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Serge Halimi

 
 

 

 

 

 

   
 Serge Halimi

  Un journalisme de révérence.

 
 

Serge Halimi
LE MONDE DIPLOMATIQUE, Février 1995.

 
 

  

Une fois tous les sept ans, l'élection du président de la République constitue, en France, le rendez-vous capital de la politique. Progressivement, il occulte tous les autres, sans pour autant permettre de présenter aux citoyens des propositions de fond destinées à remédier à la grave crise sociale que traverse le pays. Une telle dérive asphyxie la vie démocratique. Elle doit beaucoup à l'occupation des grands médias par une petite caste de journalistes et d'intellectuels qui partagent les mêmes schémas de pensée et qui vivent unis par des réseaux de connivence et par une commune soumission aux grands groupes industriels et financiers ayant investi les moyens de communications de masse. L'omniprésence de ces journalistes dans tous les médias, la coïncidence des opinions et des intérêts qui les soudent, leur volonté de conditionner les citoyens en limitant la réflexion à une parodie de débat, faussent le jeu démocratique.   
  

pointg.gif (57 octets) Un contre-pouvoir : vigoureux, irrespectueux, à l'écoute de l'opinion, porte-parole des obscurs et des sans-voix, forum de la démocratie vivante. Cette mission assignée à la presse, les Américains la définissaient même en une formule : « Satisfaire les affligés et affliger les satisfaits. » En France, l'instrument s'est enrayé. Et puis il s'est retourné contre ceux qu'il devait servir. Pour servir ceux qu'il devait surveiller. Mais, peu à peu, la loi du silence craquelle. Est-ce la profondeur de la déchirure sociale qui soudain rend insupportable le bourdonnement satisfait de nos « grands journalistes » ? Est-ce l'effronterie de cette société de connivence qui, dans un périmètre idéologique minuscule, multiplie les affrontements factices, les notoriétés indues, les services réciproques, les omniprésences à l'antenne ? Est-ce l'assaut répété — et chaque fois victorieux — des industriels contre les dernières citadelles de la liberté de la presse ? Une partie de l'opinion, mise en demeure de réagir, paraît enfin se rebeller contre le spectacle d'un « soleil qui ne se couche jamais sur l'empire de la passivité moderne, le mauvais rêve de la pensée enchaînée, qui n'exprime finalement que son désir de dormir (1) ». Dans un accès de franchise — ou était-ce de l'impudence ? — le journaliste de télévision le plus influent du pays, Patrick Poivre d'Arvor, a un jour convenu du sens de sa mission : « Nous sommes là pour donner une image lisse du monde. » Lisse et conforme aux intérêts d'une classe sociale. En 1927, dénonçant la « trahison des clercs », Julien Benda soulignait déjà la « volonté, chez l'écrivain pratique, de plaire à la bourgeoisie, laquelle fait les renommées et dispense les honneurs ». On chancelle presque devant l'abondance des preuves récentes d'une telle prévenance. Surtout quand on a compris qu'au mot de « bourgeoisie », décidément trop archaïque, il suffisait de substituer celui de « décideurs », ce « coeur de cible » des médias — les nôtres — qui ne masquent même plus leur fonction d'appariteurs de l'ordre. Sans même qu'ils s'en aperçoivent toujours eux-mêmes, nos grands journalistes dévoilent ce conditionnement. Franz-Olivier Giesbert, directeur de la rédaction du Figaro, interpelle M. Jacques Chirac : « Si la France en est là, n'est-ce pas à cause de ses rigidités et, notamment, de la barrière du salaire minimum qui bloque l'embauche des jeunes ou des immigrés ? » L'un des rédacteurs en chef adjoints du Point répète l'antienne — et la marotte — de M. Giesbert : une revalorisation du salaire minimum qui irait au-delà du niveau de l'inflation représenterait un « coup de pouce assassin ». D'ailleurs, « l'inégalité des revenus, dans une certaine mesure, est un facteur de l'enrichissement des plus pauvres et du progrès social ». Les athlètes nationaux obtiennent-ils de mauvais résultats aux Jeux olympiques d'hiver ? M. Olivier Mazerolle, directeur de l'information de RTL, suggère une explication inédite : « Les Français ne sont pas sportifs parce que nous avons l'habitude de l'Etat providence. » Recevant M. Dominique Strauss-Kahn, ancien ministre socialiste de l'industrie qui, juste avant les élections de mars 1993, avait pourtant reconnu que la politique économique de M. Edouard Balladur ne changerait « rien » à celle de Pierre Bérégovoy, le présentateur du journal télévisé de TF 1 le sermonne : « Réduire le temps de travail est une chose. Encore faut-il que les travailleurs acceptent de baisser leurs salaires. Comment espérez-vous les en persuader ? » Façonné malgré soi par le carcan néolibéral ambiant, le téléspectateur jugea vraisemblablement qu'il s'agissait là d'une question de bon sens. Et puis, peut-être, il imagina : et si le journaliste avait choisi de formuler comme ceci la fin de sa demande : « Encore faut-il que les détenteurs de revenus du capital acceptent de rogner sur leurs rentes qui, toutes les études le démontrent, ont fortement progressé depuis quinze ans. Comment espérez-vous les en persuader ? » Le temps d'un rêve, M. Dominique Strauss-Kahn eût été surpris, l'économie serait redevenue pluraliste, et TF 1 aurait cessé d'être la chaîne de M. Bouygues...

