Table des matièresLe magazine de l'Homme Moderne
Normand Baillargeon
Petit cours d'autodéfense intellectuelle.
Introduction (pp.9-15) du livre publié aux Éditions Lux, collection Instinct de Liberté, 2005. ISBN : 2-895960-44-5, 344 pages, 12 x 21 cm. Illustrations de Charb. 20 euros/18,75 dollars canadiens. Repris avec l'aimable autorisation des Éditions Lux.

Introduction

Douter de tout ou tout croire sont deux solutions également commodes qui, l’une comme l’autre, nous dispensent de réfléchir.
Poincaré

Le sommeil de la raison engendre des monstres.
Francisco de Goya
(Extrait de la légende d’une gravure de Caprices)

La première chose qu’il faut faire, c’est prendre soin de votre cerveau. La deuxième est de vous extraire de tout ce système [d’endoctrinement]. Il vient alors un moment où ça devient un réflexe de lire la première page du L.A. Times en y recensant les mensonges et les distorsions, un réflexe de replacer tout cela dans une sorte de cadre rationnel. Pour y arriver, vous devez encore reconnaître que l’État, les corporations, les médias et ainsi de suite vous considèrent comme un ennemi : vous devez donc apprendre à vous défendre. Si nous avions un vrai système d’éducation, on y donnerait des cours d’autodéfense intellectuelle.
Noam Chomsky

