Le magazine de l'Homme Moderne/ Société  
     
Économie : retour sur une
campagne américaine
Frédéric Lebaron
 
     

- Revue savoir/agir, n°1, septembre 2007, Éditions du Croquant, pp.11-22.
Ce texte est publié avec l'aimable autorisation de l'association Raisons d'Agir.

   L’élection présidentielle 2007 a donné lieu à une abondante production de textes et de prises de position économiques. Structurellement plus prompts à se « mobiliser » dans l’espace public que leurs collègues et concurrents des sciences sociales subalternes (histoire, droit, science politique, sociologie…), les économistes – tous statuts compris – ont été particulièrement nombreux à se trouver « sur le pont » durant le premier semestre 2007, fournissant des évaluations, parfois chifrées, des programmes en présence, intervenant pour définir et mettre en forme les problèmes que les politiques auraient à résoudre, avançant des solutions et des dispositifs nouveaux, convoquant des exemples étrangers dans le débat public national, etc.

Il est bien sûr trop tôt pour proposer une analyse approfondie de l’ensemble des processus relativement complexes révélés par cette mobilisation, issue d’un groupe professionnel très spécifique, mais l’on peut d’ores et déjà, en s’appuyant sur divers travaux antérieurs [Voir Frédéric Lebaron, La croyance économique. Les économistes entre science et politique, Paris, Seuil, 2000] et sur un premier recueil de données (encore parcellaires [ Nous avons commencé à recueillir divers matériaux textuels et des informations biographiques sur les protagonistes de la campagne parmi les économistes]), se risquer à quelques hypothèses.

   La campagne 2007 aura, tout d’abord, été celle d’une « normalisation » accrue du débat économique à l’aune des critères anglo-saxons. La marginalisation des discours « critiques » et « antilibéraux » a été beaucoup plus importante que ce qu’auraient pu laisser penser les succès des argumentaires des tenants du « non de gauche » en 2005 et la victoire du mouvement social contre le CPE en 2006, qui avaient tous deux déchaîné les foudres des contempteurs des « blocages » du « modèle social français », soudain confrontés à la résistance de la société aux recettes néolibérales. Les « principaux candidats » ont multiplié les formules « choc », se sont distingués par des propositions ciblant des catégories sociales particulières, plus ou moins cohérentes avec leur « philosophie économique » d’ensemble ; ils ont invoqué le rôle de l’action politique dans une économie mondialisée. Mais ce jeu concurrentiel a eu lieu dans un « référentiel » néolibéral plus ou moins nettement assumé.

   Plusieurs phénomènes méritent néanmoins d’être relevés, car ils ont toutes les chances de passer inaperçus de la plupart des commentateurs politiques, exclusivement concentrés sur la concurrence interne au microcosme politique et sur les résultats électoraux, rapidement réifiés et autonomisés : l’intégra- tion quasi complète des enjeux de politique économique dans le cadre de l’ordre symbolique anglo-saxon ; le rôle accru des think tanks dans l’imposition des termes du débat légitime ; les variations de style des candidats sur un fond politico-économique relativement homogène.

