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Serge Halimi

 
 
 Serge Halimi

 Le grand bond en arrière
 Comment l'ordre libéral s'est imposé au monde

 
  

Entretien, PCA-Hebdo, publié le 16 décembre 2004. Propos recueillis par Pierre CHAILLAN.
Le PCA-Hebdo se décrit comme " l'hebdomadaire du mouvement social et citoyen de Nice et du Sud-Est ". Il se veut " l'autre regard sur la Côte d'Azur " dans un département - les Alpes-Maritimes - où la presse et les médias sont dominés par Nice Matin, le monopolistique quotidien régional.

 
 

 

ntretien avec Serge Halimi, journaliste au « Monde Diplomatique », qui était en déplacement à Nice pour participer à des rencontres organisées par l'Espace Magnan et qui vient de publier, aux éditions Fayard, « Le grand bond en arrière - Comment l’ordre libéral s’est imposé au monde »…

 Le 2 novembre dernier, George W. Bush était réélu avec une large avance sur son adversaire démocrate. Beaucoup ont été surpris à la fois de la victoire du président républicain sortant mais aussi de l’élargissement de sa base électorale. Et ce alors qu’il avait durci son discours durant la campagne… Avez-vous été étonné de ce résultat ?

 Pas trop. Début octobre, j’ai écris un article dans « Le Monde Diplomatique » qui insistait précisément sur les appuis que Bush trouvait dans des États pauvres auprès des catégories populaires (ouvriers, employés, ruraux). Mon enquête en Virginie occidentale, terre de forte tradition syndicale et État le plus pauvre des États-Unis, avait cette dimension en tête. Le 2 novembre, Bush a consolidé son avance d’il y a quatre ans en Virginie occidentale. Il a remporté 56 % des suffrages. Je n’ai donc pas été surpris par le fait que, paradoxalement, des catégories sociales qui n’ont rien à attendre de Bush et de ses politiques, qui ont même compté au nombre des cibles de son premier mandat, ont, parce qu’ils ont privilégié d’autres questions que celles de l’économie ou du social, favorisé le candidat du Parti républicain.

 Cette victoire du camp des « néo-conservateurs » aux États-Unis semble constituer la consécration de cette pensée ultra-libérale que vous décrivez dans le livre que vous venez de faire paraître.

C’est vrai à ceci près que dans « Le grand bond en arrière », j’évoque aussi les années 70 et 80 durant lesquelles le populisme de droite s’est essentiellement construit autour de la question raciale et de dossiers qui, selon les républicains, y étaient rattachées. Comme l’insécurité, l’aide sociale, le déclin des familles, etc. Or, ce à quoi nous venons d’assister est davantage tiré par la thématique du patriotisme, de la lutte contre le terrorisme et de la défense des valeurs morales traditionnelles que par la manipulation du racisme d’un prolétariat blanc en voie de déclassement ou, comme en Europe, par les campagnes contre l’immigration. En insistant sur les valeurs traditionnelles et sur la religion, Bush a essayé, au contraire, d’élargir son électorat dans la population hispanique (il a d’ailleurs réussi). Quant à la question raciale, elle a été absente de son discours de campagne, même de façon allusive.

 Dans « Le grand bond en arrière - Comment l’ordre libéral s’est imposé au monde », vous accréditez la thèse que ce que nous vivons aujourd’hui a été pensé et donc construit à partir des années 70…

 Oui, on évoque souvent dans les lieux militants la question de l’espoir et de l’absence actuelle d’une alternative mobilisatrice aux politiques néo-libérales. C’est pour cette raison qu’il importe de rappeler que ce que nous vivons en ce moment avec Schröder, Raffarin, Bush, Berlusconi et Blair est le produit d’une construction politique volontariste, de l’application obstinée d’une idéologie, et pas le résultat de forces impersonnelles (« les marchés », « la mondialisation ») qu’on ne comprendrait pas. La mondialisation, les marchés financiers ne sont devenus des puissances que parce qu’on leur a permis de gagner l’emprise qu’ils ont acquise. Ceux qui leur ont ouvert la voie (par exemple en privilégiant le capital et en déréglementant la finance) avaient compris quelle route la société emprunterait ensuite. On en revient toujours à ce point de départ : c’est la volonté politique qui a permis aux libéraux de l’emporter et, souvent, ils ont investi l’État pour qu’il favorise leur dessein. Car bien qu’ils se présentent comme des adversaires de l’État, les libéraux font en permanence appel à la force publique. Après tout, si Ronald Reagan a été élu président des États-Unis en 1980, c’est parce qu’il a choisi d’être candidat... Il aurait pu rester acteur ou construire sa carrière au sein d’une grande entreprise privée en devenant son PDG et en consacrant ainsi son existence à son univers de préférence. Si Bush se fait élire et réélire à la tête de l’État, comme son père avait essayé avant lui, c’est bien qu’aux yeux de ces « libéraux » et de leur clientèle électorale, cela sert à quelque chose... Même libéraux, les intellectuels aiment utiliser les instruments de la force publique pour mettre en œuvre leur programme. S’ils faisaient confiance aux seuls mouvements de la société et à la « magie du marché », comme disait Reagan, cela se saurait depuis longtemps.

