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Serge Halimi
  

 
 

 

 

 

 

 Serge Halimi

 PAUL NIZAN :
 LES CHIENS DE GARDE

 
  


L'année 2005 sera à la fois celle du centenaire de Raymond Aron, de Jean-Paul Sartre et de Paul Nizan. La célébration de Raymond Aron ne manquera pas de déchaîner les commémorations des conservateurs de droite et de gauche qui quadrillent à la fois l'ensemble des médias et la fraction du paysage intellectuel qui en dépend pour exister. L'auteur des Chemins de la liberté n'est pas davantage assuré contre les voisinages peu valorisants : Bernard-Henri Lévy n'a-t-il pas déjà essayé d'associer son parcours mondain et médiatique à la mémoire de Jean-Paul Sartre, qui pourtant a toujours incarné le contraire de l'univers social et politique du mari d'Arielle Dombasle ?

Né le 5 février 1905 à Tours, Paul Nizan, ne bénéficiera pas forcément du même concert commémoratif que ses deux anciens condisciples de l'École Normale...

Le texte qui suit a été publié en 1998 comme préface à la réédition par les Éditions Agone (Marseille) des Chiens de garde.

    

 
 

Il n'appartient plus à personne de devoir ressusciter Paul Nizan. En 1960, Jean-Paul Sartre a écrit l'un de ses plus beaux textes pour défendre son vieux camarade de l'École Normale, calomnié depuis sa mort par un parti communiste qui se vengeait avec d'autant plus de hargne de ceux qui l'avaient quitté que nombreux encore étaient ceux qui le rejoignaient. Quand l'auteur des Mots rédige sa préface — personnelle autant que politique — à Aden Arabie 1, la France n'a pas tout à fait fini de liquider son empire colonial. Et, à mi-route des « Trente glorieuses », elle s'enfouit dans l'édredon de la société de consommation. Deviner alors que la réapparition de Nizan pourrait suggérer quelques idées contestataires à une jeunesse appréhendant déjà sa normalisation exigeait une vision prospective qu'il est devenu commun de dénier à Sartre. Le philosophe jugeait tout simplement qu'un intellectuel n'est pas le sténographe de l'ordre mais celui qui sait expliquer la nécessité de le dépasser, voire de le subvertir.
Quarante ans plus tard, un tel projet fait peut-être sourire, ou gémir. Pékin, Paris, Prague : la réaction semble installée partout, triompher partout. Elle parvient même à se travestir aux yeux de certaines de ses victimes en progrès, en « modernité ». Quant à la révolution que Nizan célébrait à l'Est et invitait à l'Ouest, on nous a assez détaillé toutes ses conséquences funestes pour espérer nous avoir découragé de remettre en cause un système que seule désormais sa pérennité légitime. Est-il donc toujours concevable de lire Les Chiens de garde et de conclure ce que Sartre écrivait en 1960 à propos de Nizan : « D'année en année, son hibernation l'a rajeuni » ?

 

 Cet essai, Paul Nizan l'achève en 1932. Il a vingt-sept ans. C'est vingt-cinq de plus que la crise économique qui ravage les États-Unis, l'Allemagne et la Grande-Bretagne avant de secouer un petit jardin hexagonal que sa ruralité protège encore des grands ébranlements. En France, plus du tiers de la population active travaille alors dans des campagnes où l'électricité commence à peine à s'installer et où, la nuit venue, chacun mesure ses pas dans l'ombre de la lampe à pétrole. Au début des années 1930, la Troisième République finissante ne laisse plus rien deviner de ses emportements d'autrefois (Boulanger, les attentats anarchistes, les grandes grèves, l'affaire Dreyfus). Elle s'est installée dans de petites combines parlementaires qu'éclairent par moments quelques flamboyantes affaires de corruption.

Surtout, musée en activité, elle célèbre et se célèbre. Sa mission civilisatrice : en six mois, l'Exposition coloniale de 1931 a attiré 34 millions de visiteurs ; ses vieux maréchaux : ils trépassent, mais dans leurs lits, fiers d'avoir, pendant la Grande Guerre, extrait des centaines de milliers d'hommes des tranchées, où on les avait maintenus enfouis dans la peur et dans la peine, pour les réexpédier définitivement sous terre — offrant ainsi aux tailleurs de pierres commémoratives leurs longues colonnes de noms refroidis. Entre les funérailles de Foch (1929), de Joffre (1931) et de Lyautey (1934), un pays exsangue, à peine plus peuplé qu'en 1870, garde encore de quoi s'offrir une rasade de carnaval patriotique. Quant à l'avenir, il reste Pétain, qui fera en 1934 son entrée au gouvernement à l'âge de soixante-dix-huit ans. Car, rythmant tout ce bal, des ministères de vieillards titubent à l'affût du prochain orage parlementaire, assurés cependant que les prochains ministres seront tirés dans la pioche des anciens ministères.

