PouvoirLe magazine de l'Homme Moderne

Michel Koebel
Le pouvoir local ou la démocratie improbable.
Ce texte est extrait de la conclusion de : Koebel (Michel), Le pouvoir local ou la démocratie improbable, Broissieux, Éditions du Croquant (collection Savoir/Agir), janvier 2006 (disponible en librairie ou sur www.atheles.org). Publié avec l'aimable autorisation des Éditions du croquant.

 

Dans un contexte médiatique où il est de plus en plus question du fossé qui sépare les professionnels de la politique des simples citoyens, la politique de décentralisation est souvent présentée comme le remède miracle. L’incapacité des représentants politiques à enrayer la crise économique a accru le sentiment de défiance à leur égard, conforté par la médiatisation des « affaires ». Longtemps épargnés, les élus locaux ne sont plus en reste. Le désintérêt pour la politique que l’on peut mesurer, entre autres, par le taux d’abstention aux diverses élections n’a fait qu’augmenter depuis les premières lois de décentralisation de 1982. Les électeurs ont le sentiment que les élus ne sont plus capables de défendre leurs intérêts ou qu’ils ne défendent que les intérêts d’une minorité.

Les élus sont-ils représentatifs de la population qui leur a conféré leur pouvoir ? Le sont-ils plus aujourd’hui qu’hier, plus depuis les lois de décentralisation ?
(...)
L’analyse détaillée des caractéristiques des élus locaux montre que l’accès au pouvoir est profondément inégalitaire et il l’est d’autant plus que la taille de la collectivité augmente et que la position hiérarchique occupée est plus élevée au sein de l’assemblée élue. La sélectivité sociale est ainsi plus forte en milieu urbain qu’en milieu rural, notamment dans les villes moyennes et grandes, où elle rejoint celle que l’on observe chez les parlementaires. Elle est très forte également dans les conseils généraux et régionaux et plus forte chez les maires que chez les simples conseillers municipaux. Les ouvriers sont ainsi 30 fois moins représentés que les cadres et professions intellectuelles supérieures parmi les maires (près de 200 fois moins dans le cas des communes de plus de 3 500 habitants), respectivement 130 fois et 80 fois moins au sein des conseils généraux et régionaux. Cette représentation inégale oppose principalement les ouvriers et les employés aux catégories sociales les mieux dotées en capital économique et en capital culturel. Contrairement aux discours politiques tenus sur les effets supposés de la décentralisation et des lois sur la démocratie locale, la présence des classes populaires aux postes de décision locaux ne s’est pas améliorée depuis 30 ans : la proportion des professions intellectuelles supérieures parmi les maires est même passée de 20,1 % en 1977 à 35,8 % en 2001 (66,4 % au-dessus de 3 500 habitants). Ces profondes inégalités se ressentent également dans la propension à se présenter aux différentes élections et dans les chances d’être élu. L’inégalité des sexes en politique est, elle aussi, criante. La loi sur la parité n’a pu modifier cet état de fait que dans les scrutins de liste. Mais, même dans les collectivités concernées (communes de plus de 3 500 habitants et conseils régionaux), le poste le plus élevé dans la hiérarchie reste aux mains des hommes : seuls 10,9 % des maires sont des femmes (moins que la proportion des députées à l’Assemblée nationale !) et on ne compte, sur tout le territoire national, que deux présidentes de conseils généraux et une seule de conseil régional… Dans les communes qui échappent au scrutin de liste à vote bloqué (93 % d’entre elles), les hommes continuent à dominer puisqu’ils y représentent 70 % des conseillers municipaux.

Les raisons qui expliquent cette inégalité sociale dans la représentation locale sont multiples. L’introduction dès 1982 du scrutin de liste pour les élections municipales dans les communes de plus de 3 500 habitants a provoqué une politisation accrue : un candidat peut de moins en moins se passer d’un appareil partisan pour accéder au pouvoir. Ce mode de scrutin a également renforcé la concentration du pouvoir sur la tête de liste. Par ailleurs, les compétences requises pour accéder à ces postes de responsabilité expliquent la professionnalisation croissante des élus locaux. La complexité de l’exercice des mandats locaux s’est accrue : les compétences requises par la gestion d’une « entreprise communale » font que les diverses catégories socioprofessionnelles partent sur un pied d’inégalité à la conquête du pouvoir. Pour conserver le pouvoir conquis et se faire réélire, les élus doivent à la fois contrôler l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes et de leur politique, maîtriser la gestion de l’administration et des finances locales, contrôler les associations, les groupes d’intérêt, les notables locaux, par des subventions, des prêts de locaux, des services rendus (implicitement échangés contre leur allégeance). Ils doivent enfin étendre et entretenir leur réseau de relations dans le microcosme politique et dans les administrations d’État pour obtenir des ressources financières que seul un réseau étendu peut procurer aux moments opportuns.

Mais la conquête du pouvoir est avant tout une conquête de la confiance des électeurs : de ce point de vue, la reconnaissance de la compétence à exercer un mandat électif varie beaucoup en fonction des positions sociales occupées. De plus, la compétition pour le pouvoir (nombre de candidats en lice, nombre de listes) s’est beaucoup accrue. Enfin, la conquête — ou la reconquête — du pouvoir requiert de plus en plus de ressources que seuls les appareils politiques peuvent apporter. L’utilisation, notamment pendant la période électorale, d’un réseau de militants actifs et du crédit lié à l’investiture officielle d’un parti, a pour contrepartie, via le contrôle d’une ou de plusieurs collectivités territoriales, la nécessité de distribuer des postes ou des petits services aux militants qui se sont investis au moment opportun.