La France dans l’ordre symbolique anglo-saxon

   Le 16 avril 2007, une semaine avant le premier tour, le Financial Times, quotidien britannique, consacrait à la France et à son « modèle social », sous la plume de John hornhill, une page très symptomatique de ce qu’est devenue la doxa internationale (i.e. anglo-saxonne) sur le sujet : caractérisée, en comparaison avec d’autres pays comme les grands pays anglo-saxons et/ou les pays scandinaves par un faible dynamisme économique, une dette publique importante et un taux de chômage élevé [Le choix des indicateurs est une opération cruciale dans l’imposition de l’évaluation des performances économiques et sociales françaises. Le niveau des inégalités de revenus ou de patrimoine, le niveau de précarité du travail, le taux de travail à temps partiel, la dégradation des conditions de travail ne sont bien sûr jamais évoqués, alors que les indicateurs tels que le PIB par habitant, le ratio dette/PIB, le taux de chômage sont abondamment retenus. Le choix des pays avec lesquels la France est comparée est la seconde opération idéologique implicite : États-Unis, Grande-Bretagne, ou, selon les cas, Danemark, Suède, Allemagne, Canada, Espagne sont construits comme référents le plus souvent au désavantage de la France], la France douterait de son « modèle social », mais semblerait incapable de le « réformer », s’arc-boutant au contraire dans la défense idéologique d’une conception économique et sociale surannée. La « réforme » est-elle possible, se demande-t-on ? Si les uns pensent que seuls des spasmes brutaux favorisent dans notre pays le changement historique, d’autres estiment néanmoins que l’on peut à l’avenir changer de modèle sans nécessairement recourir à une « thérapie de choc ». L’« allergie (gauloise) au marché », associée à l’imaginaire de la résistance à l’envahisseur illustrée par la bande dessinée Astérix, pourrait ainsi n’être qu’une parenthèse historique issue du contexte de l’après-deuxième guerre mondiale, tôt ou tard refermée (espère-t-on)… Quel peut dès lors être le contenu de cette réforme ? À des maux identifiables et connus correspondent des solutions simples. « Si vous prenez Mr Smith en Arizona et M. Dupont dans le Maine-et-Loire, Smith travaillera 37 % d’heures en plus dans sa vie », écrit John hornhill. Les Français sont paresseux. Ils sont trop attachés à la sécurité et insufisamment au risque et à l’efort ; ils croient trop peu aux vertus de la concurrence et se sont laissés endormir par l’État interventionniste de l’après-guerre qui a éteint en eux toutes les forces de dynamisme. Bref, il leur faut une cure de concurrence (internationale), de l’effort et ils doivent avant tout retrouver le goût du risque individuel.

  Il est frappant de constater à quel point cette doxa, diffusée par un acteur majeur de la presse financière, agent structurel du capitalisme mondialisé, n’est autre, au mot près (ou plus exactement au mot traduit près), que la doxa des classes dominantes françaises elles-mêmes. Le journaliste du Financial Times cite d’ailleurs à l’appui de sa « démonstration » plusieurs Français ayant activement participé au débat électoral : l’économiste Élie Cohen (directeur de recherche au CNRS, membre du Cercle des économistes, connu pour de nombreux essais libéraux portant sur l’industrie française, la concurrence et la mondialisation), le haut-fonctionnaire Michel Camdessus (ancien directeur général du FMI et maître d’œuvre des plans d’ajustement structurel dans les pays en développement, auteur d’une lettre ouverte aux candidats à l’élection présidentielle qui prône des changements structurels analogues à ceux réalisés au Canada, en Espagne et en Suède), enin Augustin Landier et David hesmar, économistes de banque, auteurs aux éditions Flammarion en janvier 2007 d’un essai : Le grand méchant marché : décryptage d’un fantasme français, très largement salué par la presse et les médias dominants, qui a facilité la difusion des thèses sur « l’allergie au marché » de la société française.

  Depuis quelques années, un discours très structuré pose comme prémisses le « déclin » de l’économie française et la « faillite » du « modèle social » issu des réformes du Front populaire et du Conseil national de la Résistance. Ce « modèle » serait devenu trop coûteux et inefficace à l’heure où il faudrait surtout innover pour créer de la valeur ajoutée, prendre enfin des risques et ne plus attendre le salut d’un État-providence moribond et impossible à financer, dans un monde devenu (enfin) vraiment concurrentiel. Cet imaginaire néoconservateur à l’américaine, cette vision de la France extrêmement caricaturale, sont devenus en peu de temps le sens commun national, le cela-va-de-soi d’élites qui voient avant tout dans la France le pays des impôts trop lourds, de la bureaucratie tentaculaire et des grèves à répétition. L’un des principaux conseillers économiques de Nicolas Sarkozy, Nicolas Baverez, s’est fait le principal théoricien de cette doctrine et en a fait le fondement d’un programme politico-économique global.