Le front de la culture est bien tenu, lui aussi. En 1932, justement, Édouard Herriot, inamovible chef « républicain, radical et radical-socialiste », normalien qu'encombre une vanité sans mesure, spécialiste de Beethoven et amateur de jazz, abonné à un grand portefeuille dans un cabinet réactionnaire quand il n'est pas lui-même président du Conseil d'un gouvernement de gauche — qui conduira une politique de droite —, Herriot, donc, a la grande idée de rebaptiser « de l'Éducation nationale » ce qui n'était encore que le ministère de l'Instruction publique. C'est aussi à ce genre de bravoure qu'on savoure les audaces d'une époque, celle de Nizan, où la démocratisation de l'instruction ne progressera que dans les souvenirs d'enfance de Marcel Pagnol. Les lycées publics n'instruisent alors — ou n'éduquent — que 120 000 élèves, la scolarité obligatoire s'arrête à treize ans et à peine 5 % d'une classe d'âge fréquente le secondaire. Quant à l'université dont Nizan fustige les « chiens de garde » et leurs « concepts dociles », elle délivre péniblement 6 500 diplômes par an aux quelques 80 000 étudiants qui égaient ses bancs et dont le nombre ira diminuant 2. Certaines courbes sont néanmoins ascendantes : les frais de scolarité vont doubler en quelques années, sans doute pour endiguer cette surproduction intellectuelle dont s'inquiète la grande presse chaque fois que sa vénalité lui laisse encore le temps d'être à parts égales stupide et malthusienne. Vient un jour où les déclassés d'avance se métamorphosent en rebelles pour ne pas mourir désespérés. Mais, à cette époque où le surréalisme s'étend et se déchire, même la mort devient difficile. En 1935, près du corps suicidé de René Crevel, on trouvera un seul mot griffonné sur une feuille : « Dégoût ».

Une guerre qu'on panthéonise, la crise qui gronde, des colonies qu'on pressure, les vieillards qui gouvernent, une université qui s'anémie, la gauche qui fait honte : voilà à quoi ressemble la France de Paul Nizan quand il revient d'Aden avec l'intention d'en découdre. Comment ne pas comprendre sa rage de jeune homme débordant de vitalité dans un champ de chrysanthèmes, rêvant d'ailleurs et d'autre chose ? un peu tel Céline qui n'entrevit le bout de la nuit qu'une fois sur un quai de gare de Detroit, Breton qui s'embarque dans l'inconscient quand il ne recommande pas qu'on gifle les cadavres, Malraux parti en Extrême-Orient en quête de quelques conquérants. Cette rage, on la comprend d'autant mieux que le sort du père de Nizan, broyé par un système qu'il avait servi avec une loyauté acharnée, ne risquait pas d'inciter son fils à emprunter ce parcours-là 3.

Bientôt, on le sait, Hitler va s'installer au pouvoir, les Croix-de-Feu vont réveiller le peu qui reste de République en France, Franco va annoncer son pronunciamento. Et, bientôt, en regard de la contagion fasciste, l'emportement de Nizan contre les « nains si bien frisés de la littérature bourgeoise » et les apôtres du radical-socialisme universitaire paraîtra un peu hors de propos. Toutefois, n'anticipons pas, ne mésestimons pas Les Chiens de garde, enflés par notre connaissance de ce qui allait suivre et qui, assurément, serait marqué par l'urgence de privilégier d'autres cibles que MM. Brunschvicg, Boutroux, Léon ou autres mandarins kantiens de la Sorbonne. Le moment venu, la légitime disposition à faire alliance avec l'ennemi secondaire contre l'ennemi principal, à remplacer les alcools du manichéisme social par les narcoleptiques de la responsabilité nationale, Nizan montrerait qu'il saurait l'endosser mieux que personne 4. Mais, en 1932, le réalisme c'était encore de penser et d'écrire les mots qu'on lirait plus tard dans le « carnet noir » de La Conspiration : « L'homme n'a jamais rien produit qui témoignât en sa faveur que des actes de colère : son rêve le plus singulier est sa principale grandeur, renverser l'irréversible ».

