Table des matièresLe magazine de l'Homme Moderne
Normand Baillargeon : Petit cours d'autodéfense intellectuelle.
Extraits du chapitre 5 (pp.276-280) du livre publié aux Éditions Lux, collection Instinct de Liberté, 2005. ISBN : 2-895960-44-5, 344 pages, 12 x 21 cm. Illustrations de Charb. 20 euros/18,75 dollars canadiens. Repris avec l'aimable autorisation des Éditions Lux.
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Une autre idée de la démocratie.

La plupart des gens ont du mal à concevoir et à admettre, quand ils en entendent parler pour la première fois, le puissant terreau propagandiste sur lequel reposent et se sont développées de nombreuses institutions et conceptions de la communication de masse au sein des démocraties.
Aux États-Unis, la grande expérience fondatrice de la propagande a eu lieu lors de la Première Guerre mondiale, alors que la Commission on Public Information — ou Commission Creel, ainsi nommée d’après son président — a été créée pour amener la population américaine, majoritairement pacifiste, à entrer en guerre. Le succès de cette Commission a été total. C’est à partir de là que sont nés plusieurs des techniques et instruments de propagande des démocraties actuelles : distribution massive de communiqués, appel à l’émotion dans des campagnes ciblées de publicité, recours au cinéma, recrutement ciblé de leaders d’opinion locaux, mise sur pied de groupes bidon (par exemple des groupes de citoyens) et ainsi de suite 1.
Walter Lippmann, un de ses membres influents, souvent donné comme le journaliste américain le plus écouté au monde après 1930, a décrit le travail de cette Commission comme étant « une révolution dans la pratique de la démocratie », où une « minorité intelligente », chargée du domaine politique, est responsable de « fabriquer le consentement » du peuple, lorsque la minorité des « hommes responsables » ne l’avaient pas d’office.
Cette « formation d’une opinion publique saine » servirait à se protéger « du piétinement et des hurlements du troupeau dérouté » (autrement dit : le peuple), cet « intrus ignorant qui se mêle de tout », dont le rôle est d’être un « spectateur » et non un « participant ». L’idée qui a présidé à la naissance de l’industrie des relations publiques était explicite : l’opinion publique devait être « scientifiquement » fabriquée et contrôlée à partir d’en haut, de manière à assurer le contrôle de la dangereuse populace 2.
Edward Bernays 3, neveu de Sigmund Freud, jouera lui aussi un rôle de tout premier plan 4 dans le développement de l’industrie des relations publiques et de l’ethos politique qui la caractérise. Aucun doute en ce qui le concerne : les leçons de la Commission Creel avaient été apprises. Dans plusieurs ouvrages importants (Crystallizing Public Opinion, The Engeneering Consent, Propaganda et une quinzaine d’autres), Bernays expliquera que, avec ce qui a été conçu et développé dans ce laboratoire de la nouvelle démocratie, il est désormais possible de « discipliner les esprits du peuple tout comme une armée discipline ses corps » 5.
Bernays connaîtra, dans les relations publiques, une carrière dont les hauts faits sont légendaires. En 1929, le dimanche de Pâques, à New York, il organise une mémorable marche de femmes sur la Cinquième Avenue, mettant la cause féministe au service du droit des femmes à fumer la cigarette. Au même moment, pour Lucky Strike et American Tobacco, il aide les compagnies de cigarettes à dissimuler les preuves qui s’accumulaient déjà et qui montraient que le tabac est une substance mortelle.
Dans les années 1950, il se met au service de la United Fruit pour persuader le grand public du danger du communisme en Amérique latine. Il fait croire que le pays a confisqué ses terres à la compagnie en « injectant » de fausses nouvelles dans les médias américains et en mettant sur pied de faux groupes populaires masquant leurs véritables intentions sous des dehors nobles ou anodins. Le succès alla au-delà des espérances : en juin 1954, un coup d’État militaire « aidé » par la CIA renversait le gouvernement du Guatemala démocratiquement élu 6.
Il faut remarquer comment se trouvent mises en jeu dans ces pratiques des conceptions très particulières de la démocratie et de l’information. Ici, pour la majorité des gens, il s’agit d’une démocratie de spectateurs et non de participants. L’information à laquelle ils ont droit est celle que leur préparent les véritables acteurs de la scène démocratique. Cette information doit les divertir ; elle simplifie les informations à la mesure de ce qu’on pense être leur faible niveau de compréhension du monde — niveau qu’on souhaite bien sûr maintenir. Selon ce point de vue, la démocratie sainement comprise est donc fort différente de celle que la plupart des gens ont d’ordinaire et peut-être naïvement en tête.
Dans une des premières éditions de l’Encyclopedia of Social Sciences, parue dans les années 1930, un des plus éminents spécialistes des médias, Harold Laswell, expliquait qu’il importe surtout de ne pas succomber à ce qu’il nommait le « dogmatisme démocratique », c’est-à-dire l’idée selon laquelle les gens ordinaires seraient en mesure de déterminer eux-mêmes leurs besoins et leurs intérêts et qu’ils seraient donc en mesure de choisir par eux-mêmes ce qui leur convient. Cette idée est complètement fausse, assurait Laswell. La vérité est plutôt qu’une élite doit décider pour eux. Cela peut certes sembler problématique, du moins au sein d’une démocratie naïvement comprise. Mais Laswell proposait une solution bien commode : à défaut du recours à la force pour contrôler la populace, on peut parfaitement la contrôler par l’opinion.
Les firmes de relations publiques sont aujourd’hui de puissants acteurs du jeu politique et économique. Elles sont au service des entreprises, des gouvernements et de quiconque en a les moyens. Alex Carey a écrit, en un raccourci aussi exact que saisissant, que le xxe siècle « a été caractérisé par trois développements de grande importance politique : celui de la démocratie, celui du pouvoir des entreprises et celui de la propagande des entreprises comme moyen de préserver leur pouvoir démocratique » 7. On ne saurait mieux dire. . .
Sans plus insister sur l’histoire des firmes de relations publiques et sur leur rôle 8, je pense que nous pouvons conclure ce qui suit : face à l’information en général et aux médias en particulier, quiconque souhaite exercer son autodéfense intellectuelle devrait faire preuve de la plus grande vigilance.

 

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1. L’histoire des firmes de relations publiques depuis la Commission Creel jusqu’aux années 1950 est admirablement contée dans le livre de S. Ewen, PR ! A Social History of SPIN, Basic Books, New York, 1996.

2. Cité par Noam Chomsky, « Media Control », http://www.zmag.org/chomsky/talks/9103-media-control.html.

3. Bernays, né en 1892, est mort en 1995 à l’âge de 103 ans. Dans son livre cité plus haut, Stuart Ewen raconte sa rencontre avec Bernays.

4. On lira à son sujet : L. Tye, The Father of Spin : Edward L. Bernays and the Birth of Public Relations, Owl Books, New York, 2002.

5. E. L. Bernays, Crystallizing Public Opinion, page 26.

6. Toutes ces histoires sont rapportées et examinées dans l’ouvrage de L. Tye, The Father of Spin : Edward L. Bernays and the Birth of Public Relations et dans celui de S. Ewen, PR ! A Social History of SPIN.

7. A. Carey, Taking the Risk out of Democracy – Corporate Propaganda versus Freedom and Liberty, p. 18.

8. Pour l’actualité concernant les firmes de relations publiques, on pourra consulter http://www.prwatch.org/.