« Le déclin de la France n’est plus un objet de débat, mais une réalité. Un fait têtu dont le caractère désagréable ne supprime en rien l’existence. Le problème central qui se pose aux Français et qu’ils devront résoudre en 2007 n’est donc pas : “Où en sommes-nous ?” mais bien : “Que faire ?” Le déclin n’a rien de fatal : il relève d’une succession d’erreurs stratégiques et plus encore de la bulle de mensonge dans laquelle s’est enfermée la vie politique depuis un quart de siècle. De même, le redressement n’a rien d’automatique : il ne dépend que des Français qui doivent s’engager dans un examen de conscience national pour moderniser leur pays. L’objectif est clair : réinventer un modèle français adapté au monde du XXIe siècle. Pour cela sept questions clés devront être tranchées ; la question de l’autorité, donc des institutions ; la question du bien public, donc de l’État ; la question de la production, donc de la croissance ; la question du travail, donc du modèle social ; la question de la connaissance, donc de l’innovation ; la question de la liberté, donc de la sécurité ; la question de la France, donc de la nation. Après le temps du diagnostic s’ouvre le temps des propositions. Nicolas Baverez dessine une stratégie de modernisation de la France fondée sur une mécanique de choc et de vitesse, seule à même de lui permettre de rejoindre le peloton de tête des démocraties développées. Avec pour horizon une double réconciliation : celle de la France avec la modernité, condition du relèvement de sa puissance et de sa capacité d’action ; celle des Français avec leur patrie, condition de l’apaisement des passions extrémistes et de la sauvegarde de la démocratie. » (présentation par l’éditeur de N. Baverez, Que faire ? Agenda 2007, Paris, Perrin, 2006).

Tout au long de la campagne présidentielle, le point de vue de la doxa internationale s’est affirmé avec plus de force que jamais. Le 13 mars 2007, cinq « Nobel » d’économie intervenaient dans le journal Les Échos pour réaliser un « audit de la France » (en fait quelques réponses à des questions très générales). Robert Solow (Nobel 1987, MIT, Centre Cournot) est le seul à regretter une politique insuffisamment keynésienne en matière de déficit budgétaire, mais condamne avec force les 35 heures et conseille à la France de croire en ses chances dans la mondialisation ; parmi les quatre autres, l’un des pères de l’indépendance des banques centrales, Edward Prescott (Nobel 2004, économiste à la Réserve fédérale de Minneapolis et à l’université d’État de l’Arizona) en appelle même explicitement à un leader populaire et charismatique, comme Poincaré, Reagan ou Thatcher (sic) pour faire entrer la France dans la mondialisation libérale dont elle ne peut tirer que des bénéfices… Longuement commentée, cette intervention intellectuelle collective a toutefois permis aux « jeunes populaires » d’affirmer, non sans raison, que les « prix Nobel » votaient Sarkozy.

Cette intervention explique d’ailleurs peut-être partiellement la forte mobilisation aux côtés de Ségolène Royal des « économistes français d’Amérique », comme Philippe Aghion, professeur à Harvard, ou Thomas Philippon, professeur à la New York University. Il est vrai que ceux-ci, jeunes chercheurs et universitaires brillants issus des grandes écoles françaises et formés aux États-Unis, animateurs de la Paris School of Economics alors dirigée par Thomas Piketty, ne sont pas les moins ardents promoteurs d’une vision « non hexagonale » de l’économie française et ne sont pas les moins fascinés par la réussite américaine dans maints domaines, comme celui de la recherche et de la technologie. Un appel explicite l’orientation social-libérale (un coup principal à droite/un coup rectificatif à gauche) qui est la leur, ce qui leur a valu l’enthousiasme des franges les plus « modernes » de la « gauche » française (voir le texte en annexe).

