Le magazine de l'Homme Moderne/ Société / Maler  
      Pourquoi tant de hargne ?
Réponse à Claude Lefort
Henri Maler — janvier 1996
 
     

   
Le 15 novembre 1995, Alain Juppé annonce un « plan » de « réforme » des retraites et de la Sécurité sociale. Ce dernier est immédiatement soutenu par la CFDT qui reçoit elle-même l’appui de signataires d’une pétition impulsée par des rédacteurs de la revue
Esprit.
Le mouvement de grèves et de manifestations de novembre et décembre de cette année là se traduit notamment par un profond clivage parmi ce qu’il est convenu d’appeler « les intellectuels ».
Le 4 janvier 1996,
Le Monde publie une « tribune libre » intitulée « Les dogmes sont finis » rédigée par Claude Lefort signataire de la pétition « Pour une réforme de fond de la Sécurité sociale » : une pétition de soutien au « Plan Juppé ». (Voir des extraits de ce texte en bas de page)
Le 20 janvier 1996, paraît dans
Le Monde une réponse à Claude Lefort rédigée par Henri Maler, l’un des rédacteurs avec Denis Berger et Michèle Riot-Sarcey de la pétition qui, fusionnant avec un projet d’Yves Bénot et Catherine Lévy, lançait, dans une version revue par Pierre Bourdieu, un « Appel en soutien avec les grévistes ». [Note du MHM]

     «Schizophrénique », « archaïque », « suicidaire », « carnavalesque », « catégoriel », « corporatiste » : la morgue et le mépris ne sont jamais en panne d’imagination dépréciative quand il s’agit de juger un mouvement social qui dérange les options politiques et les habitudes mentales des détenteurs de la parole légitime. Claude Lefort ne va pas si loin. En revanche, les vrais nantis —de pouvoir symbolique ou matériel, d’espèces sonnantes et trébuchantes— dénoncent de prétendus « privilégiés ». Et les faux experts, offusqués par les déficits —favorisés par les politiques que ces mêmes experts ont inspirées— s’insurgent contre « l’irrationalité » de ceux qui doivent en payer la facture. À chacun ses cibles. On pouvait espérer, que Claude Lefort (Le Monde du Jeudi 4 janvier) choisirait avec discernement les siennes : il n’en est rien.

     Après avoir tenté de proposer une analyse très discutable, mais sereine, du mouvement gréviste, Claude Lefort invite le gouvernement à modifier une politique qui pourrait « paraître » (le thème revient avec insistance)... précisément ce qu’elle est —inacceptable—, avant de déplorer l’orientation  de la CGT et  surtout de FO, qui serait intégralement ce qu’elle paraît —« sordide ». Le sens de la contribution de Claude Lefort ne se découvre que peu à peu...

     « Répondre oui et non en même temps au gouvernement », comme le fit Nicole Notat, serait une preuve d’« intelligence » et de « courage ». Pourtant, comme le « oui » est suffisamment tonitruant pour rendre le « non » inaudible, cette réponse ressemble plutôt à un sommet de fausse naïveté et de vrai cynisme : fausse naïveté, quand on soutient le plan Juppé au nom de quelques mesures dont le « sens » l’emporterait sur le contenu, sans se préoccuper outre mesure de la politique globale qui l’inspire; vrai cynisme, quand on affecte d’accompagner un mouvement social dont on désavoue les objectifs, avant de fixer le « menu » de pseudo-négociations qui n’en tiennent aucun compte.

     En revanche, soutenir un mouvement social légitime, au lieu de se borner à le « comprendre » ainsi que le propose Claude Lefort, nous ferait courir les plus graves périls. Le soutenir, ce serait renoncer à en percevoir les limites et succomber à « un populisme de gauche, lamentable pendant d’un populisme de droite, celui de Le Pen ».

     L’adversaire de Claude Lefort étant ainsi doté d’un nom, au demeurant très vague —« populisme »—, il fallait encore lui donner un visage, selon un procédé au demeurant fort banal : tracer à gros traits, pour faire peur et se faire peur avec son propre dessin, une caricature de l’intellectuel de gauche qui tombe en pâmoison devant le peuple. Caricature pour caricature, nous pourrions en proposer une autre, beaucoup plus ressemblante : celle de l’intellectuel de gauche qui tombe en extase devant les puissants. Mais, à la différence de Claude Lefort qui dissimule les amalgames grossiers sous des allusions interrogatives, nous serions obligés d’encombrer ces lignes d’un florilège de  noms précis et de citations exactes. Mieux vaut croire —ou affecter de croire— que Claude Lefort engage un débat...

