Le magazine de l'Homme Moderne 
   Sex-shop et politique
Baptiste Coulmont
 

  


Ce texte est établi à partir des pages 56-64 de : Coulmont, Baptiste (avec Irene Roca Ortiz), Sex-shops, une histoire française, 2007, Paris, Editions Dilecta, coll. La librairie de Montaigne, 264 p., ISBN : 2-916275-16-9 (18 euros; disponible en librairie ou sur http://www.editions-dilecta.com/). Publié avec l'aimable autorisation de l'auteur et des Éditions Dilecta.

TableL es sex-shops sont-ils le fruit de mai 68 ? Le lien semble se faire presque mécaniquement, il semble tellement logique. L’historien Laurent Martin propose même que des travaux s’attachent à préciser « la nature de la relation que l’on devine entre l’essor d’une culture pornographique et l’activisme militant de groupes qui associaient libération sexuelle et révolution politique ». Cette relation est établie dès l’époque : le quatrième numéro de la revue Adam et Ève, en mai 1970 décrit ainsi l’année 1970 comme celle des sex-shops, dans un article d’un certain « Patrick Saint-Aignan », « Les jeunes couples vont se battre pour les sexy shop (sic) » : « L’année 1970 se distinguera, sans aucun doute, des autres années par la prolifération, à Paris et aussi en province, de “sexy-shops” […] Dût cela vous étonner, un bon pourcentage des propriétaires ou des gérants de ces librairies sont à peine plus âgés que les étudiants contestataires de Nanterre. D’ailleurs, vendre de l’érotisme a pour eux une valeur de contestation. »

     La pornographie avait, pour les jeunes patrons de librairies érotiques, un air de contestation. Mais l’on remarque rapidement que cette contestation s’appuie sur une échelle de valeur intellectuelle reconnue : Sade, Miller ou Bataille. Or les sex-shops vont vite, très vite, proposer des objets et des services situés tout au bas de l’échelle de la légitimité culturelle. Sade laisse la place à des romans photos au texte peu travaillé, à des ouvrages d’éducation pornographique, à des magazines vite faits mal faits. La haute culture va disparaître sous le commerce, et les mouvements révolutionnaires seront rares à avaliser la basse culture pornographique.

     Les écrits de Louis Dalmas et de sa femme Zaza Dalmas constituent probablement un matériau riche d’enseignements sur ces liens entre politique et commerce pornographique. Ancien résistant trotskyste, ancien journaliste (il est l’un des premiers à interviewer Tito), il est l’un des tout premiers créateurs de sex-shop. Après la vente de son agence de presse, en 1971, il ouvre un magasin situé rue Saint-Denis et rue Rambuteau, où sa femme est vendeuse. Il s’installe à proximité du gigantesque chantier de destruction des anciennes Halles de Paris, dans un quartier où s’établissent un grand nombre de « boutiques un peu “marginales” ». Puis, après la fermeture de cette échoppe sous l’action de la police, en juin 1971, il fonde un magazine, S, qui se donne pour but de défendre la liberté sexuelle contre l’action policière, afin de diffuser ses propos — de la même manière que certains propriétaires de sex-shops également fermés avaient organisé une conférence de presse pour protester contre des fermetures qualifiées de « viol des sex-shops ».

     S et le magazine qui prendra sa suite, Elle et lui, se donnent pour mission la constitution d’un espace social de la sexualité : Dalmas, journaliste de profession, essaie de produire un discours sur la sexualité sans justification hétéronome, il cherche à faire de l’organisation sociale de la sexualité un sujet légitime d’enquête journalistique. D’où un grand nombre de reportages, après 1974, sur les sex-shops des villes françaises (de Tours à Nantes en passant par Toulouse et Marseille). Dalmas souhaitait probablement un moment constituer, autour de son magazine, un « attracteur » (Boltanski, Les Cadres, 1982, p. 52) autour duquel cristalliser d’autres sex-shops, voire des « agents et des groupes disparates, dotés de propriétés objectives différentes qui, démunis jusque-là d’instances spécifiques de représentation, sont amenés à se reconnaître dans [cette] représentation ». Pour Luc Boltanski, ce « pôle d’attraction » exerçait son action après l’auto-constitution autonome d’un groupe cohérent (en l’occurrence les premiers cadres, issus de grandes écoles d’ingénieurs ayant fait carrière dans l’industrie dans le premier tiers du xxe siècle). Ici, c’est en réaction à la constitution extérieure — en grande partie — d’un groupe qu’un pôle d’attraction tente de se former, sans y parvenir.