pointg.gif (57 octets) Culture d'entreprise, sérénade des grands équilibres, amour de la mondialisation, passion du franc fort, prolifération des chroniques boursières, réquisitoire contre les conquêtes sociales, acharnement à culpabiliser les salariés au nom des exclus : cette pensée unique (2), cette gamme patronale, mille institutions, organismes et commissions la martèlent. Mais rarement sans doute, les médias, qu'ils soient de droite ou qu'ils se disent de gauche, lui auront autant servi de ventriloque, d'orchestre symphonique au diapason des marchés qui scandent nos existences. Sur TF 1, les accords du GATT sont perçus comme le signe d'« une victoire de l'esprit jeune sur l'esprit vieux, du culte de l'avenir sur la religion du passé ». Sur France 2, Catherine Nay, également directrice adjointe d'Europe 1 et éditorialiste à Valeurs actuelles, explique la crise économique par une « extinction du désir de consommer » : « J'étais dans un dîner : chacun a restreint sa façon de consommer et on s'aperçoit qu'on vit très bien (...) [On peut] garder sa voiture deux ans de plus, user sa robe un an de plus. » Aux certitudes économiques glanées au fil des dîners — d'autant plus catégoriques qu'un éditorialiste français, pour être vraiment grand, ne doit jamais ni s'abaisser à enquêter sur la misère du monde, ni écouter le discours des dominés (3), — Claude Imbert, directeur du Point, préfère les imprécations du capitalisme réellement existant : « Voilà vingt ans qu'avec la simple expertise du sens commun, nous crions casse-cou devant cette surcharge fiscale et paperassière, cette défonce des prélèvements obligatoires, ce panier percé de la Sécurité sociale qui allait nous mettre des bottes de plomb alors qu'on voyait pointer, et d'abord en Asie, tant de compétiteurs aux pieds légers. »