 Dans ce livre, vous évoquez le rôle de plusieurs idéologues comme Goldwater, Friedman, Huntington ou encore William F. Buckley, et, bien sûr, Friedrich Hayek qui, pour vous, est celui qui montre la voie. Dans ce projet de mise au pas du monde, il y a donc d’abord, selon vous, la bataille idéologique ?

 Il y a d’abord une volonté et une patience. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale se constitue une chevalerie ultra-libérale comprenant des gens marginalisés dans leur univers intellectuel, des « dissidents » que les partis politiques n’écoutent pas. Y compris ceux de droite d’ailleurs, culpabilisés par l’expérience des années trente et par les conséquences désastreuses que l’ultra-libéralisme a eu sur les sociétés occidentales. Ils veulent alors tourner la page. Les partis politiques de gauche comme de droite décident d’imposer un nouvel équilibre social, laissant plus de place aux mécanismes régulateurs de l’État et moins au jeu du marché. Dans ce contexte d’hégémonie keynésienne, se réunit, dès 1947, une chevalerie libérale pure et dure autour de la société du Mont-Pélerin en Suisse. Elle décide de penser non pas ce que sera le monde demain (demain ne lui appartient pas : elle entame sa traversée du désert) mais ce qu’il sera plus tard si un jour les libéraux disposent de tous les moyens qui leur font défaut en 1947. Ils ne posent donc pas la question de ce qu’ils peuvent faire dans leur situation de réprouvés, mais ils se demandent ce qu’ils veulent faire dans un monde idéal. Et puis, ils décident de créer les conditions qui leur permettront de faire aboutir leur projet de société.

 Sur le plan des idées, vous parlez même d’une utopie ?

 Je l’emploie car c’est un terme qui revient dans leur discours. Je cite, par exemple, ce texte de Hayek, en 1949, sur le socialisme et les intellectuels dans lequel il parle d’« une utopie libérale capable d’éveiller l’imagination des foules ». Il précise même : « La principale leçon qu’un libéral conséquent doit tirer du succès des socialistes est que c’est leur courage d’être utopiques qui leur a valu l’approbation des intellectuels ainsi que leur influence sur l’opinion publique, qui rend chaque jour possible ce qui, récemment encore, semblait irréalisable ». Alors, quand aujourd’hui les libéraux commentent « la fin des idéologies » et nous assurent qu’« il n’y a pas d’autre politique possible » que la leur, toute l’histoire de leur victoire contredit leur propos… Ils saluent en fait le triomphe de leur idéologie et, pour que ce triomphe soit éternel, ils proclament les idéologies mortes depuis que la leur s’est imposée…

 Dans les années 50, vous présentez ce mode de pensée comme encore très minoritaire. Pourquoi et comment, en moins d’un demi-siècle, son influence est-elle parvenue à s’étendre sur l’ensemble du globe ?

 Vaste question… Les gens agissent plus volontiers quand ils ont à la fois le sentiment que leur action n’est pas vaine (ça leur donne des perspectives, de l’espoir), qu’ils s’accordent sur la manière d’agir (c’est la question des moyens) et qu’ils savent ce qu’ils veulent faire (c’est la question des objectifs). Perspective, moyens, objectifs : de la fin des années 40 à la fin des années 60, les néo-libéraux s’accordent sur les moyens et les objectifs, mais leurs perspectives de réussite sont encore éloignées. Ils attendent l’occasion, sans d’ailleurs trop se faire d’illusions. Ce sera long, peut-être que ça ne viendra jamais. La destination, ce n’est pas trop difficile : c’est en quelque sorte le retour à l’ordre préexistant la crise de 1929, ou même antérieur à l’essor du mouvement ouvrier. Les libéraux proposent de revenir à la période du libéralisme tout puissant du milieu du XIXe, à cet ordre chanté par Adam Smith et Benjamin Franklin, quand les entrepreneurs étaient les artisans inventifs d’une nouvelle nature, d’un « progrès ». Quant aux pauvres, selon la phrase de Franklin, rédacteur de la Constitution américaine, « moins on fait pour eux, plus ils font pour eux-mêmes, et mieux ils se tirent d'affaire »… Les moyens découlent du projet : détruire toutes les institutions d’intervention sociale de l’État et les remplacer par des mécanismes du marché.