Ce petit livre est né de la convergence, chez moi, de deux préoccupations. Elles ne me sont pas propres, loin de là, mais n’en sont pas moins vives pour autant. À défaut de pouvoir justifier chacune d’elles, ce qui demanderait un ouvrage tout entier et qui n’est de toute façon pas nécessaire ici, permettez-moi au moins de simplement les énoncer.
La première de ces préoccupations pourrait être qualifiée d’épistémologique et recouvre deux séries d’inquiétudes.
Je suis d’abord inquiet de la prévalence de toutes ces croyances qui circulent dans nos sociétés sous divers noms, comme paranormal, ésotérisme ou nouvel âge, et qui comprennent des croyances et pratiques aussi diverses que la télékinésie, la transmission de pensée, les vies antérieures, les enlèvements par des extraterrestres, les pouvoirs des cristaux, les cures miracles, les programmes et appareils d’exercice aux effets immédiats obtenus sans effort, la communication avec les morts, diverses formes de mysticisme oriental appliqué, la chiropratique, l’homéopathie, l’astrologie, toutes sortes de médecines dites alternatives, le Feng Shui, les planches de Oui Ja, la possibilité de tordre des cuillères avec la seule pensée, le recours par les policiers aux services de voyantes, la cartomancie et j’en passe 1.
Je suis encore inquiet — je devrais peut-être dire consterné — par ce qui me semble être un état réellement déplorable de la réflexion, du savoir et de la rationalité dans de larges pans de la vie académique et intellectuelle. Je le dirai aussi sobrement que possible : certaines des choses qui se font et se disent dans certains secteurs de l’université actuelle, où fleurissent littéralement l’inculture et le charlatanisme, me sidèrent. Je ne suis pas le seul à le penser.
Ma deuxième préoccupation est politique et concerne l’accès des citoyens des démocraties à une compréhension du monde dans lequel nous vivons, à une information riche, sérieuse et plurielle qui leur permette de comprendre ce monde et d’agir sur lui. Je le dis très franchement : comme beaucoup d’autres personnes, je m’inquiète de l’état de nos médias, de leur concentration, de leur convergence et de leur dérive marchande, du rôle propagandiste qu’ils sont amenés à jouer dans la dynamique sociale au moment où chacun de nous est littéralement bombardé d’informations et de discours qui cherchent à obtenir son assentiment ou à le faire agir de telle ou telle manière.
Dans une démocratie participative, on le sait, l’éducation est l’autre grande institution, outre les médias, à laquelle il incombe, de manière privilégiée, de contribuer à la réalisation d’une vie citoyenne digne de ce nom. Mais elle aussi est mise à mal. On trouve dans ses récents développements des raisons graves de s’inquiéter : par exemple, on semble renoncer avec une réelle légèreté à poursuivre l’idéal de donner à chacun une formation libérale. Cela m’indigne particulièrement, d’autant que cette formation est, justement aujourd’hui, plus que jamais nécessaire au futur citoyen. Les dérives clientélistes et le réductionnisme économique qu’on décèle actuellement chez trop de gens, et en particulier parmi les décideurs du monde de l’éducation, constituent donc, à mes yeux, d’autres graves raisons de ne pas être rassuré quant à l’avenir de la démocratie participative.
Mais s’il est vrai, comme je le pense, qu’à chacune des avancées de l’irrationalisme, de la bêtise, de la propagande et de la manipulation, on peut toujours opposer une pensée critique et un recul réflexif, alors on peut, sans s’illusionner, trouver un certain réconfort dans la diffusion de la pensée critique. Exercer son autodéfense intellectuelle, dans cette perspective, est un acte citoyen. C’est ce qui m’a motivé à écrire ce petit livre, qui propose justement une introduction à la pensée critique.
Ce qu’on trouve dans les pages qui suivent ne prétend pas être neuf, ni original. Ce que j’y expose est bien connu, au moins des personnes qui fréquentent de près la littérature scientifique ou les écrits concernant la pensée critique et sceptique. Je me suis toutefois efforcé d’en faire une synthèse accessible en présentant, le plus simplement et le plus clairement possible, ces concepts et habiletés dont la maîtrise me paraît être un talent nécessaire à toute citoyenne et à tout citoyen.
Voici donc ce que l’on trouvera dans ce livre.
Dans la première partie, intitulée « Quelques indispensables outils de pensée critique », nous commençons (chapitre 1) par examiner le langage et nous étudions certaines propriétés des mots avant de rappeler quelques notions utiles de logique et d’examiner les principaux paralogismes. Le deuxième chapitre propose un survol des mathématiques citoyennes. Il traite des formes courantes d’innumérisme, des probabilités, des statistiques et des formes de représentation des données.
La deuxième partie du livre, « De la justification de croyances », traite de cette question dans trois domaines particuliers : l’expérience personnelle (chapitre 3), la science (chapitre 4) et, pour finir, les médias (chapitre 5). En d’autres termes, nous chercherons à préciser dans quels cas, à quelles conditions et dans quelle mesure nous sommes autorisés à tenir pour vraies des propositions justifiées par notre expérience personnelle, par le recours à l’expérimentation et par les médias.
Si l’étude de la pensée critique est pour vous une chose nouvelle, cette description, j’en suis conscient, ne vous dit sans doute pas grand-chose et vous ne savez toujours pas précisément ce qu’on veut dire par pensée critique ou autodéfense intellectuelle. Bien entendu, le reste de ce livre entend précisément vous le montrer. Mais en attendant, et pour clore cette introduction, je voudrais vous proposer un petit jeu susceptible de satisfaire un peu votre curiosité, et peut-être même de l’attiser.
Vous trouverez dans l’encadré qui suit un passage extrait du dernier ouvrage que le regretté Carl Sagan (1934-1996) a fait paraître de son vivant 2.
Astronome réputé, vulgarisateur scientifique exemplaire, Sagan a aussi beaucoup œuvré pour faire connaître la pensée critique et encourager sa pratique. Le texte que je cite est adapté d’un passage de son ultime opus, où il propose justement un ensemble de préceptes de pensée critique, qui constitue ce qu’il nommait un baloney detection kit — je propose de traduire cela par : kit de détection de poutine !
Lisez attentivement tout ce qui s’y trouve.
Je soupçonne que certaines de ses entrées vous sembleront quelque peu obscures. Mais je suis aussi convaincu que, quand vous aurez terminé la lecture du présent ouvrage, vous comprendrez parfaitement non seulement ce que Sagan voulait dire, mais aussi et surtout pourquoi il est si important de pratiquer ce que ces préceptes recommandent.
Si c’est bien le cas, ni vous ni moi n’aurons perdu notre temps.