     Une double logique, à la fois commerciale et politique, préside à cette tentative. Dalmas met en place un « club » donnant accès à des réductions dans une série de sex-shops parisiens et de province. Il s’essaie à une activité de grossiste en objets érotiques — à destination d’autres sex-shops — à côté de l’activité de détaillant et d’éditeur. Dalmas propose aux abonnés de son magazine un supplément confidentiel de petites annonces échangistes et un badge permettant à « tous les adversaires de la censure “morale” et des tabous d’un autre âge, tous les partisans de la liberté d’expression » de se reconnaître.

     Mais l’on peut aussi repérer la volonté d’établir un discours cohérent — apte à la mobilisation — sur le commerce des adjuvants sexuels. Et cette facette « politique » de production d’un discours cohérent passe par le refus des justifications précédentes de la pornographie (érotisme artistique, éducation sexuelle, science…). Plus que l’art pour l’art, c’est l’excitation pour l’excitation, ou l’orgasme pour l’orgasme que défend Dalmas. La jouissance, le désir et le plaisir sont investis d’une valeur propre, qu’il s’agit de défendre et de promouvoir.

     L’action politique n’est pas pour lui la seule possibilité de développement de l’orgasme. Face aux défenseurs d’une liberté sexuelle extra-commerciale, il défend au contraire le passage à la caisse : « Dans un monde où tous les moyens d’expression sont des marchandises, ce qui refuse la commercialisation ne s’exprime pas. […] Et en quoi le plaisir est-il dégradé par le fait que certains de ses ingrédients aient été achetés ou vendus ? »

     Cette combinaison —  rationalisation de l’excitation et rationalisation de la diffusion — est assez rare au début des années 70 : les uns sont hostiles à la commercialisation quand les autres sont hostiles à l’excitation pour elle-même. Quand l’anticapitalisme est en compétition avec le libéralisme sexuel, c’est l’anticapitalisme qui est réaffirmé. Mais en regard, le libéralisme politique ou économique ne se poursuit pas systématiquement dans le libéralisme social. Si les « idéaux » de mai 1968 sont partagés par plus d’un groupe, le refus de l’inscription capitaliste est puissant. Si, pour Louis Dalmas, le capitalisme est civilisateur, il fait courir, pour un grand nombre de commentateurs, un risque d’aliénation pour l’âme, l’esprit ou le sens moral (critique de droite ou catholique), pour le travailleur (critique de gauche ou révolutionnaire). Ces positions se perçoivent fort bien dans une série de questions posées par Dalmas aux hommes politiques.

     Car non seulement Dalmas essaie alors de produire un discours cohérent, mais il demande aussi des autorités la même adéquation entre les actes et des principes. En mars 1973, dans le cadre des élections qui doivent se tenir, le magazine S pose une série de questions aux hommes politiques. L’une d’elles porte directement sur les sex-shops. « Êtes-vous pour ou contre l’existence des sex-shops ? » Jean-Marie Le Pen et Alain Krivine s’accordent pour les interdire. L’extrême-droite au nom d’une lutte « contre la commercialisation publique de la sexualité et de ses dépravations », et l’extrême-gauche trotskyste « à cause du phénomène de la commercialisation du plaisir, car c’est l’utilisation de la contre-partie, sur le marché, des hypocrisies, des refoulements et des interdits sexuels ». Les autres réponses (Jean Lecanuet du centre droit, François Mitterrand pour l’Union de la gauche et Michel Rocard pour le PSU) insistent sur le caractère minuscule du problème : ce n’est pas important. « Ils disparaissent d’eux-mêmes », conclut Lecanuet.
Il est donc fort difficile à Dalmas — et plus largement à l’ensemble formé par les sex-shops — de se constituer un groupe d’alliés objectifs.

 

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