 En investissant toutes les institutions, ils parviennent à rendre « inéluctable » ce mouvement. Comment ?

 Il y a d’abord, à partir des années 70, le sentiment que le système keynésien est à bout de souffle dès lors que les pays occidentaux conjuguent inflation et chômage. Lorsqu’une crise intervient en 1973-74, les seuls qui semblent avoir élaboré une alternative au keynésianisme acceptable par les milieux dirigeants sont les ultra-libéraux. Mais là encore cela n’aurait pas suffi. On ne serait pas tourné vers eux très longtemps s’ils n’avaient pas également obtenu l’affaiblissement de leurs concurrents et adversaires. La rupture du lien très fort qui unissait la gauche et les catégories populaires crée les conditions politiques qui leur permettent de mener à bien leur projet. Il y a ensuite tout un travail intellectuel qui présentera comme naturels et évidents des choix qui traduisent des ruptures brutales avec l’ordre dominant. Les néo-libéraux mènent ce que Gramsci appelait « la bataille pour l’hégémonie intellectuelle ». Rien n’est laissé au hasard. Il s’agit pour eux de créer de toutes pièces (ou de réhabiliter) les idées qui favoriseront les intérêts des chefs d’entreprise. Grâce à des fondations financées par des patrons ultra-conservateurs, on encourage de jeunes universitaires de droite à qui on dit en substance : « Vous n’avez pas à chercher. Vous devez simplement prouver que nos solutions sont les bonnes. Et après avoir rédigé vos articles à prétention savante, vous irez dans les universités, dans les départements d’économie. On obtiendra également de nos amis dans les médias que vous soyez invités à des émissions de télévision, que vos ouvrages soient diffusés. On vous présentera non pas comme des idéologues conservateurs, mais comme des spécialistes de l’économie, de la sociologie, des experts qui défendront de manière apparemment indépendante les nouvelles idées dominantes… »

 Ce que vous appelez le marché des idées ?

 Voilà : s’arranger pour que le marché des idées répande les idées du marché !

 À ce propos, vous mettez l’accent sur l’existence de « thinks tanks », traduire : boîtes à idées en français…

 Oui, les « boîtes à idées » donnent un vernis, une couverture universitaire à ceux qui défendent de manière militante les intérêts du patronat et des détenteurs de capitaux. On parle aux États-Unis du Hoover Institute, de l’American Enterprise Institute... Mais ce ne sont pas uniquement des instituts, des fondations privées, financés très largement par les grandes entreprises, qui vont accomplir ce travail idéologique. De grands organismes économiques internationaux comme l’OCDE, le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale eux aussi vont marteler le discours libéral, le « consensus de Washington » et lui conférer un vernis institutionnel. Or, l’OCDE est une organisation que nous finançons. Son siège est à Paris. Elle opère néanmoins comme un agent d’influence du patronat. Alors qu’on nous reproche toujours d’être sectaires, d’être systématiquement contre les privatisations, je suis, pour ma part, favorable à la privatisation de l’OCDE… C’est une entreprise qui œuvre au service du patronat. Que le patronat la rachète pour un euro symbolique ! Il faut rappeler qu’au départ, en 1945, ces institutions internationales ne véhiculaient pas l’idéologie néo-libérale. Apôtre de la planification, Pierre Mendes-France était gouverneur au FMI. L’architecture internationale issue des accords de Bretton Woods (qui ont enfanté le FMI et la Banque mondiale) a été imaginée par Keynes, adversaire juré des ultra-libéraux. Entre la fin des années 40 et les années 70, ces institutions ont une vision de l’économie qui ne remet pas en cause l’intervention de l’État. Il ne viendrait à l’idée de personne de pénaliser un pays au prétexte qu’il dispose d’entreprises publiques en situation de quasi monopole (le plan Marshall a d’ailleurs largement financé EDF, la SNCF, les Charbonnages de France). Mais à partir des années 70, la révolution conservatrice l’emporte aussi dans ces grandes organisations internationales qui désormais vont servir de relais à l’échelle de la planète aux idées de la droite américaine et britannique.