Le kit de détection de poutine de Carl Sagan (extraits)

– Chaque fois que c’est possible, il doit y avoir des confirmations indépendantes des faits.
– Il faut encourager des discussions substantielles des faits allégués entre des gens informés ayant différents points de vue.
– Des arguments d’autorité n’ont que peu de poids — par le passé il est arrivé à des autorités de se tromper ; d’autres se tromperont à l’avenir. Autrement dit, en science, il n’y pas d’autorité : au mieux, seulement des experts.
– Envisagez plus d’une hypothèse et ne sautez pas sur la première idée qui vous vient à l’esprit. [. . .]
– Essayez de ne pas vous attacher excessivement à une hypothèse simplement parce que c’est la vôtre. [. . .] Demandez-vous pourquoi cette idée vous plaît. Comparez-la équitablement avec les autres hypothèses. Cherchez des raisons de la rejeter : si vous ne le faites pas, d’autres le feront.
– Quantifiez. Si ce que vous cherchez à expliquer se mesure, si vous l’exprimez par une donnée numérique, vous saurez beaucoup mieux discriminer des hypothèses concurrentes. Ce qui est vague et qualitatif peut s’expliquer de plusieurs manières. Bien entendu, il y a des vérités à rechercher dans tous ces problèmes qualitatifs auxquels nous devons faire face : mais les trouver est un défi plus grand encore.
– S’il y a une chaîne d’argumentation, chacun des maillons doit fonctionner, y compris les prémisses, et pas seulement la plupart de ces maillons.
– Le rasoir d’Ockham. Ce précepte commode nous enjoint, s’il y a deux hypothèses qui expliquent les données aussi bien l’une que l’autre, de préférer la plus simple.
– Demandez-vous si votre hypothèse peut, au moins en principe, être falsifiée. Des propositions qu’on ne peut pas tester ou falsifier ne valent pas grand-chose. Prenez par exemple la grande idée que notre univers et tout ce qu’il contient n’est qu’une particule élémentaire — disons un électron — d’un cosmos beaucoup plus grand. Si nous ne pouvons jamais acquérir d’information sur ce qui se passe à l’extérieur de notre univers, cette idée n’est-elle pas impossible à réfuter ? Il faut pouvoir vérifier les assertions. Des sceptiques fervents doivent avoir la possibilité de suivre votre raisonnement, de répéter vos expérimentations et de constater s’ils obtiennent les mêmes résultats.
Avoir recours à des expérimentations contrôlées est crucial. [. . .]. Nous n’apprendrons pas grand-chose de la seule contemplation. [. . .] Par exemple, si un médicament est supposé guérir une maladie 20 fois sur 100, nous devons nous assurer que, dans un groupe de contrôle dont les membres prennent une pilule de sucre sans savoir s’il s’agit ou non du nouveau médicament, on ne retrouve pas également un taux de rémission de la maladie de 20 pour 100.
Il faut isoler les variables. Disons que vous souffrez du mal de mer et qu’on vous donne un bracelet d’acupression et 50 mg de méclizine. Votre malaise disparaît. Qu’est-ce qui a marché — le bracelet ou la pilule ? Vous ne le saurez que si vous prenez l’un sans l’autre la prochaine fois que vous aurez le mal de mer. [. . .]
Souvent, l’expérimentation doit être faite en double aveugle.
[. . .]
En plus de nous apprendre ce qu’il faut faire pour évaluer une proposition qui se donne comme vraie, tout bon détecteur de poutine doit aussi nous apprendre ce qu’il ne faut pas faire. Il nous aide à reconnaître les paralogismes les plus communs et les plus dangereux pièges de la logique et de la rhétorique.

Source : Ibid., p. 210-211. Sagan poursuit en énumérant (p. 212-216) les principaux paralogismes.

 

Un extrait du chapitre 5...

 

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1. On lira avec intérêt l’article de S. Larivée, « L’influence socioculturelle sur la vogue des pseudo-sciences », disponible sur Internet à http://www.sceptiques.qc.ca.

2. C. Sagan, The Demon Haunted World, – Science as a Candle in the Dark, Balantine Books, New York, 1996.