Présentations et autres extraitsLe magazine de l'Homme Moderne

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Cachez ce suspect que je ne saurais voir
6 janvier 2002

Terry Jones
Ma guerre contre « la guerre au terrorisme »
— Un Monty Python contre l’Axe du Bien.
Traduction, préface et notes par Marie-Blanche et Damien-Guillaume Audollent.
Éd. Flammarion, 2006, 232 pages, 14 x 21 cm, 18 euros. ISBN : 2-08-210562-8.
Extrait publié avec l'aimable autorisation des éditions Flammarion.
© Flammarion, Paris, 2006, pour la traduction française.
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J’ai été transporté de joie à la vue d’une photo parue la semaine dernière dans le New York Times, où l’on voit des troupes américaines, à Shibarghan (Afghanistan), surveillant des prisonniers soupçonnés d’appartenir à Al-Qaida. L’article qui accompagne l’image raconte que les soldats de la 101e Division aéroportée ont reçu l’ordre de relayer les Marines dans le sud de l’Afghanistan, ouvrant la voie à une présence militaire à long terme dans le pays.

La photo a aussi été publiée dans le London Times, mais aucun des deux journaux n’a soufflé mot de ce qui m’a tellement enthousiasmé, en tant que président de la Société Humaine Pour la Pose de Sacs sur la Tête des Suspects (SHPPSTS). La photographie montrait clairement que les prisonniers suspectés d’appartenir à Al-Qaida avaient les bras liés dans le dos et la tête recouverte d’un sac fermé par un collier de métal.

À la SHPPSTS, nous agissons depuis des années auprès de l’armée, pour généraliser la pose d’un sac sur la tête de quiconque est soupçonné de quoi que ce soit.

D’abord, la pose de sacs sur la tête des suspects épargne, à ceux d’entre nous qui ne sont pas directement impliqués, de désagréables sentiments de sympathie envers les prisonniers. Il n’y a rien de plus déplaisant, pour un brave citoyen sans histoires, que de voir la mine défaite de pitoyables paysans, alignés pour être embarqués par nos boys à l’arrière d’un fourgon à bestiaux. Les prisonniers semblent souvent effrayés, accablés et affamés — comment avaler un petit déjeuner complet sans s’étrangler devant de telles photos ?

Or, une fois qu’ils ont la tête solidement enfermée dans un sac, il devient impossible de ressentir grand-chose envers eux. Cessant d’être des êtres humains, ils ne sollicitent plus de manière excessive nos émotions.

De plus, la pose de sacs sur la tête des suspects a un autre effet hautement séduisant : cela leur donne instantanément à tous un air coupable. On ne peut voir un homme avec un sac sur la tête sans se dire qu’il doit l’avoir mérité, et que de toute façon ce qui lui arrive lui pendait au nez.

Il en va probablement de même pour la personne qui a le sac sur la tête. Je ne me suis certes jamais trouvé dans une telle situation, mais j’imagine qu’on doit se sentir très désorienté. Un prisonnier qui a la tête couverte d’un sac n’a plus ni apparence ni sentiment d’être humain ; et la privation de vue, d’odorat et d’équilibre le pousse à redouter le pire.

Et cela nous conduit, bien sûr, à l’argument économique en faveur de la mise en sac des têtes. Prenez un suspect, ligotez-le, mettez-lui un sac sur la tête, et emmenez-le faire un tour dans un fourgon à bestiaux : il sera prêt à avouer tout ce qu’on voudra. Ce qui permet d’économiser beaucoup de temps, d’efforts et — plus important encore — d’argent, quand on cherche à repérer des terroristes au milieu d’un groupe de quidams raflés par l’armée à cause de leurs barbes déplaisantes et de leurs sales coupes de cheveux.

C’est l’une des raisons pour lesquelles le gouvernement britannique était un fervent partisan de la pose de sacs sur la tête des suspects de l’IRA, au début des années 1970. C’était très efficace d’un point de vue économique. Bien sûr, ces rabat-joie de la Cour européenne des droits de l’homme ont mis leur nez là-dedans et déclaré cette technique hors la loi, en 1978, soutenant qu’elle « équivalait à un traitement inhumain et dégradant ». En d’autres termes, ils disaient que c’était une forme de torture.

Par chance, les États-Unis ne sont liés par aucune des décisions lénifiantes de la Cour européenne des droits de l’homme.

En fait, ils peuvent même ignorer la Convention des Nations unies contre la torture, étant l’un des rares pays à avoir eu le bon sens de ne pas signer cet accord en 1985. L’Argentine, la Belgique, la Bolivie, le Costa Rica, le Danemark, l’Espagne, la Finlande, la France, la Grèce, l’Italie, la Norvège, les Pays-Bas, le Portugal, la République dominicaine, le Sénégal, la Suède, la Suisse et l’Uruguay ont fait l’erreur de le signer, rejoints ensuite par l’Autriche, le Luxembourg, le Panama, le Venezuela, et même le Royaume-Uni et l’Afghanistan ; mais pas les États-Unis.

Bien leur en a pris. Aujourd’hui, force est de constater à quel point cette stratégie se révèle payante. L’armée américaine peut, en toute tranquillité, mettre des sacs sur la tête de qui bon lui semble.

Mais ce qui nous a vraiment emballés, à la SHPPSTS, ça a été que les rédacteurs en chef du New York Times et du London Times puissent publier une photo de suspects afghans avec des sacs sur la tête, sans l’accompagner du moindre commentaire. Ils présument manifestement que, dans la situation mondiale actuelle, nous sommes tous parfaitement à l’aise avec l’idée de mettre des sacs sur la tête de toute personne dont nous soupçonnons qu’elle nous déplaira.

Espérons que cela signifie que les Britanniques et les Américains sont enfin mûrs pour admettre que les seuls visages qui importent sont ceux des Britanniques et des Américains. Ce sont les seules « personnes » qui comptent désormais, et — pour être tout à fait honnête — le reste du monde peut tout aussi bien se trimbaler avec des sacs sur la tête. Ce qui est une excellente nouvelle pour nous, à la SHPPSTS.