 Ce travail idéologique suffit-il à faire basculer les opinions publiques ?

 Lorsque vous dites « à faire basculer les opinions publiques », on doit rappeler que le programme libéral n’a presque nulle part obtenu l’assentiment de l’électorat (aujourd’hui encore, trois quarts des Britanniques souhaitent la renationalisation des chemins de fer). Des libéraux arrivent au pouvoir (Thatcher, Reagan, Berlusconi, Bush) mais presque jamais après avoir axé leur campagne sur les thèmes de la privatisation et de la casse de la protection sociale. C’est presque toujours en insistant sur d’autres sujets (immigration, insécurité, traditions) qu’ils l’emportent. Reagan fait appel au patriotisme américain bafoué après la prise des otages à Téhéran, il insiste aussi, comme Bush vient de le faire, sur la défense des valeurs morales traditionnelles. Chirac est élu en dénonçant « la fracture sociale », réélu en stigmatisant l’insécurité. Très peu de candidats se sont réclamés de Hayek. Ceux qui l’ont fait n’ont eu que de piètres résultats. Churchill prend en 1945 pour conseiller économique un certain… Hayek. Il se fait balayer par les travaillistes, alors que personne n’imaginait que le vainqueur d’Hitler et de Mussolini serait balayé par Clement Atlee ! En France, le dernier en date des candidats à avoir défendu un programme ultra-libéral, Alain Madelin, n’a obtenu que 3,91 % des voix à l’élection présidentielle de 2002. Tout le travail des ultra-libéraux consistera donc à défendre leurs idées mais en même temps à courtiser des catégories sociales qui n’ont aucun intérêt à ce qu’elles triomphent. Comment faire : en leur parlant d’autre chose. Avec les médias que nous avons, les sujets de diversion ne manquent jamais.

 Il s’agit aussi de couper la gauche de son électorat populaire ?

 La droite explique au peuple qu’il n’a plus intérêt à se tourner vers la gauche. C’est d’autant plus facile que la gauche ne semble plus se soucier de lui. À partir des années 80, on assiste à un embourgeoisement croissant des partis qui représentaient autrefois les catégories populaires. Le Parti socialiste est aujourd’hui un parti des classes moyennes. Le Parti travailliste britannique, les Démocrates américains, les Verts allemands aussi. Ces formations s’adressent prioritairement à un électorat aisé et se persuadent que pour l’emporter contre la droite ils doivent courtiser les classes moyennes, l’électorat populaire étant jugé acquis ou abstentionniste. Mais, au bout d’un certain temps, lorsque les forces de gauche s’obstinent à conduire des politiques économiques et sociales qui ne distinguent pas beaucoup de celles de la droite, une partie des catégories populaires se désintéressent de la vie politique. Plus grave, elles se disent que la situation économique ne sera plus déterminée par une victoire de la gauche. Le 10 mai 1981, François Mitterrand est élu ; le lendemain, la Bourse chute brutalement. En 1988, François Mitterrand est réélu : la Bourse monte… Dès lors que la gauche s’accommode de l’ordre libéral, elle privatise des entreprises, elle crée des chaînes de télé privées (François Mitterrand en confiera même une à Silvio Berlusconi…), elle « ouvre le capital » de France-Télécom, etc. Dans une telle situation, également caractérisée par la persistance du chômage et par l’envol de la précarité, soit l’électorat populaire se désintéresse de la politique, soit il continue à s’y intéresser, mais en étant de plus en plus sensible à des thèmes non économiques : valeurs, moralité, religion, autorité à l’école, insécurité, immigration, etc. C’est sur ces terrains que la droite construit son avantage en se réclamant d’un bon sens populaire du pays profond contre les conceptions avant-gardistes ou « laxistes » de l’élite bourgeoise et intellectuelle.

 Dans un précédent ouvrage, « Quand la gauche essayait », vous faisiez allusion aux fondamentaux du combat de la gauche. Aujourd’hui, vous décrivez un quasi ralliement sur le fond à « la seule politique possible ». Que s’est-il passé ?