pointg.gif (57 octets) Parfois, la marque de fabrique est sans équivoque. Chroniqueur au Figaro Magazine, à France-Inter et sur La Chaîne info (LCI), directeur du très balladurien « Service France » de TF 1, Jean-Marc Sylvestre avoue à l'antenne : « Ma grille de lecture n'est pas keynésienne : elle est plutôt monétariste. » En novembre dernier, un auditeur de France-Inter l'interpelle : « Pourquoi dire d'une entreprise qu'elle est la meilleure uniquement parce qu'elle vend moins cher ? ``Meilleur'' implique aussi des considérations sociales. » M. Sylvestre répond aussitôt : « Il n'y a pas de progrès social sans progrès économique. » Mais l'auditeur insiste : « Y a-t-il progrès économique s'il y a recul social ? ». M. Sylvestre répète alors : « Il n'y a pas de progrès social sans progrès économique. » Échange éclairant : le chroniqueur économique le plus omniprésent de France venait de célébrer l'économisme obtus qui régit la profession. Et qui quadrille les ondes. « La seule différence qui subsiste entre la presse de droite et celle de gauche, c'est que la seconde est un peu plus tolérante à l'égard de la pornographie. » Jean-François Kahn a l'habitude des déclarations provocantes. Celle-là ne l'est pourtant qu'à moitié. La pensée unique domine en effet à ce point les médias français qu'il est très facile pour le lecteur, pour l'auditeur ou pour le journaliste de passer d'un titre, d'une station ou d'une chaîne à l'autre. Concernant la presse hebdomadaire, cette ressemblance est frappante : les couvertures, les suppléments et les articles sont devenus interchangeables ; ce sont souvent les conditions d'abonnement — pour parler clair, la valeur du produit ménager offert avec le journal (4) — qui déterminent le choix de l'acheteur. Pourtant, il y a un peu plus d'un an, Guy Sitbon écrivait : « Prenez le Figaro, démontez-le pièce à pièce, essayez ensuite de le remonter de mille manières différentes, vous n'obtiendrez jamais un Nouvel Observateur (5). » Mais Guy Sitbon oubliait ceci : juste avant de devenir directeur de la rédaction du Figaro, Franz-Olivier Giesbert était directeur de la rédaction du Nouvel Observateur... En ont-ils trop fait ? Si la mise à nu de la pensée unique et la perception de sa nature totalitaire gagnent l'opinion, c'est sans doute que les cinq dernières années ont déchiré un voile de plus en plus vaporeux. Guerre du Golfe (6), traité de Maastricht (7), GATT : sur tous ces sujets qui méritaient une vraie confrontation des points de vue et qui engageaient l'avenir du pays, la quasi-totalité des quotidiens, des hebdomadaires, des radios, des télévisions, ont, chaque fois, battu le même tambour avec les mêmes arguments. Au service de la guerre, au service de l'argent, au service du commerce.

pointg.gif (57 octets) Idées uniformes et déchiffreurs identiques. Journalistes ou « intellectuels », ils sont environ une douzaine, inévitables et volubiles. Entre eux, la connivence est de règle. Ils se rencontrent, ils se fréquentent, ils s'apprécient, ils s'entreglosent, ils sont d'accord sur presque tout. Alain Minc, qu'on entend sur RTL le vendredi, sur LCI le samedi (lors d'un « Duel » l'opposant à Jacques Attali), qu'on lit aussi dans les colonnes de nombreux journaux, a défini leur idéologie — et la sienne : c'est le « cercle de la raison », autrement dit le consensus bourgeois. Sorti de là, il n'y aurait qu'aventure, « populisme » et démagogie. Pour eux, le soleil ne se couche jamais. Dès l'aube à la radio, le soir à la télévision ; dans la presse écrite, l'éditorial à flux tendu : quotidien national, hebdomadaire, quotidiens régionaux. Et, pour compléter le tout, le livre annuel matraqué sur toutes les ondes (8). Philippe Meyer, chroniqueur au Point et à France-Inter, a suggéré : « Beaucoup savent que leur puissance, comme d'ailleurs leur notoriété, n'a pas de légitimité. Elle n'est due qu'à la fréquence de leurs apparitions ; pas à leur travail, ni à leurs connaissances ni à leur savoir-faire. »

pointg.gif (57 octets) Alain Duhamel symbolise à merveille cette élite omniprésente. Naguère plutôt barriste, aujourd'hui plutôt balladurien, il préside le comité éditorial d'Europe 1. Sur les ondes de cette radio, dans la « tranche du matin (qui) cible les décideurs, » il disserte — de tout — chaque jour sauf le samedi. Libération, le Point, les Dernières Nouvelles d'Alsace, le Courrier de l'Ouest, Nice-Matin... accueillent aussi ses éditoriaux. Sur France 2 (« L'heure de vérité ») et sur Europe 1 (le « Club de la presse »), il interroge les invités politiques. Intarissable, il écrit également — comment l'ignorer ? — un livre tous les deux ans, en général pour défendre nos élites incomprises et les vertus de l'Europe libérale. Le dimanche, il affronte lors d'un « face-à-face » Serge July, directeur de Libération (9). Le « face-à-face » est très courtois : Serge July est éditorialiste sur Europe 1 le lundi (10), Alain Duhamel écrit dans Libération le vendredi ; l'un est ainsi en quelque sorte l'employeur de l'autre ; tous deux se tiennent, sans effort, dans le périmètre exigu du « cercle de la raison ». Ensemble, ils illustrent la nature singulière, bien résumée par Pierre Bourdieu, du débat d'idée(s) sur nos médias : « Les puissants en mal de pensée appellent à la rescousse les penseurs en mal de pouvoir, qui s'empressent de leur offrir les propos justificateurs qu'ils attendent. »

