Le magazine de l'Homme Moderne

 

 

Libération...Un marché, une marque, un homme-sandwich.
Extrait du livre de Pierre Rimbert : Libération, de Sartre à Rothschild
Éditions Raisons d'Agir, novembre 2005, pp.49-54.
(Publié avec l'aimable autorisation des Éditions Raisons d'Agir)

 

 

« B riser les tabous » : une cohorte d'anciens gauchistes adopta d'autant plus volontiers ce mot d'ordre qu'il maquillait l'abandon des conquêtes passées du fard de la subversion. « Aujourd'hui, les tabous, remarquait Guy Hocquenghem sur le plateau d'« Apostrophes » en 1986, ce sont toutes les idées contestataires dites de Mai 68. Et détruire les tabous consiste essentiellement à permettre aux gens d'avoir des positions encore plus réactionnaires, c'est-à-dire datant d'avant Mai 68i. » Avant de « briser les tabous » de la protection sociale, du libre-échange, de la guerre impérialiste et du profit, Libération s'attaqua à celui de la publicité. Le morceau était de taille pour un journal dont le manifeste déclarait : « Il n'y aura pas de publicité car les annonceurs, en finançant la presse, la dirigent et la censurentii. »

Entérinée à l'automne 1981, l'introduction de la publicité intervient le 16 février 1982. Entre-temps, Jacques Séguéla a encouragé Serge July à franchir le Rubicon : « Les annonceurs se précipiteront. Tu seras le Decaux* de la presse quotidienneiii. » Enflammé par cette perspective, le directeur de Libération rédige une série d'articles prophylactiques qui balaient les réserves d'un lectorat « simpliste ». Non, Libération ne se normalise pas ; c'est « la publicité qui se normalis[e] définitivement en entrant dans Libération ». Non, Libération ne change pas ; c'est « la publicité [qui] a changé ». Elle est un art. « À tel point, ajoute July, qu'on ne sait plus très bien où commence la culture et où finit la publicité. » Sans elle, Libération eût été « incomplet » car « de nouvelles valeurs sociales se sont imposées qui croisent celles pour lesquelles la publicité est un moyen prédisposé. Ce retour, par exemple, de l'esprit d'entreprise dans la fin des années 1970 » (Libération, 12.2.1982). Et le jour où Libération accueille sa première page de réclame, July exhorte les industriels : « Soyez inventifs. Nous aimerions [...] que les annonceurs prennent avec nous le risque de la création, des audaces et des provocations » (16.2.1982). En octobre 1975, le directeur de Libération ridiculisait encore Le Nouvel Observateur en comptabilisant les pages que l'hebdomadaire vendait aux marchands (Libération, 9.10.1975).

Avec l'irruption de la publicité, le lectorat acquiert une valeur proprement financière. Il ne s'agit plus seulement de vendre un journal à des lecteurs, mais de revendre les lecteurs aux annonceurs. Le 30 mars 1982, un supplément explique à ces derniers que « la publicité dans Libération s'adresse avant tout à ceux qui font et défont les modes. [...] 70000 lecteurs de talent qui font l'opinion ». Mais les publicitaires demeurent circonspects : ces « lecteurs de talent » sont-ils assez fortunés pour rentabiliser le coût d'une page fixé très au-dessus des prix du marché ? Libération confie à la Sofres le soin d'établir le profil type de son public. Il s'avère « jeune, actif, qualifié, instruit, citadin, aisé dans un foyer aisé qui lorsqu'il s'équipe, achète ou utilise, privilégie ses loisirs ». Six lecteurs sur dix sont passés par l'université, cinq fois plus que la moyenne nationale ; un quart se classent dans la catégorie « affaires et cadres supérieurs » — ils seront 40 % en 1987 —, contre moins d'un Français sur dix. La suite délecte les annonceurs. D'après les investigations judicieuses de la Sofres, 54 % des lecteurs de Libération possèdent un « appareil photo à objectif interchangeable ». Mieux : 30 % sont équipés d'un « briquet de 500 F ou plus » ; 30 % d'un « stylo de 250 F ou plus » ; plus de 56 % d'une « chaîne hi-fi de 3000 F et plus ». Et tout de même 1,3 % d'« un bateau à voile ou à moteur de plus de 6 mètres ». « Un marché à conquérir », aguiche la plaquette aussitôt envoyée aux agences. En 1988, une brochure de la régie publicitaire informe ses clients du rattrapage d'un dernier « retard » : « Libération acquiert son institutionnalisation par la création de pages boursières chaque jour. » La parole au peuple ? Il a changé. Désormais, « Libération cadre les cadresiv ».

