la main » et de faire comme si de rien n'était. L'impossibilité d'un véritable dialogue scientifique avec Pierre Bourdieu n'est donc pas liée – restons sociologues – à sa personne, mais n'est au fond que le symptôme d'un fonctionnement collectif déficient. Qu'est-ce qui peut forcer à la vertu scientifique une personnalité qui possède sa revue, sa collection (moyens objectifs de n'avoir de compte scientifique à rendre à personne), son centre de recherche, qui s'est vu attribuer la médaille d'or du CNRS et qui, pour couronner le tout, est le seul représentant de sa discipline au Collège de France ? On pourrait être arrogant à moins.   

pointg.gif (57 octets) Il est seulement très décevant pour un chercheur de constater que celui qui a toujours proclamé publiquement les vertus de la Raison, de la discussion rationnelle, de la science, ne s'est jamais avéré, dans sa pratique, très différent des autres. Tant pis. De toute façon, on ne peut impunément évoquer hypocritement la Raison et l'honnêteté du dialogue scientifique ou intellectuel, sans finir un jour ou l'autre par être jugé à l'aune de ses propres propos. Comme Pierre Bourdieu aime parfois à le rappeler : « L'hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu. »   

pointg.gif (57 octets) La tâche se complique cependant encore un peu plus lorsque la critique est formulée à propos d'une œuvre non seulement reconnue scientifiquement, mais aussi connue bien au-delà des seuls cercles de spécialistes. Une façon de disqualifier le travail de discussion consistera alors à évoquer le classique argument du « se faire un nom à travers la polémique contre un auteur célèbre »... Lorsque l'on risque à coup sûr d'être traité (au mieux) de malveillant, (au pire) de stupide (cf. les Méditations pascaliennes), la critique n'est pas aisée.   

pointg.gif (57 octets) En France, la sociologie de Pierre Bourdieu est, le plus souvent, soit détestée (voire ignorée), soit vénérée. Si on laisse de côté la première attitude totalement négative, on notera que l'adoration ne convient pas davantage à la vie scientifique. Le vrai respect scientifique d'une œuvre (et de son auteur) réside dans la discussion et l'évaluation rigoureuses et non dans la répétition sans fin des concepts, du style d'écriture, des raisonnements pré-établis... Il faut savoir réveiller certains usages ensommeillés des concepts, il faut oser poser certaines questions, s'autoriser à contredire, réfuter, compléter, nuancer la pensée d'un auteur. Ni rejet brutal, ni psittacisme d'épigone, mais dettes et critiques, voilà le double mouvement que l'on devrait scientifiquement entretenir à l'égard du travail de Pierre Bourdieu. Si c'est à partir de cette tradition sociologique-là que j'ai personnellement appris une grande partie de mon métier de sociologue, cette même tradition doit cependant être sévèrement critiquée au moment où elle se gèle, en grande partie sous l'effet de la consécration scientifique et sociale. À trop se préoccuper de la gestion de son patrimoine conceptuel et de sa fructification, on n'est jamais très loin de la défense dogmatique de concepts sociologiques qui, par nature, ne peuvent qu'être amenés à révisions. Être fidèle au mode de pensée de Pierre Bourdieu, à ce qu'il y a de plus précieux dans ce qu'il nous a appris, c'est refuser la « malette conceptuelle » estampillée, qu'avec parfois la complicité de certains jeunes épigones en désir de fast success, le maître nous propose aujourd'hui.   

pointg.gif (57 octets) Et puis, depuis quelques années seulement, Pierre Bourdieu a choisi d'intervenir plus directement et plus fréquemment sur la scène publique. C'est son droit. On peut même parfois être d'accord avec certaines prises de position politiques adoptées. Mais la façon dont il justifie son intervention et stigmatise son attitude réservée passée (ce « maudit » escapism) me semble problématique, voire dangereuse à certains égards. Il déclarait, il y a peu, dans un journal suisse : « Moi-même, j'ai été victime de ce moralisme de la neutralité, de la non-implication du scientifique. (...) Comme si on pouvait parler du monde social sans faire de la politique ! On pourrait dire qu'un sociologue fait d'autant plus de politique qu'il croit ne pas en faire. » (Le Temps, samedi 28 mars 1998). Terminées donc les mises à distance de la sphère politique, fini le temps des mises en garde prudentes quant à la manière contestable dont certains sociologues tentaient de continuer à faire de la politique à travers leur métier, faisons table rase du passé... Et pourtant l'on sait combien l'appel à l'engagement politique et social des chercheurs peut engendrer les pires catastrophes scientifiques. Persuadé d'avoir raison politiquement, on peut croire avoir raison scientifiquement. Le temps de la confusion du marxisme politique et du marxisme scientifique est heureusement terminé. Nous ne gagnerions rien à redonner de la vigueur à ce genre de climat.   

pointg.gif (57 octets) Peut-on évoquer la légitimité scientifique à tout bout de champ ? Certainement pas. Si l'on veut que la parole du savant ait du poids, il faut veiller à ce que celle-ci soit lestée par des enquêtes empiriques. En intervenant à tout moment et quel que soit le sujet, on prend le risque de glisser progressivement d'une parole qui était lestée et robuste à une simple évocation rhétorique de la recherche scientifique. Ce qui est engagé alors, ce n'est plus le travail scientifique réellement effectué, mais le seul prestige lié à la position institutionnelle du chercheur. L'idée de ne pouvoir intervenir publiquement que lorsque l'on est compétent est peut-être (sans doute) frustrante (les enquêtes sont nécessairement longues et ne peuvent toujours suivre le rythme des mouvements sociaux), mais c'est la seule manière de conserver au discours scientifique son poids et sa force spécifiques.
    

  

      
    

   
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