Dans Le Nouvel Observateur Hebdo le 27 mars, on peut lire : « On n’essaie plus de faire croire qu’il existerait une ou deux mesures qui résoudraient tout, et tant mieux d’ailleurs, constate homas Piketty. On a bien vu que ce n’était pas le cas sous Jospin, et qu’après les 35 heures et les emplois-jeunes, il ne savait plus bien quoi faire. » Le médiatique fondateur de l’École d’Économie de Paris, qui a annoncé son soutien à la candidate sur Internet (la vidéo a été téléchargée 10 000 fois sur DailyMotion !), ne juge pas le programme parfait. Mais il s’élève contre les attaques de la droite qui tente de renvoyer Royal à l’image d’une gauche archaïque. « Passer de 22 à 17 élèves par classe en ZEP, par exemple, ça concerne 300 000 enfants par an. C’est un truc à grande échelle vraiment révolutionnaire, qui permettra de dépasser le sacro-saint principe d’égalité et de mettre un peu plus de concurrence au niveau de la carte scolaire. C’est tout le contraire de la vieille gauche ! » Gauche, droite ? Pour le « New-Yorkais » Thomas Philippon, comme pour beaucoup de ses confrères, ce n’est de toute façon plus vraiment le problème. « Mon souci est de faire avancer le schmilblick. Savoir si c’est de gauche ou de droite m’intéresse moins que de savoir si cela marche ! »

Du côté de François Bayrou, des économistes d’administration et des hauts fonctionnaires « à la sensibilité de gauche » (les « Gracques », Michel Camdessus…) ont mis en avant les contraintes de l’orthodoxie face à des candidats soupçonnés de « populisme ». Le candidat antisystème était ainsi, de façon ironique, le plus intégré aux fractions dirigeantes de la haute fonction publique internationale, le plus proche des « technocrates » de Bruxelles et de Francfort. Le candidat des marchés (Nicolas Sarkozy) est apparu comme celui de la volonté politique. Ségolène Royal, soutenue par la « gauche américaine » en est venue à apparaître comme le dernier recours face à la révolution néolibérale.

Think tanks and co

   La montée en puissance du lobbying intellectuel en matière de politique économique s’est affirmée nettement durant cette campagne, en parallèle avec l’affirmation du marketing politique. Les think tanks les plus capables de peser sur les termes du débat ont œuvré à diférents niveaux, non sans succès.

Le poids du Cercle des économistes
Aboutissement d’une montée en puissance régulière, le « Cercle des économistes », « lieu neutre » composé de 30 économistes issus d’universités (avec une sur-représentation de l’université Paris 9-Dauphine d’où sont issus ses premiers animateurs), d’entreprises publiques et privées, a confirmé sa capacité à délimiter le débat économique légitime. En publiant un ouvrage intitulé Politique économique de droite, politique économique de gauche, il s’agissait de susciter un dialogue entre la gauche « moderne » et la droite libérale. Allant du libéralisme à teinte sociale jusqu’à des positions ultralibérales, le « cercle » est circonscrit à un univers restreint qui, contrairement à sa prétention, ne représente que l’arc – certes étendu – du libéralisme économique « à la française ». On y avance comme des faits inéluctables l’ouverture croissante aux échanges avec les pays émergents à coûts salariaux faibles, la concurrence fiscale et la limitation des déficits publics qui imposent de revoir à la baisse les dépenses publiques, l’impossibilité de changer le mandat de la Banque centrale européenne, etc.

Les think tanks patronaux
L’Institut de l’entreprise (créé par le Medef), à travers le site Débat 2007, ainsi que l’organisme d’études patronal Rexecode, ont réussi deux opérations symboliques notables. La première, en janvier 2007, a concerné la question du « chiffrage » des programmes économiques. Sujet délaissé depuis les débats autour du « programme commun » de la gauche dans les années soixante-dix, cette question a été promue pendant quelques jours sujet majeur du débat de politique économique. Il s’agissait de juger de la capacité des différents candidats à financer les mesures qu’ils prônaient, et l’organisme concluait au caractère excessivement dépensier du programme de Ségolène Royal. Rexecode-COE a pour sa part estimé les effets en matière d’emplois des différents programmes et conclu de façon tranchée à la supériorité de celui de Nicolas Sarkozy. Bernard Salanié, professeur à Columbia et à Polytechnique, dont le blog fournit un remarquable matériau sur les mécanismes de la pensée néolibérale ordinaire et sur ses usages dans le contexte d’une campagne électorale, s’était immiscé dans le débat et avait quant à lui plutôt plébiscité le programme moins dispendieux de François Bayrou.