Après le « gauchisme culturel » s'ouvre l'ère du gauchisme commercial. Libération, « cette Pravda des nouveaux bourgeois » (Guy Hocquenghem), récupère pour la cause marchande les techniques qu'il employait naguère à des fins subversives. En 1979, un « numéro objet » doré à l'or fin daubait les rentiers inquiets de la hausse du cours de l'or (19.9.1979). En 1987, le journal est imprimé sur papier bleu mais cette fois pour les besoins publicitaires d'un club de vacances et sur une idée de Jacques Séguéla (9.2.1987). Imbibée d'encens, l'édition du 30 mai 1980 ironisait sur la visite du pape. Quinze ans plus tard, la même technique est employée au service d'un parfumeur de luxe. Imprimée sur coton (découpé par des détenus de Fleury-Mérogis) pour le compte de l'industrie textile (8.10.1986), recouvert d'un blister promotionnel qui opacifie la « une », ou subventionné par une chaîne de grande distribution, Libération se métamorphose en « support ». Avec les servitudes inhérentes à ce statut. À l'occasion d'une « Fête de la publicité », paraît un supplément « qui fait la publicité des publicitaires » (18.10.1996). Chaque agence dispose d'une page. L'une d'elles se paie littéralement la tête du directeur : «"Moi vivant, il n'y aura jamais de pub dans Libé !" Serge July, 1973 », lit-on. Et, dans un losange rouge : « Condoléances. »

À la publicité dans le journal s'ajoute bientôt la publicité pour le journal. « On nous traite de gauchistes, déplorait son timonier en juin 1979. C'est pourquoi il me semble décisif de faire de la publicité pour Libération [qui] nous permettra de casser cette imagev. » Très tôt persuadée que la concurrence entre les quotidiens prendrait la forme d'une bataille de « marques », la direction lance sa première campagne de réclame fin décembre 1982. Dans le métro parisien, des panneaux réfléchissants renvoient au passant son image à la une du journal. « Le miroir reflète une réalité multidimensionnelle constamment changeante, incongrue, surprenante, en un mot, une actualitévi », précise Serge July dans son volapük inimitable. Redresser « l'image de marque », mais aussi recruter des « lecteurs de talent ». Des spots télévisés sont conçus à cet effet. L'un d'eux, diffusé en 1987 dans une émission de Michèle Cotta, met en scène la lectrice idéale : « J'ai commencé à le lire il y a trois ans, minaude "Félicity, éleveuse de labradors", et j'ai trouvé qu'il y a un ton qui me plaît, qui me fait rire, qui m'enrage, qui m'engage, quivii... »

« Félicity » exceptée, nul ne porte plus haut l'étendard de Libération que son inamovible directeur — dont le principal souci lors du rachat du titre par Rothschild en 2005 fut d'obtenir la prorogation de son mandat jusqu'en 2012. « J'incarne les valeurs de Libérationviii », assure-t-il au milieu des années 1980. Comme Bernard Tapie incarne alors les piles Wonder. Ces deux patrons emblématiques érigent le vedettariat en stratégie commerciale. Ils s'apprécient : le dépeceur de sociétés invite l'homme de presse à bramer les louanges de la libre entreprise et de Libération sur le plateau de son émission « Ambitions » (TF1, 11.4.1986). L'irruption de Serge July dans les cénacles du pouvoir excite la curiosité de ces milieux pour le journal. Peu après la victoire socialiste de 1981, l'ancien militant de la Gauche prolétarienne est coopté au Siècle, club très fermé de la classe dirigeante française dont les dîners mensuels rassemblent les notabilités politiques, économiques, intellectuelles et médiatiques ; c'est dans cet écrin qu'auraient été entamés en 2004 les pourparlers avec le futur actionnaire principal de Libération, Édouard de Rothschildix.