pointg.gif (57 octets) Notre zapping éventuel est sans espoir. Chez les experts en légitimation, les cumuls sont en effet de règle : disposer d'une tribune garantit qu'on s'en verra proposer au moins une autre. Sur RTL, le panel des collaborateurs extérieurs va d'Alain Minc, devenu président du conseil de surveillance du Monde, à Christine Clerc, éditorialiste au Figaro Magazine. Sans oublier Anne Sinclair. Sur Europe 1, c'est plus simple : au directeur de Libération (le lundi à 8 h 25) succède, à la même heure, celui du Point (mardi), de l'Express (mercredi), de l'Événement du jeudi (samedi), le directeur adjoint du Nouvel Observateur (vendredi). Alexandre Adler, directeur éditorial de Courrier international, a également rejoint cette station. Peu après son arrivée au Point, et peu avant que lui soit confiée la charge d'une émission hebdomadaire sur Arte.

pointg.gif (57 octets) Connivences et complaisances. Est-ce la seule qualité du commentaire, pas le pouvoir du commentateur (souvent, un rédacteur en chef ou un directeur de publication), qui détermine le passage à l'antenne ? Quelques semaines après son remplacement (expéditif) à la direction de la rédaction de l'Express par Christine Ockrent, Yann de L'Écotais doit également lui abandonner son éditorial hebdomadaire sur Europe 1. Françoise Giroud est renvoyée du Journal du dimanche dès qu'elle critique l'intrusion dans la vie privée du président de la République, de Paris-Match, autre publication du groupe Hachette. Et, pour sanctionner les critiques de Libération contre TF 1, Serge July perd, en 1992, le droit d'« affronter » Philippe Alexandre sur la chaîne de M. Bouygues. A l'époque, Gérard Carreyrou, directeur de l'information de TF 1, justifie ainsi sa sanction : « On ne peut pas passer à la caisse tous les mois tout en crachant dans la soupe (11). » La confraternité, qui procure des avantages, impose quelques exigences. Connivence et complaisance se retrouvent également dans les rapports de nos grands médias avec les pouvoirs. Les révélations récentes concernant le passé politique du président de la République indiquent assez, lorsqu'il s'agit de l'État et de ceux qui le dirigent, l'absence dans notre pays d'une presse d'investigation. Le fait a été relevé à l'étranger : « En France, les journalistes sont souvent beaucoup trop proches de ceux sur qui ils écrivent (12). » Il y a peu, le cas d'épouses de ministres (Mmes Ockrent et Sinclair) présentant, qui un journal télévisé, qui une grande émission d'information, illustrait de manière un peu voyante la réalité des rapports incestueux entre médias et pouvoir. Tout comme d'avoir, en 1984, confié la direction d'une nouvelle chaîne de télévision (Canal Plus) à un homme, M. André Rousselet, qui précédemment était le directeur de cabinet du chef de l'État. Et que dire alors du fait que, depuis la démission du gouvernement de M. Alain Carignon (aujourd'hui soupçonné de corruption et incarcéré à la prison Saint-Joseph de Lyon), M. Nicolas Sarkozy se retrouve à la fois ministre du budget et ministre de tutelle des télévisions et radios publiques. Sans cesser pour autant d'être, hier, porte-parole du gouvernement, aujourd'hui celui du candidat Edouard Balladur à la présidence de la République... Il y a un peu moins d'un an, pour donner quelque relief à la centième de l'émission « Transit », les responsables de la chaîne franco-allemande Arte ont eu l'idée — aussi originale que révélatrice — de conduire un entretien conjoint avec le président de la République française et le chancelier allemand. Jérôme Clément, président français de la chaîne, décida alors de soumettre à MM. Kohl et Mitterrand une liste des journalistes susceptibles de les interroger. En Allemagne, le procédé choqua. Mais M. Clément expliqua : « En France, il est tout à fait normal de discuter avec l'Élysée du choix du journaliste qui pose les