L’isolement de l’Observatoire français des conjonctures économiques
Pourtant organisme original et atypique par ses contributions à l’animation du débat de politique économique, notamment autour des questions européennes, l’OFCE a eu pendant la campagne une position relativement défensive et réactive, liée à la capacité des néolibéraux à imposer les termes du débat et à marginaliser les orientations « keynésiennes ». On a par exemple vu Xavier Timbau, directeur du département « analyse et prévision » s’opposer vaillamment à l’idée que la dette publique faisait courir l’économie française à sa perte, oubliant l’importante valeur du patrimoine public et le rôle historique de la dette pour construire l’État. Le site web de l’OFCE a dis- séqué et critiqué tant le chiffrage impossible des programmes que l’évaluation de leurs efets en matière d’emploi. En partie coupé des économistes de la « gauche de gauche », sans bénéficier de l’oreille accueillante des médias dominants, l’OFCE n’est pas parvenue à diffuser très largement son expertise critique, malgré la proximité avec la revue Alternatives économiques, relativement marginale elle-même.

Trois styles, trois programmes sur fond de néolibéralisme

   Rarement campagne aura, finalement, autant obscurci les termes du débat, pourtant plus que jamais central dans les préoccupations des électeurs français. À la lecture des programmes des candidats, ces termes pourraient sembler simples : alors que plusieurs d’entre eux proposaient, sous des formes diverses, une rupture avec les politiques néolibérales menées depuis les années soixante-dix au nom de l’Europe et de la mondialisation, les trois « élus des médias » consacrés par le premier tour, présentaient trois styles diférents de continuité (plus ou moins marquée) avec ces mêmes politiques.

   Le premier style, celui du favori des sondages, Nicolas Sarkozy, consiste en une accélération des politiques radicales menées depuis cinq ans : libéralisation du marché du travail (par le moyen d’un contrat unique) et incitations à la multiplication des heures supplémentaires, réduction des impôts pour les sociétés et les ménages les plus fortunés, mise en concurrence et dérégulation des services publics (poste, transports, santé, éducation, recherche…). Ce programme est sans aucun doute le plus proche des préconisations des acteurs des marchés financiers et des think tanks patronaux.

   Le deuxième style, celui de la candidate socialiste Ségolène Royal, est typiquement « social-libéral » : il s’agit de rénover les relations professionnelles en conjuguant « réhabilitation de l’entreprise » et dialogue entre des partenaires sociaux forts, efficacité économique par la compétitivité et la mise en concurrence (par exemple des universités), et un certain retour à des politiques fiscales et salariales plus redistributives, à coloration keynésienne. Tout cela sans remettre en cause le cadre de la construction européenne, en dehors des inévitables critiques rhétoriques de la BCE, qu’elle partage d’ailleurs avec Nicolas Sarkozy. C’est un programme proche des sensibilités modérées d’organisations syndicales telles que la Confédération européenne des syndicats.

   Enfin, le « troisième homme », François Bayrou, présente le visage de l’orthodoxie économique, qui passe par la réduction des déficits et de la dette publique, conformément au Pacte de stabilité et de croissance, le renforcement de la construction européenne et du rôle de la BCE. Tout cela conjugué à des politiques sociales d’inspiration humaniste, nécessairement limitées par la pression à la baisse sur les dépenses publiques et le niveau de la « pression fiscale ». Le refus de la « démagogie fiscale » est la marque d’une position conservatrice traditionnelle qu’avait incarnée en son temps Raymond Barre, première figure de « père la rigueur » de l’économie française.