Les postes de pouvoir dans l’espace politique local sont ainsi occupés de plus en plus souvent et de plus en plus longtemps par une élite sociale et politique locale, plutôt âgée et masculine, qui a fait de la politique sa profession, c’est-à-dire qui vit pour la politique et de la politique.

L’impérative nécessité de se faire réélire pourrait, théoriquement, conduire les élus à satisfaire le mieux possible la majorité des électeurs : elle serait ainsi le gage de la défense de l’intérêt général. La réalité est tout autre. Pour un maire, les citoyens ne sont pas égaux : ils sont propriétaires ou locataires, habitants d’un quartier résidentiel ou d’une HLM, imposables ou non imposables, représentants d’un collectif ou simples particuliers, dirigeants d’une entreprise locale, simples ouvriers ou chômeurs, etc. Les intérêts des uns sont portés par des collectifs dont les caractéristiques sociales, proches de celles des élus, font qu’ils ont toutes les chances d’être entendus, les autres sont trop faiblement représentés ou ne le sont pas du tout.

Certains élus locaux mettent en place des expériences plus ou moins originales : réunions et conseils de quartiers, conseils d’enfants, de jeunes ou même d’anciens (de sages). Certains dispositifs ont été généralisés comme l’enquête d’utilité publique ou le référendum local (auxquels les élus locaux ne recourent que rarement : entre 20 et 30 consultations chaque année pour près de 37 000 collectivités). Ces dispositifs qui visent à donner la parole aux citoyens — à tous les citoyens — et à prendre en compte leurs demandes, n’échappent pas aux travers de la démocratie représentative. Les consultations obligatoires (enquêtes) sont le plus souvent manipulées au profit de l’exécutif local. Quand les élus ont la possibilité légale de consulter leurs électeurs (référendums locaux), ils ne l’utilisent presque jamais. Quand ces consultations pourraient être mobilisatrices (référendums décisionnels), les parlementaires (dont 80 % sont des élus locaux) s’empressent de les abroger et de les rendre consultatives. Quand ils organisent des conseils de jeunes, de sages, etc., ces institutions reproduisent les biais traditionnels de la démocratie représentative, à commencer par la sélection sociale de leurs membres. Quand ils veulent tenir compte des demandes des habitants, ils les reçoivent individuellement, évacuant ainsi les problèmes collectifs qu’ils expriment.

Quant aux assemblées délibérantes — conseils municipaux, intercommunaux, généraux ou régionaux — qui sont censées faire vivre la démocratie locale, elles sont paralysées par l’allégeance inconditionnelle de la majorité aux chefs de file et par la neutralisation de l’opposition par le mode de scrutin. Les règles d’accès aux fonctions électives dans la plupart des élections locales attribuent au(x) vainqueur(s) une majorité écrasante : que ce soit aux élections municipales où celui qui l’emporte est toujours assuré d’obtenir la majorité absolue des sièges (et même plus de 75 % en cas de simple duel au second tour), ou aux élections régionales où, malgré l’abaissement à 25 % de la prime au vainqueur, il faut au minimum une quadrangulaire et un score serré au second tour pour que le vainqueur n’obtienne pas la majorité des sièges. L’attribution des sièges dans le cas du conseil général échappe en apparence à cette règle, mais l’éviction des petites listes entre les deux tours permet de constituer facilement une majorité. En effet, le maintien au second tour d’un candidat nécessite le franchissement d’un seuil de 10 % des inscrits. Or, l’abstentionnisme aidant, ce seuil correspond en moyenne à près de 20 % des suffrages exprimés. Ainsi, ce sont souvent les mêmes partis politiques qui voient leurs candidats remporter les élections cantonales, d’où la facile constitution de majorités départementales, même sans scrutin de liste au préalable. Les structures intercommunales subissent le même sort du fait de la désignation de leurs membres au sein de conseils municipaux, eux-mêmes dominés par des majorités écrasantes, ce qui a pour effet d’éliminer les sensibilités minoritaires.

Les assemblées délibérantes, ainsi constituées autour de majorités « stables », sont dominées par ceux qui concentrent le pouvoir exécutif local : les maires et leurs adjoints, les présidents et leurs vice-présidents. Cette personnification du pouvoir, conséquence directe du scrutin de liste à vote bloqué, a pour conséquence la paralysie du débat démocratique au sein même des assemblées délibérantes. Les décisions sont souvent prises avant la discussion en séance. Quand ce n’est pas le chef de l’exécutif qui décide seul, entouré de quelques fonctionnaires acquis à sa cause, le seul débat se développe au sein du comité restreint des maires-adjoints (souvent appelé « la municipalité ») ou des vice-présidents (la commission permanente d’un conseil général ou régional). Or cette absence de débat démocratique au sein des assemblées délibérantes ne peut que renforcer le désintérêt de la plupart des citoyens à l’égard des travaux et décisions de tous ces conseils, et rend, dans l’espace politique local, la démocratie improbable.