En 1986, July trône au centre du petit cercle des solistes du journalisme parisien. Alain Duhamel abaisse le marchepied au « directeur star de Libération [qui], en activant la naissance d'un nouvel individualisme, alerte la gauche et l'obligera un jour à réfléchir davantagex » ; Yves Mourousi dédicace son livre « À Serge July qui a tout comprisxi ». Et lorsqu'on leur demande quels sont « les 10 confrères pour lesquels vous avez le plus d'estime professionnelle », Gérard Carreyrou, Jean-Pierre Elkabbach (Europe 1), Louis Pauwels, Christine Clerc (Figaro Magazine) ou Jean-François Kahn (L'Événement du jeudi) citent son nomxii.

Des éditorialistes en vue, le nouveau venu adopte les coutumes : écrire un essai sur le président de la République (Les Années Mitterrand, 1986), recevoir en retour l'hommage d'Alain Duhamel au « journaliste le plus à la mode et le plus original de Parisxiii », renvoyer l'ascenseur lors de « débats » sur Europe 1. Reconnaissant — et soucieux d'anticiper la victoire de la droite aux élections législatives —, le patron de Libération recrutera Duhamel comme chroniqueur politique en 1992. Entre-temps, l'hebdomadaire du marketing Stratégies a sacré Serge July « Homme des années 80 » (décembre 1989) et résumé le parcours du lauréat : « le symbole du gaucho éructo-réducteur devient, ci-fait, quasiment celui du winner moderne » (19.12.1988). À la fois cobaye et éclaireur du mouvement de vedettarisation des patrons de presse, Serge « winner moderne » July annonce les sagas de Jean-Marie Messier, Jean-Marie Colombani, Jean-Luc Lagardère, Serge Dassault, etc. « Je n'ai qu'un seul conseil à vous donner, chuchotait en 1985 Jacques Séguéla à l'oreille d'André Fontaine, directeur du Monde : soyez le miroir quotidien de votre journal, devenez un patron, soyez le July du Monde ! Les journaux aujourd'hui sont avant tout des hommes, des starsxiv. » Fontaine s'abstint, mais Jean-Marie Colombani retiendra la leçon : le journaliste du Monde décuplera sa visibilité par une carrière audiovisuelle qui le conduira, entre autres, à inspecter le contenu des réfrigérateurs d'hommes politiques en compagnie d'Anne Sinclair dans le cadre de l'émission « Questions à domicile ».

La notoriété criarde de son directeur n'aura finalement déteint sur Libération qu'au prix d'une personnalisation presque totale. « C'était quoi Libération ? Une équipe », insistait en 1981 le dernier numéro de la première série. Deux décennies après l'introduction de la publicité, Stratégies avançait un bilan : « Libé, qui fête ses trente ans d'existence, est finalement devenu une marque » (25.9.2003). Sartre aurait été si fier...

 

* Industriel du mobilier urbain et de l'affichage publicitaire, Jean-Claude Decaux s'est rendu célèbre dans les années 1980 comme maître d'œuvre du remplacement des vespasiennes parisiennes par des « sanisettes » payantes.

i « Apostrophes : Ils avaient vingt ans en 1968 », Antenne 2, 23 mai 1986.

ii Premier manifeste de Libération rédigé par « Pierre Victor », novembre 1972. Cf. « Libération en liquidation », PLPL, 4, avril 2001.

iii Sources de ce paragraphe : plaquette publicitaire, 1982, et Libération, 9 décembre 1982; archives de Libération; brochure de la régie publicitaire, 1986.

iv Cité par Jean Guisnel, Libération, la biographie, La Découverte, 1999, p. 142.

v Serge July cité par Jean-Claude Perrier, Le Roman vrai de Libération, Julliard, 1994, p. 156.

vi Ibid., p. 231.

vii « De bonne source », TF1, 13 juin 1987.

viii Serge July cité par Patrick et Philippe Chastenet, Les Divas de l'information, Paris, Le Pré-au-Clerc, p. 221.

ix Selon Stratégies, 14 avril 2005.

x Alain Duhamel, Le Complexe d'Astérix, Paris, Gallimard, 1985, p. 136, cité par Philippe Riutort, «"Au nom du nom" ou comment investir son poste. Le cas des éditorialistes d'Europe 1», Scalpel, 2/3, 1997, p. 79-105.

xi Yves Mourousi, Il est temps de parler, Éd. de Radio Monte-Carlo, 1986, p. 5.

xii Patrick et Philippe Chastenet, op. cit., p. 177.

xiii Cité par Jérôme Garcin, «Boîte aux lettres: Les années July», France 3, 7 avril 1986.

xiv Cité par P. et Ph. Chastenet, op. cit., p. 153.