questions. Les relations que ceux-ci entretiennent avec le pouvoir politique, mais également avec le monde culturel, sont beaucoup plus étroites. » Tellement étroites que, lorsqu'un journaliste de la presse locale refuse à un président de conseil général (de surcroît ministre de la justice) les articles flatteurs que celui-ci exige, ce journaliste se fait licencier (13), une situation d'autant plus menaçante pour sa carrière que la plupart des grands quotidiens régionaux opèrent en situation de monopole. L'un se félicite : « Ce qu'on a fait dans le journal télévisé [de TF 1] contribue à faire bouger les événements. Pour la Somalie, grâce à Kouchner, notre travail a abouti à l'opération ``sac de riz'' et la famine a disparu (14). » L'autre se réjouit : « On [les journalistes de Libération] a été les instruments de la victoire du capitalisme dans la gauche (15). » L'appréciation par le présentateur vedette du journal de TF 1, d'une part, et par celui qui est devenu directeur de la rédaction du Nouvel Observateur, d'autre part, de leurs rôles historiques respectifs ne tranche pas par sa modestie. Mais s'ils disent vrai, si un quotidien national a vraiment eu, par ses judicieux conseils, le pouvoir de condamner la gauche française à son « champ de ruines », si l'ordonnancement de l'information par TF 1 peut faire disparaître la famine, alors la responsabilité des grands médias dans la marche du monde devient aussitôt écrasante. Et la presse écrite perd le droit de consacrer la majorité de ses unes à des sujets rebattus et sans consistance ; TF 1 ne peut plus, comme le 30 juin dernier, réserver quarante et une fois plus de temps à un entretien avec Bernard Tapie qu'à l'annonce du « plus mauvais chiffre [de chômage] depuis la fin de l'année » ; France 2 doit s'interdire de faire passer l'annonce de la mort de « dizaines de milliers » de Rwandais après celle d'Ayrton Senna, la guerre en Tchétchénie après le départ d'une régate. Il ne s'agit pas là de dérapages : le mal est profond. Comment expliquer autrement que, le 19 juin 1993, un présentateur ait pu ainsi commencer son journal télévisé de la mi-journée : « Avant d'aborder la situation en Somalie, je vous propose de voir les moments exceptionnellement forts du concert de Johnny (...) un concert qui sera retransmis sur TF 1 la semaine prochaine. » Le reportage suivant fut consacré à... une épreuve de formule 1, pas à la Somalie. En janvier 1994, évoquant la situation d'un autre pays ravagé par la guerre, M. François Léotard, ministre français de la défense, expliquait pourtant : « C'est vous, messieurs les journalistes, qui sauverez Sarajevo, avec vos excellentes émissions. » La question de la hiérarchie de l'information, de la part qui est concédée à l'actualité internationale et à la réalité sociale ne se pose pas seulement en France (16). Mais ailleurs, et notamment aux États-Unis, existe une presse qui relève systématiquement (et qui critique sévèrement) les insuffisances, connivences ou dérapages (17). En France, les cardinaux de la pensée unique, si soucieux de supprimer les « corporatismes » bénéficiant aux salariés ou aux assurés sociaux, ne montrent jamais la même audace lorsqu'il s'agit de remettre en cause leur monopole de l'expression médiatique. Et la situation actuelle, caractérisée par le pouvoir exorbitant d'une poignée de journalistes et de titres, interdit presque à quiconque de dénoncer leurs privilèges (18). A moins de se couper définitivement des réseaux d'influence sans lesquels les idées et les produits (livres, disques, spectacles) perdent presque toute chance de rencontrer un public. La confluence idéologique qui, depuis quinze ans, entraîne la vie politique vers le « centre », a ainsi rendu particulièrement difficile l'expression de projets dissidents. Et presque étouffante l'omniprésence des quelques intellectuels en phase avec l'air du temps.