     Quelques mots suffiront. Participer à la redécouverte de l’action collective —de ses solidarités et de ses émotions— précisément parce que l’on approuve ses objectifs et que l’on soutient sa dynamique; comprendre que « la diversité de leurs mobiles » n’interdit en rien la communauté des aspirations des manifestants; savoir que c’est dans le refus des politiques gestionnaires qui le bafouent que se découvre l’intérêt général —au moins de ceux qui subissent l’exploitation, (le mot est lâché...), la précarisation et, pour finir, l’exclusion : tout cela constitue, non un « lamentable pendant », mais une véritable réponse au libéralisme désertique et au nationalisme démagogique qui font, ensemble, le lit du Front National. Enfin, soutenir un mouvement social légitime, ce n’est pas adopter la posture du spectateur grincheux, mais apprendre avec et dans ce mouvement à franchir ses limites, précisément parce que celles-ci incombent surtout aux effets de politiques qui, de droite à gauche, se sont bâties sur la démobilisation sociale.

     Mais Claude Lefort, non content de combattre les caricatures qu’il brosse doit se débattre avec les spectres qui le hantent. Par crainte de voir ces derniers réapparaître sans lui demander son avis, il cite à comparaître « les restes de l’archéo-marxisme, du maoïsme, du sartrisme ». À chacun ses cauchemars. Risquons cependant une confidence : nous redoutons plutôt de voir se perpétuer le stationnement alterné entre le libéralisme social et le socialisme libéral. Mais n’esquivons pas l’interpellation : il nous faut avouer avoir quelque mal à comprendre ce que le maoïsme vient faire dans la galère de Claude Lefort et ce que signifie pour lui l’archéo-marxisme dès lors que c’est toute la pensée de Marx qui à ses yeux est archéo. Mais surtout : pourquoi, pour reprendre sa propre expression, « de la vieille malle où moisissaient » le ressentiment et la hargne, Claude Lefort fait-il surgir ce nouvel épouvantail : le sartrisme ? Notre perplexité est d’autant plus grande que la citation de Sartre qui orne le propos de Claude Lefort est de celles qui, à côté de tant d’autres positions qui furent moins heureuses, méritent qu’on s’y arrête. « Regarder l’homme et la société dans leur vérité, c’est-à-dire avec les yeux du plus défavorisé » : telle est bien la tâche de la pensée critique, pour peu qu’elle n’oublie pas que ces yeux peuvent être embués. Faire entendre la voix des sans voix : tel est bien le problème à résoudre, contre ceux qui entendent réduire cette voix au silence et malgré ceux qui se bornent à amplifier sa puissance. Ni porte-parole, ni passe-plat : la voie est étroite, mais vigilance oblige.

     « Seule la véhémence demeure. Le discours est informe », conclut Claude Lefort. Mais hélas la formule, pour une fois, s’applique d’abord à son propos.

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Extrait de « Les dogmes sont finis »
par Claude Lefort (Le Monde, 4 janvier 1996)

« […] Dans cette situation critique, la direction de la CFDT a dessiné sa voie. Sachant que la première de toutes les réformes, urgentes et inéluctables, était celle de la Sécurité sociale, Nicole Notat a eu l'intelligence et le courage de répondre à la fois oui et non au gouvernement. Oui, très naturellement, puisque la réforme donnait pour une part satisfaction aux propositions syndicales. Pour le reste, elle a laissé se développer le courant de grève, sans vaines incitations, jusqu'à choisir le juste moment pour conseiller aux cheminots de reprendre le travail, leurs objectifs étant atteints.

Est-il si difficile pour un intellectuel de gauche de se former un jugement dans cette période d'effervescence ? Ne peut-on à la fois comprendre les raisons des grèves et exprimer ses réserves ? Faut-il nécessairement se pâmer au spectacle de centaines de milliers de manifestants dans la rue, sans rien vouloir connaître de la diversité de leurs mobiles, comme si le seul fait d'être ensemble, de se sentir ensemble, ah !, c'était la vie retrouvée ? Ou bien se pâmer au spectacle des gens qui marchent, simplement marchent, et, déclare-t-on, « enfin se parlent », sans se soucier de ce qu'ils se disent et en négligeant que, pour la plupart, ils vont à leur travail ou en reviennent ?

Faut-il célébrer le Peuple, la bouche pleine de ce grand mot, le Peuple debout, face à la technocratie ? Est-il bon ou seulement intelligent parce qu'il faut s'inquiéter du pouvoir croissant des technocrates de s'adonner à un populisme de gauche, lamentable pendant d'un populisme de droite, celui de Le Pen, dont l'art de s'adresser aux masses ne sera jamais égalé ? Enfin, n'est-il pas aberrant d'évoquer une crise de civilisation pour défendre le service public, de laisser croire à la destruction de celui-ci, alors qu'on devrait débattre des moyens de l'affermir, et de laisser aussi ignorer qu'il existe ailleurs, dans des pays civilisés, sous des traits différents ?

On dirait que soudain s'est entrouverte la vieille malle où moisissaient les restes de l'archéo-marxisme, du maoïsme et du sartrisme. Voilà réanimées la « Cause du peuple » et l'injonction de Sartre : « Regarder l'homme et la société dans leur vérité, c'est-à-dire avec les yeux du plus défavorisé. » Mais grande est la différence des temps. Le discours était autrefois charpenté; l'idée de la logique de l'Histoire commandait la démonstration. À présent, les dogmes sont finis. Seule la véhémence demeure. Le discours est informe. »

 
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