« Renverser l'irréversible ». Ou, si l'on préfère, refuser de « voiler les misères de l'époque, le vide spirituel des hommes, la division fondamentale de leur conscience, et cette séparation chaque jour plus angoissante entre leurs pouvoirs et la limite réelle de leur accomplissement ». Énoncé dans Les Chiens de garde, un tel programme, semble presque rajeuni par la longue « hibernation » du livre qui resurgit aujourd'hui. C'est que la restauration que nous avons vécue, celle des années 1980-1990, fut au moins aussi accablante que la décadence des années 1920-1930 : le souffle du marché a emporté les barrières de la contestation, la domination s'est trouvée naturalisée, le capitalisme enluminé des atours de « la seule politique possible ». Et, à force de lui ressembler, la gauche a asphyxié la droite pendant que des amuseurs grimés en penseurs s'installaient dans l'arène médiatique pour mettre en scène les derniers tours pendables de la « pensée jetable ». Et puis, comme l'amour des Mandarins qu'évoqua Simone de Beauvoir, comme la servitude aussi, « ça a fini par finir ». Nous y sommes.

Ah ! la « violence verbale », le « pamphlet », le « brûlot » : nous a-t-on assez seriné que tout cela serait bien daté, dépassé, inutile ; que la colère, la seule qui vaille, ce fut la leur, la dernière, celle qu'ils ont expiée cent mille fois dans les articles des quotidiens qu'ils dirigent, dans les ouvrages des maisons d'édition qu'ils quadrillent, dans les émissions de télévision qui les font voir. Cette colère de quand ils étaient « jeunes », qu'ils ont ensevelie sous une barricade de Mai dont on nous a fait depuis visiter chaque pavé. Avec le récit de leur jeunesse, ils ont compté nous interdire de respirer la nôtre ; ils ont su faux-monnayer leur révolte pour théoriser la fin des révolutions et leur voracité à s'installer dans un ordre devenu le leur, ordre dont seul le style — plus « ludique », plus « branché » — aurait changé. Quand nous les distinguons sur les films d'histoire en noir et blanc qui servent d'ossuaire à leur adolescence héroïque, comment ne serions-nous pas un peu tentés d'emprunter à Nizan sa colère, de douter qu'ils furent vraiment sincères, de ne plus pouvoir imaginer leur rébellion autrement que comme une étape dans un plan de carrière ?

Le roman aime les traîtres et les personnages dont le cynisme se proclame maturité. Les romans de Nizan n'échappent pas à la règle, qui détaillent les trahisons que ses essais vitupèrent. En cela, cesseront-ils jamais d'être modernes ? Car déjà Jaurès et les foules du Pré-Saint-Gervais qui réclamaient la paix avaient vite été oubliés par les ministres socialistes qui préparèrent la guerre ; la Libération permit à certains résistants de l'armée des ombres de se transformer en exécutants des guerres coloniales ; pour se muer en propagandistes très prosaïques d'un État totalitaire, des poètes libertaires désapprirent un peu de poésie et beaucoup de liberté. Enfin, il y a eu tous les repentis de notre fin de siècle 5.

Nos chiens de garde à nous ne viennent pas de l'université. Certains ont lu Kant et parlent de philosophie, mais pour servir de bouffons cultivés aux dîners de la bourgeoisie. Ils aimeraient être Zola, mais pour accuser les victimes, ou Malraux, pour installer le désespoir. Ils n'ont jamais risqué la prison ou combattu en Espagne, jamais consenti d'autre sacrifice que celui de leur présence à une réception pour participer à un plateau de télévision. Quant à leur œuvre, elle s'autodétruit un quart de seconde après le tir de mortier médiatique qu'ajustent leurs obligés. Toutefois, les artilleurs de la pensée courbée jamais ne s'interrompent : sitôt mis au rebut, un produit docile remplace un autre produit docile. Et à la fin, une telle somme d'insignifiance pèse ; l'absence de légitimité universitaire ou scientifique de nos actuels chiens de garde n'entame plus leur pouvoir de nuisance. Écoutons Nizan : « Il se pourrait que toute cette production d'idées n'eût aucun poids, ne tirât pas à conséquence, que si elle n'aide personne à vivre, elle n'empêchât non plus personne de vivre. Mais il n'en est rien. » Surtout quand le réseau des renégats a table ouverte au cœur de l'État.