 En France, les combats de la gauche ont longtemps eu pour objectif de permettre à la démocratie, à la majorité, de résister à la puissance du capital. Dès 1929, Mendes-France appelle ça construire « l’État fort contre l’argent fort ». Les grandes réformes de structure du Front Populaire, de la Libération, de 1981, vont dans ce sens. À partir de 1983, la gauche opère une mue fondamentale (d’ailleurs liée à « l’Europe » et à la mise en place du marché unique). Elle ne se bat plus pour consolider les instruments qu’elle a construits ou conquis, mais elle les cède. À tel point que la gauche privatise sans sourciller, abandonne l’indépendance monétaire conquise au moment du Front Populaire, renonce à une politique budgétaire indépendante en acceptant le pacte de stabilité. La somme de tous ces revirements conduira la gauche à ne plus disposer de la marge de manœuvre nécessaire pour qui prétend appliquer une autre politique. Elle renonce alors à cette autre politique en invoquant qu’elle n’en a plus les instruments et qu’elle n’a donc pas le choix.

 Toutes ces données se conjuguent et débouchent sur le sentiment qu’« il n’y a plus d’alternative » ?

 Voilà. On arrive à créer les conditions du « Il n’y a pas d’alternative », phrase que répétait souvent Margaret Thatcher. Mais une alternative demeure dans la plupart des cas. En 1776, Adam Smith, qui définit la rationalité humaine, la résume à un rapport marchand. Pour lui, chacun se détermine en fonction de son seul « avantage » privé ou intérêt. Le boucher n’est boucher que parce qu’il a envie de gagner de l’argent en vendant de la viande. À l’époque où Adam Smith écrit cela, cela ne correspond en rien à la manière dont les gens vivent sur la planète. D’autres valeurs comme la solidarité, la famille, la foi, l’obéissance l’emportent encore largement sur « la maximisation de l’intérêt individuel ». Mais les néo-libéraux créent en ce moment les structures qui nous obligeront chaque jour un peu plus à penser comme l’homme qu’avait imaginé par Adam Smith. De plus en plus, nous nous demandons : « Mais quel forfait vais-je choisir pour mon téléphone ? Comment obtenir le meilleur avantage grâce à la concurrence ? Comment mener une existence individuelle avec un maximum d’autonomie, sans dépendre des autres et, par exemple (retraites) de la solidarité des générations ? » Nous sommes en quelque sorte privatisés, détachés de notre environnement social et collectif. Il ne s’agit pas du tout ici d’un essor spontané des valeurs individualistes comme on le prétend très souvent, mais de l’effet qu’ont sur nous des structures qui nous obligent à penser comme des consommateurs, à calculer en permanence, à choisir entre des marques, à absorber toujours davantage de publicités.

 D’autres moyens existent… Dans deux précédents ouvrages, « L’opinion ça se travaille » et « Les nouveaux chiens de garde », vous dépeignez aussi précisément le rôle des médias. Qu’en est-il ?

 J’abordais tout à l’heure le volontarisme des néo-libéraux qui les a conduits à investir de façon méthodique le terrain de la culture au sens large, à créer les idées qui serviraient le mieux « le marché ». La même démarche est en œuvre dans le cas des médias. La privatisation des grands moyens de communication et d’information a donné aux multinationales (Murdoch, Lagardère, Rotschild, Berlusconi, Disney, etc.) un pouvoir culturel et idéologique considérable. Qui pouvait imaginer que cette influence servirait d’autres causes que celle des entreprises détenant les médias ? Les grands médias ont une vision du monde relativement homogène. La déclaration récente de Patrick Le Lay ne fait que confirmer l’évidence : les industriels de l’information et de la communication s’intéressent à nos cerveaux, pour les vendre aux marchands. Ce sont après tout des entreprises commerciales qui ont pour principal objectif de servir des dividendes à leurs actionnaires. Elles n’ont donc que faire de développer notre sens civique, d’étendre notre connaissance du monde, d’armer notre désir de résistance. Bien au contraire.

 Avec un tel travail effectué grâce à de telles masses d’argent, on a l’impression que l’emprise sur les esprits et sur les structures est telle que la possibilité voire l’idée d’un changement en devient aléatoire. Pourtant, dans le même temps, vous dites que cette utopie libérale n’a pas la puissance de celle qu’elle a voulu supplanter, ce que vous nommez le « socialisme » au sens large.