pointg.gif (57 octets) L'essayiste américain Noam Chomsky ne cesse de le répéter : l'analyse du dévoiement de l'information n'exige, en général, dans les pays occidentaux, nul recours à la théorie du complot. Un jour, un étudiant lui demande : « Comment au juste l'élite contrôle-t-elle les médias ? » Il réplique : « Comment contrôle-t-elle General Motors ? La question ne se pose pas. L'élite n'a pas à contrôler General Motors ? Ça lui appartient (19). » En France, l'imbrication croissante entre les groupes industriels et les médias ramène le pays à la situation qu'il a connue sous la IIIe République, et à laquelle la Libération entendait mettre un terme en assurant « la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l'égard de l'État, des puissances d'argent et des influences étrangères (20) ». Cinquante ans plus tard, des groupes comme Alcatel, Bouygues, Matra-Hachette, la Générale des eaux, Havas, la Lyonnaise des eaux sont cependant devenus, dans les médias, les héritiers du Comité des forges de sinistre mémoire (21). Avec quelles conséquences pour l'information ? Le 24 juillet 1993, TF 1 ouvre son journal sur le décès de Francis Bouygues et y consacre vingt-cinq minutes dithyrambiques (« magnifique patron », « bâtisseur infatigable », « carrière sans précédent »). MM. Edouard Balladur et Jack Lang, habitués des plateaux de TF 1, saluent la mémoire du « personnage hors du commun » qui a tant contribué au « rayonnement de notre pays ». Patrick Poivre d'Arvor et Anne Sinclair, employés de la chaîne de Bouygues, confient leur émotion. Quatre jours plus tard, les obsèques du grand homme rassembleront, outre MM. Balladur et Lang, le président du Sénat, le maire de Paris et M. Bernard Tapie. En mai 1994, M. Pierre Guichet, président-directeur d'Alcatel-CIT, est mis en examen pour escroquerie, puis incarcéré. Jean-Claude Casanova, éditorialiste à l'Express, hebdomadaire contrôlé (comme le Point, Courrier International, Lire, etc.) par la Générale occidentale — filiale à 100 % d'Alcatel — s'offusque d'une telle détention : « Mettre quelqu'un en prison, et en particulier quelqu'un de célèbre, c'est infliger une sanction dont il n'est pas prouvé qu'elle est justifiée (22). » Quelques semaines plus tard, l'Express analyse sévèrement la mise en garde à vue pendant « plus de douze heures » de M. Pierre Suard, PDG d'Alcatel-Alsthom : « Le juge aurait-il agi un peu vite ? Une certitude : la mise en examen de Pierre Suard risque de nuire à la réputation internationale du groupe (23). » Et — est-ce une coïncidence ? — depuis quelques mois les essayistes de la pensée unique s'inquiètent beaucoup du devenir de notre justice, oublieuse des égards qu'elle doit aux gens « célèbres » sur qui repose « la réputation internationale » de nos industries. Interrogeant avec la pugnacité qui la caractérise M. Balladur au sujet de l'« affaire Longuet », Claire Chazal, présentatrice du journal de fin de semaine de TF 1 et biographe attendrie de M. Balladur, lui demande : « N'êtes-vous pas frappé, Monsieur le premier ministre, par la chasse à l'homme à laquelle se livrent les juges ? »