   À l’aune des critères internationaux, l’ensemble des candidats n’ont pas été jugés assez « libéraux ». Chef économiste France de Barclays Capital, Laurence Boone a établi (en avril 2007, voir Le Figaro Économie du 16 avril) un indice du libéralisme des diférents candidats, notés de -4 (moins libéral) à +4 (plus libéral) sur diférents items. Ségolène Royal n’obtient que -1,8, François Bayrou +0,4 et Nicolas Sarkozy +1,6. Il est vrai que le codage utilisé est très sensible à toute déviance à la doxa économique : ainsi les timides protestations des deux principaux candidats contre la politique monétaire de la BCE leur valent une note disqualiiante de -2 sur le « mandat de la BCE » [En juillet 2007, on sait ce qu’il est advenu des critiques de la politique de l’euro fort, qui s’appuyaient pourtant sur le fait que le taux de change n’est pas constitutionnellement le strict apanage de la BCE. Confronté à l’orthodoxie allemande, Nicolas Sarkozy vient de s’en tenir à une critique de la sous-évaluation politique des autres monnaies et de réaffirmer la nécessité de l’indépendance de la Banque centrale.]. Seules la réduction des charges sociales sur les non-qualifiés, l’instauration d’une franchise médicale, l’annonce d’une réduction partielle de la taille de la fonction publique et ses propositions sur la soutenabilité des finances publiques (!) valent des notes, de +3, « très bien en libéralisme », à Nicolas Sarkozy. Un économiste français, Jean-Paul Betbèze, membre du Cercle des économistes, regrette même, en matière de politique de l’enseignement supérieur et de la recherche, que « [les candidats] se concentrent trop sur la recherche publique » (sic).

   L’espace du débat de politique économique entre ces trois candidats est resté circonscrit à quelques thèmes symboliques : heures supplémentaires ou réduction négociée du temps de travail ; baisse rapide des impôts ou maintien de leur niveau global pour ne pas creuser les déficits ; réforme radicale des services publics ou ajustement progressif ; dérégulation du marché du travail ou petite hausse du SMIC…

Conclusion : le discours économique normalisé ?

Après avoir totalement fait disparaître, dans les années quatre-vingt, l’idée de planification de l’économie, la mise aux normes du débat économique français aurait-elle fini par dissiper celle de politique macroéconomique issue de la période keynésienne, ce que traduit la marginalisation de l’expertise économique de l’OFCE ? Aurait-elle conduit à accepter comme une évidence les « réformes structurelles » visant à détruire à plus ou moins brève échéance ce qui reste de l’État-providence construit depuis les années trente ? Politique monétaire et politique budgétaire étant largement fixées, les candidats colorent leur approche de l’économie d’une sensibilité plus ou moins sociale sur les dépenses publiques ou la « solidarité ». Mais l’agenda de politique économique est clairement celui des forces dominantes de la mondialisation : la « réforme » de l’économie française doit la rapprocher du standard anglo-saxon, avec pour horizon indépassable plus de flexibilité et moins de fiscalité.

   Dans ce cadre, le jeu électoral pouvait se déployer sans limites autour des acteurs et des pratiques du marketing politique : construction de l’image médiatique, recherche rationalisée des mots qui frappent (« rupture », « ordre juste », « travailler plus pour gagner plus »…), guerres de sondages, ont pour fonction de créer des différences afin de mieux capter les segments de l’électorat qui s’ajustent, comme sur le marché de la téléphonie mobile, aux offres les plus séduisantes du moment. Globalement, les détenteurs de patrimoine et de hauts revenus ont largement plébiscité Nicolas Sarkozy, alors que les jeunes salariés modestes ont donné plus de voix à Ségolène Royal.

   Aucun des deux candidats n’aura, cependant, appuyé ses propositions sur un diagnostic critique des 30 ans de politiques néolibérales : accroissement massif du chômage et de la précarité, hausse des inégalités économiques et sociales, en particulier en matière de logement durant la dernière période, dégradation multidimensionnelle, régulière et profonde de la cohésion sociale… Le seul combat dans lequel les discours critiques auront pu se faire entendre est celui des chiffres du chômage, porté par le collectif Les autres chiffres du chômage [Voir : http://acdc2007.free.fr/], qui a permis d’ébranler l’autosatisfaction du gouvernement sortant en la matière et de créer une controverse, restée cependant circonscrite au champ bureaucratique et à quelques réseaux militants.

   Faute de changement de paradigme de politique économique, l’alternative économique étant restée inaudible (autant du fait de l’environnement global que de la division de ses porte-parole), ces tendances ont bien peu de chances de s’inverser durant les cinq ans qui viennent. C’est donc la force des résistances sociales qui déterminera l’ampleur de la normalisation à venir de la société française, normalisation qui ne suivra pas nécessairement celle des discours de campagne…

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Annexe

« Thomas Piketty et les plus grands économistes votent Ségolène Royal » (http://petitions.desirsdavenir.org/fiche.php?id=9, 1er mai 2007).

