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Décès de Pierre Bourdieu :(

    

 

 

 

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  Jacques Bouveresse

 PHILOSOPHIE
 La recherche de l'exactitude. 

 

 

Jacques Bouveresse
Les Inrockuptibles, n°323, du 29 janvier au 04 février 2002, pp.14-15 "HOMMAGE À PIERRE BOURDIEU : Sociologues, philosophes, historiens : douze chercheurs et intellectuels pointent l'importance et la diversité de l'une des œuvres majeures de la pensée du Xxe siècle."
Jacques Bouveresse est philosophe et professeur au Collège de France.

 

 

   

Contrairement à ce que beaucoup de philosophes semblent croire, Pierre Bourdieu était tout sauf un ennemi de la philosophie. Il s'est battu plus que n'importe qui d'autre pour qu'elle réapparaisse, en 1995, au Collège de France, après une absence de cinq années. Je peux témoigner du fait qu'il aimait profondément la philosophie, et on peut constater au premier coup d'œil qu'il avait une culture philosophique bien supérieure à celle de beaucoup de philosophes professionnels. Il ne confondait justement pas ce que la philosophie peut apporter réellement et qui est irremplaçable, et les prétentions contestables et parfois absurdes qu'elle affiche, l'idée déraisonnable qu'elle se fait la plupart du temps de ce qu'elle apporte. J'ai toujours été très surpris, pour ma part, de l'attitude des philosophes à l'égard de Bourdieu. Personne n'est plus convaincu que moi de la spécificité et de l'importance de la philosophie. Mais je ne suis jamais parvenu à croire un seul instant qu'elles étaient menacées de quelque façon que ce soit par le travail de Bourdieu.

Cela dit, Bourdieu pensait que la philosophie oppose à l'analyse sociologique de son propre cas et du comportement de ses représentants une forme de résistance tout à fait spéciale. II est de la nature de toutes les professions de produire ce que l'on peut appeler une idéologie professionnelle, qui présente toujours une image noble, idéalisée et sublimée de ce qu'est réellement la profession en question. Mais les philosophes sont capables de le faire de façon bien plus professionnelle que les autres et il est encore plus vital pour eux de réussir à le faire. Pierre Bourdieu a beaucoup souffert de l'espèce d'état de guerre qui s'est instauré à un moment donné, pour cette raison, entre les sciences sociales et la philosophie.

Tous les livres de Bourdieu sont aussi, par bien des aspects, des livres de philosophie, sauf, bien entendu, pour ceux qui croient à l'idée d'une philosophie "pure" et qui, du même coup, ont tendance à considérer Bourdieu comme un sociologue "pur" ou un pur sociologue. Quand je dis qu'il est facile de répondre à la question des rapports de Bourdieu avec la philosophie, je veux dire qu'il suffit de lire un livre comme les Méditations pascaliennes. Si ce n'est pas un grand livre de philosophie, alors je ne sais pas ce qu'est un livre de philosophie. Christiane Chauviré constatait d'ailleurs, dans sa présentation du numéro spécial que la revue Critique a consacré, en 1995, à Bourdieu qu'"il est de plus en plus lu comme un philosophe par des philosophes". Il y a eu incontestablement, dans les dernières années, un rapprochement qui s'est effectué entre lui et au moins une partie du monde philosophique. Quand il avait affaire à des philosophes qui avaient fait l'effort de le comprendre et avec qui il se sentait en confiance, son amour de la philosophie pouvait s'exprimer sans les précautions "stratégiques" habituelles et sans aucune ambiguïté.

Une des choses les plus remarquables, chez Bourdieu, est que, parmi les grands intellectuels français de sa génération, il est probablement le seul à avoir lu très tôt Wittgenstein et à avoir entretenu avec lui une relation constante. C'est d'ailleurs un peu grâce à cela que nous sommes entrés en contact. La première édition française des Remarques sur Le Rameau d'or de Frazer de Wittgenstein a été publiée non pas dans une revue philosophique, mais dans les Actes de la recherche en sciences sociales. Wittgenstein est un des philosophes que Bourdieu citait souvent et il le fait d'ailleurs aussi dans La Misère du monde.
Je n'ai jamais eu beaucoup de mal à comprendre pourquoi. Il a dit de Wittgenstein que c'était un philosophe pour les temps difficiles, ce qui est tout à fait juste. Wittgenstein pensait, du reste, et sans doute Bourdieu l'estimait-il aussi, que les temps actuels sont difficiles pour la philosophie, parce que nous vivons une époque qui encourage encore plus que les précédentes la tentation du verbiage et de la confusion linguistique, des réponses philosophiques faciles et illusoires et de l'opportunisme intellectuel. Pour autant, je ne dirais sûrement pas de Bourdieu qu'il était un adepte de la philosophie analytique. II s'est montré souvent très critique à son égard. Mais je crois qu'il s'est rapproché sensiblement de certains de ceux qui la représentent en France dans les dernières années. II avait, de toute façon, toujours eu pour elle le genre de considération que méritent les entreprises philosophiques qui sont axées sur la recherche de l'exactitude et de la précision et qui cherchent à garder un contact direct avec les recherches empiriques. Je me souviens de conversations passionnantes que j'ai eues avec lui à propos de ce que représentent, à la fois du point de vue philosophique et du point de vue sociologique, la confrontation entre Heidegger et Cassirer et la façon dont elle a été jugée par les historiens de la philosophie. C'était toujours, pour lui et moi, un sujet d'étonnement de découvrir à quel point nos réactions, sur les questions de cette sorte, allaient spontanément dans le même sens. Je dois dire que, dans les dernières années, nous nous sommes constamment réconfortés et encouragés l'un l'autre dans nos entreprises respectives ; et c'est un point sur lequel je ne peux que constater douloureusement qu'il me manque déjà terriblement.
   

 

Jacques Bouveresse     

 

   

   
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