pointg.gif (57 octets) L'enjeu des marchés publics. La Générale occidentale, qui ne dissimule pas qu'elle souhaite la déréglementation des télécommunications en Europe, contrôle déjà plus de 50 % du marché français des hebdomadaires généralistes. La société mère, Alcatel, compte également au nombre des entreprises qui sollicitent d'importants marchés publics. Comment penser qu'une telle position économique puisse être sans conséquences sur le traitement de l'information, qu'il s'agisse de l'analyse des privatisations ou du regard porté sur la politique gouvernementale ? En septembre dernier, au moment où Bouygues, Alcatel et la Lyonnaise des eaux (M 6) se battaient pour décrocher le troisième réseau du radiotéléphone, un quotidien aussi peu porté à la contestation du système que le Wall Street Journal ne pouvait s'empêcher de relever l'existence en France d'« un circuit virtuellement fermé dans lequel le clientélisme politique et l'influence médiatique peuvent compter autant que la stratégie industrielle et le savoir-faire technologique ». Bouygues l'emporta, quelques jours seulement après s'être déjà vu attribuer le contrat du « Grand Stade » olympique de Saint-Denis, pour une valeur de 2 milliards de francs. Avec son sens inimitable de la litote, le quotidien britannique The Guardian avait, il est vrai, relevé que TF 1 a « la réputation d'être pro-gouvernementale ». Et si la grande majorité des médias français le sont tout autant, TF1, dans la perspective d'une élection présidentielle, pèse beaucoup plus lourd. Au demeurant, M. Balladur a veillé à ne pas mécontenter trop longtemps les rivaux malheureux de la société Bouygues : la Lyonnaise des eaux prendra en main une partie des réseaux de télévision câblée de la Caisse des dépôts ; Alcatel gérera la téléphonie cellulaire. Naïf celui qui imagine que les médias sont un secteur où on ne peut que perdre de l'argent... M. Patrick Le Lay, PDG de TF 1, a toutefois tenu à préciser : « On n'a jamais utilisé notre antenne pour défendre les thèses de l'entreprise. » Le 10 janvier 1995, en tout cas, M. Balladur s'est déclaré satisfait du « soutien » que lui apporte la presse : « Globalement, je crois que je ne vais pas me plaindre de vous. » Parlant des journalistes de son pays, un syndicaliste américain a observé tristement : « Il y a vingt ans, ils déjeunaient avec nous dans les cafés. Aujourd'hui, ils dînent avec des industriels. » En ne rencontrant que des « décideurs », en se dévoyant dans une société de cour et d'argent, en se transformant en clergé séculier de la pensée unique, le journalisme s'est enfermé dans une classe et dans une caste. Il a perdu des lecteurs et son crédit. Il a nourri l'appauvrissement du débat public. Jean-Claude Guillebaud l'a reconnu : « Nos inquiétudes se confondent ingénument avec nos privilèges. » Cette situation est d'abord le propre d'un système : les codes de déontologie n'y changeront pas grand-chose. Mais la prise de conscience est déjà une forme de résistance. Savoir ce qu'il en est du pluralisme de nos sociétés démocratiques permet en tout cas de mieux comprendre ce que, citant Hegel, Guy Debord écrivait dans la Société du spectacle : « L'errance des nomades est seulement formelle, car elle est limitée à des espaces uniformes. » Sanctions Dans une presse plus que jamais assoiffée d'argent, la moindre audace rédactionnelle devient coûteuse. Peugeot et Elf ont sanctionné l'Evénement du jeudi en lui retirant leurs budgets publicitaires. Le Monde, le Nouvel Economiste, Capital et l'Expansion ont subi le même sort avec Alcatel, dont le PDG, M. Pierre Suard, semble préférer les éloges flatteurs à la liberté de blâmer. Pour avoir critiqué M. Le Floch, ancien président d'Elf et nouveau dirigeant de Gaz de France, le Nouvel Economiste a également perdu la publicité de l'entreprise nationalisée. Et les journalistes de l'hebdomadaire Stratégies ont, en avril dernier, fait grève afin de protester contre les pressions qu'aurait exercées la rédaction en chef « pour qu'ils réalisent un dossier de complaisance de trois pages » sur Europe 1, propriété du groupe Matra-Hachette et l'un des plus gros annonceurs de l'hebdomadaire. Pour rester indépendants, les médias qui n'appartiennent pas déjà à de grands groupes industriels ont besoin de fonds propres. Et, pour obtenir ces fonds propres qui garantiront leur indépendance, ils ont souvent recours à la publicité...  
  
(1) Guy Debord, la Société du spectacle, Gallimard, Paris, 1992.

(2) Cf. l'éditorial d'Ignacio Ramonet, le Monde diplomatique, janvier 1995.

(3) Lire Patrick Champagne, « La vision médiatique » in Pierre Bourdieu, la Misère du monde, Seuil, Paris, 1993.