Parce qu’ils estiment que Ségolène Royal est la candidate la mieux placée pour « remettre sereinement la France sur le chemin d’une nouvelle croissance, durable et partagée », un collectif d’économistes lance un appel à voter Ségolène Royal.

Nous sommes des économistes aux parcours divers et aux opinions variées travaillant dans des universités et des centres de recherche français ou étrangers. Nous sommes convaincus que pour redresser l’économie française et répondre aux défis du plein-emploi et de la préservation de l’environnement, plusieurs réformes fondamentales sont nécessaires.

Les politiques publiques doivent soutenir l’innovation, l’investissement, non la rente.

Ces politiques doivent prendre pleinement en compte les objectifs du développement durable.

Il faut attaquer l’échec scolaire à la racine, réformer les universités et offrir une formation professionnelle tout au long de la vie, car le capital humain est le déterminant fondamental de notre croissance. Pour réduire le déficit et redonner des marges de manœuvre à la puissance publique, l’État doit devenir plus efficace, fixer des missions aux services publics et les évaluer.

Les entreprises françaises doivent gagner en souplesse pour être compétitives, mais cette souplesse ne peut s’obtenir au prix de la précarité des individus.

La négociation sociale doit jouer pleinement son rôle pour favoriser l’emploi et la progression du pouvoir d’achat des salaires. La fiscalité doit être simple, peser moins lourdement sur le travail et conduire à économiser les ressources naturelles.

Les freins à l’activité économique des femmes doivent être levés.

Nous ne partageons pas nécessairement toutes les idées du pacte présidentiel de Ségolène Royal, mais nous soutenons sa candidature à la présidence de la République parce que son approche est la seule qui prenne en compte ces diférents aspects.

Ségolène Royal veut investir massivement dans la recherche et l’éducation.

Elle propose de limiter le nombre d’élèves par classe et d’augmenter les moyens des établissements dans les ZEP.

Elle propose d’accroître l’autonomie et les moyens des universités, en contrepartie d’une exigence accrue pour le placement des étudiants et la qualité des recherches.

Elle souhaite réformer l’État en mobilisant les fonctionnaires, et non en leur jetant l’opprobre.

Philippe Aghion, professeur à Harvard ; Jean-Pierre Allegret, professeur à l’université Lyon-II ; Philippe Askenazy, chercheur au CNRS ; François Bélorgey, chercheur à l’Ires ; André Cartapanis, professeur, doyen honoraire, Aix-Marseille ; Gilbert Cette, professeur à l’université de la Méditerranée ; Daniel Cohen, professeur à l’École normale supérieure ; Christine Erhel, maître de conférence à Paris-I ; Marc Fleurbaey, directeur de recherche au CNRS ; Jacques Freyssinet, professeur émérite, Paris ; André Gauron, ancien conseiller de Pierre Bérégovoy ; Bernard Gazier, professeur à l’université Paris-I ; Jean-François Goux, professeur, doyen honoraire, Lyon-II ; Nathalie Greenan, chercheuse au CNRS ; Jérôme Lallement, professeur à l’université Paris-V ; Philippe Langevin, maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille ; Christophe Lavialle, maître de conférences, Orléans ; El Mouhoub Mouhoud, professeur à l’université Paris-Dauphine ; Robert Lion, ancien président de la Caisse des Dépôts et Consignations ; Pierre-Alain Muet, ancien président de l’Association française de science économique ; Thomas Piketty, professeur à l’École des hautes études en sciences sociales ; Thomas Philippon, professeur à New York University ; Michel Rainelli, professeur, Nice Sophia-Antipolis ; Pierre Ralle, professeur associé, Paris-Dauphine ; Alain Sand, professeur, ENS Lyon ; Patrick Villieu, professeur à l’université d’Orléans ; Hélène Zajdela, professeur à l’université Paris-Nord.

 
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