Rappelons-nous les années Mitterrand, encore presque fraîches. Au détour d'une étrange alchimie et de la métastase de deux septennats, la « rupture avec le capitalisme » de 1981 défeuilla une à une les idées de la gauche, glorifia l'« entreprise », privatisa l'audiovisuel, désindexa les salaires, sacrifia l'emploi, libéra les capitaux, systématisa les écoutes, joua avec l'extrême-droite... Comment, pendant cette époque, des intellectuels français, issus d'une tradition revendiquant à la fois et en désordre Mai 68, l'autonomie, l'autogestion et le refus de la société de consommation ont-ils pu à ce point oublier qu'ils s'étaient promis de ruiner l'ordre établi, se ruer à la cour du Roi pour flatter ses prétentions de littérateur contre la confirmation de leur dignité de prébendier, précipiter l'ère des grands reniements en faisant réciter « Vive la crise ! » à un amuseur méridional à ce point impatient d'expier son stalinisme qu'il imita un acteur qui s'était pris pour le président des États-Unis ?

Dans Les Chiens de garde, Nizan fustige le Julien Benda de La Trahison des clercs, qui, en 1927, avait réclamé que l'intellectuel demeurât dans son sanctuaire plutôt que d'accepter de compromettre son travail en le subordonnant aux urgences du combat politique. Qu'eût-il écrit sur nos intellectuels sans œuvres, ceux qui, jouant aux philosophes, se sont installés dans le champ médiatique pour monnayer le crédit consenti à l'intelligence, raffermir la puissance des puissants et éterniser l'ordre des choses ? Pour le moment, la marche du monde demeure conforme à leurs vœux : la politique économique maintient le cap pris il y a vingt ans, la loi du marché s'étend, la pauvreté la suit. Et, garantissant le tout, la communication engourdit l'intelligence. Mais, demain, que restera-t-il de cette pédagogie de la soumission si s'approfondit la crise d'une mondialisation qui prétendit mettre un terme à toutes les crises et à l'histoire même ?

Nizan observait : « Que font les penseurs de métier au milieu de ces ébranlements ? Ils gardent encore leur silence. Ils n'avertissent pas. Ils ne dénoncent pas. Ils ne sont pas transformés. Ils ne sont pas retournés. L'écart entre leur pensée et l'univers en proie aux catastrophes grandit chaque semaine, chaque jour, et ils ne sont pas alertés. Et ils n'alertent pas. L'écart entre leurs promesses et la situation des hommes est plus scandaleux qu'il ne fut jamais. Et ils ne bougent point. Ils restent du même côté de la barricade. Ils tiennent les mêmes assemblées, publient les mêmes livres. Tous ceux qui avaient la simplicité d'attendre leurs paroles commencent à se révolter, ou à rire. »

L'actualité des Chiens de garde, nous aurions cependant préféré ne pas en éprouver la robuste fraîcheur. Nous aurions aimé qu'un même côté de la barricade cessât de réunir penseurs de métier et bâtisseurs de ruines. Nous aurions voulu que la dissidence fût devenue à ce point contagieuse que l'invocation de Nizan au sursaut et à la résistance en parût presque inutile. Car nous continuons à vouloir un autre monde. L'entreprise nous dépasse ? Notre insuffisance épuise notre persévérance ? Souvenons-nous alors de ce passage par lequel Sartre a résumé l'appel aux armes de son vieux camarade : « Il peut dire aux uns : vous mourez de modestie, osez désirer, soyez insatiables, ne rougissez pas de vouloir la lune : il nous la faut. Et aux autres : dirigez votre rage sur ceux qui l'ont provoquée, n'essayez pas d'échapper à votre mal, cherchez ses causes et cassez-les. »

1. Jean-Paul Sartre, préface à Aden Arabie, Maspéro, Paris, 1976.

2. 81 000 étudiants en 1930, 76 000 en 1935-1939 (cf. Eugen Weber, La France des années 1930, Fayard, Paris, 1995).

3. Lire Antoine Bloyé (Grasset, Paris, 1980), le beau roman que Nizan consacre à son père. Par ailleurs, l'ouvrage d'Annie Cohen-Solal (avec la collaboration d'Henriette Nizan), Paul Nizan, communiste impossible (Grasset, Paris, 1980), restitue bien l'ensemble du parcours de l'auteur des Chiens de garde.

4. Cf. Chroniques de septembre, Gallimard, Paris, 1978.

5. Lire, sur le sujet, Guy Hocquenghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, Agone, Marseille, (1986) 2003.
    

 
Serge Halimi   

   
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