(4) Pour 295 francs, le Nouvel Observateur propose un téléphone électronique (ou une mini-chaîne stéréo), une radio FM (ou une parure de stylo bille-plume), et... 24 numéros. Pour 490 francs, l'Express offre un répondeur enregistreur interrogeable à distance — Alcatel — (ou un radio-réveil lampe halogène), un stylo-plume personnalisé et... 40 numéros.

  
(5) Le Nouvel Observateur, 19 août 1993.  


(6) Cf. « Médias, mensonges et démocratie », (Manière de voir no 14), le Monde diplomatique, février 1992.  


(7) Lire Serge Halimi, « Les médias et la guerre du référendum », le Monde diplomatique, octobre 1992.  


(8) Ces trois derniers mois, chacun des trois auteurs qui occupent le plus les médias (Alain Duhamel, Bernard-Henri Lévy et Alain Minc), a publié un essai politique dénonçant les tentations irrationnelles qu'ils prêtent au peuple.  


(9) Exemple d'un parcours médiatique aussi éblouissant que resserré, Alain Duhamel interviendra huit fois sur les ondes nationales entre le samedi 7 janvier à 22 h 30 et le mardi 10 janvier à 20 heures. Le samedi soir, il participe longuement à l'émission littéraire de France 3. Le dimanche matin, à 8 h 40 sur Europe 1, il se livre à son « face-à-face » hebdomadaire avec Serge July. A midi, il interroge M. Nicolas Sarkozy à « L'heure de vérité » (France 2). Lundi à 7 h 25, il éditorialise sur Europe 1 avant de diriger, à 19 heures, le « Club de la presse » qui reçoit M. Robert Hue. Sitôt cette émission terminée, à 20 heures, il se précipite dans les studios de France 2 pour, dès 20 h 30, interroger M. Jacques Chirac. Le mardi à 19 heures, il est l'invité de l'émission de Guillaume Durand sur LCI. Et, quelques heures plus tôt, sa chronique quotidienne d'Europe 1 avait eu pour thème : « Jacques Chirac omniprésent »... 

 
(10) Dès le lendemain de son « face-à-face » avec Alain Duhamel, Serge July affronte Philippe Alexandre sur France 3. En présence de Christine Ockrent, à la fois directrice de l'Express et éditorialiste sur Europe 1.  


(11) Libération, 13 octobre 1992.  

 
(12) The Guardian, 10 mai 1993.  


(13) Cf. le Monde, 24 mai 1994.  


(14) Entretien avec Patrick Poivre d'Arvor, Globe Hebdo, 1er juin 1994.  


(15) Laurent Joffrin, France 2, 2 juin 1993.  

 
(16) Voir, par exemple, Serge Halimi, « Les journalistes américains en campagne » et « Les médias américains ignorent le monde », le Monde diplomatique, septembre 1992 et août 1994 respectivement.  


(17) Des publications régulières et respectées se consacrent à ce sujet, notamment Columbia Journalism Review, American Journalism Review et, sur un mode plus militant, Extra ! (l'organe bimestriel de Fairness and Accuracy in Reporting, FAIR) et Lies of our Times. Les ouvrages de sémiologie de la presse sont également très nombreux.  


(18) Au nombre des exceptions, on notera toutefois le travail fait sur Canal Plus par les « Guignols de l'info » et par Karl Zéro, celui de la presse satirique (le Canard enchaîné et Charlie Hebdo), de certains périodiques (Politis, Capital et le Nouvel Économiste) et, dans quelques quotidiens, les chroniques consacrées à la télévision, notamment celle de Daniel Schneidermann.  

 
(19) Noam Chomsky, les Médias et les Illusions nécessaires, Editions K Films, Paris, 1993.  

 
(20) Programme du Conseil national de la Résistance, in la France du XXe siècle, coll. « Points-Histoire », Le Seuil, Paris, 1994, p. 399.  


(21) Noyau dur du patronat français de l'entre-deux-guerres — période pendant laquelle la presse était notoirement vénale —, le Comité des forges, qui contrôlait directement un certain nombre de quotidiens (dont le Journal des débats et le Temps), joua un rôle actif pour discréditer les gouvernements de gauche et de centre gauche. 

 
(22) « Revue de presse », France 2, 4 juin 1994.  

 
(23) L'Express, 7 juillet 1994.

 

Serge Halimi   
   

   
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