 Je n’ai pas une vision pessimiste des choses. Le plus démobilisateur, ce serait de ne pas voir et de ne pas comprendre ce qui nous arrive, de ne pas savoir comment rendre les coups que nous recevons. D’imaginer que nous sommes les victimes de forces telluriques, incompréhensibles, comme la grêle ou le tremblement de terre. En vérité, nous vivons les conséquences de choix politiques, stratégiques, qui ont réussi à recréer les conditions favorisant la mise en œuvre d’un projet libéral. Et nous savons qui porte la responsabilité de ces choix. La droite quand elle devient libérale, la gauche quand elle capitule.

 Pour inverser les choses, utilisons les mêmes méthodes ?

 Pour changer les choses, il n’y a pas trente-six méthodes. C’est toujours la volonté politique, l’éducation populaire, le combat social qui ont permis de transformer l’ordre établi. Souvenons-nous des conditions d’existence des paysans français en 1788 : ils étaient les sujets pauvres et incultes d’un monarque absolu. Partout autour d’eux, en Europe, il y avait des monarchies de droit divin. On n’avait jamais pensé la République hormis dans certains vieux textes philosophiques sans rapport avec l’existence des paysans français. Et, pour consolider l’ordre monarchique, il y avait quelque chose d’infiniment plus puissant que « TF 1 », Lagardère, « Le Monde », « Libération », les médias audiovisuels : c’était l’Eglise, le Clergé, la foi qui donnaient un caractère sacré au pouvoir du roi. Pourtant, en quelques mois, tout ça a été balayé. Parce qu’il y avait eu un combat politique, un travail intellectuel de longue haleine, pas toujours très visibles, mais qui ont permis qu’au moment où ce système monarchique s’est trouvé en crise, son implosion soit plus rapide que nul n’aurait pu l’imaginer, et sa transformation plus radicale que nul ne pouvait l’espérer.

 Vous mettez d’ailleurs en doute la force de « l’utopie libérale » ?

 L’utopie libérale a pour caractéristique de satisfaire les aspirations d’une population réduite et de n’avoir jamais été portée par un élan populaire. Elle s’est imposée en ayant recours à d’autres thèmes que ceux du libéralisme stricto sensu. En face, nous n’avons pas à perpétrer ce type de ruse. Nous pouvons sans masque avancer un projet social, solidaire. Notre utopie a plus de force que celle des autres. Nul ne veut vivre, ou à plus forte raison mourir, pour le libre-échange.

 On arrive là à la principale critique que l’on peut vous faire. Vous décrivez avec précision la situation actuelle, vous marquez fermement aussi votre volonté de faire autrement. Mais le projet alternatif aujourd’hui il en est où ?

 On ne peut pas me demander de tout faire... Je fais aujourd’hui l’analyse de la situation que nous vivons et je rappelle à quel point elle est le produit d’une construction politique et intellectuelle. Il existe plusieurs projets alternatifs à l’ordre libéral : socialiste, révolutionnaire, autogestionnaire, libertaire… Tout ça n’a pas disparu. Et nous avons connu d’autres périodes de repli, de recul, pendant lesquelles on a imaginé que tout était fini. Et puis, on a vu renaître l’espoir, la volonté. Récemment, en 1993-94, par exemple, on avait l’impression qu’il n’y avait plus de luttes possibles, qu’on ne verrait plus de grandes mobilisations populaires, qu’il n’y aurait plus d’immenses manifestations comme en mai 68. Et pourtant ça a resurgi en novembre-décembre 1995, avec le mouvement d’opposition à la mondialisation libérale. Le capitalisme a pour vertu, ou pour défaut, de ne pas être un système stable. Dans la dernière décennie, il a affronté des crises redoutables : la crise monétaire de 93-94 en Europe, la crise financière qui a balayé l’Asie, l’Amérique latine et la Russie en 1997-98, l’explosion de la bulle Internet qui a provoqué une chute brutale des cours en 2001. Ces crises ont été digérées assez vite en partie à cause du sentiment qu’il n’y a pas d’alternative. Les libéraux arrivent alors à expliquer les crises du libéralisme en prétendant qu’elles éclatent parce qu’il n’y a pas assez de libéralisme, parce qu’il y a encore trop de fonctionnaires, qu’on est au milieu du gué, qu’il faut franchir la rive. La solution selon eux, c’est toujours d’aller vers plus de marché (éducation, santé), jusqu’au capitalisme total !

 Selon vous, le capitalisme n’est pas réformable ?

 Le capitalisme est théoriquement réformable, mais au stade de développement qu’il a atteint aujourd’hui, je ne le crois pas réformable sans une « révolution ». Il faut mettre en cause les structures mêmes de ce système. Leur cohérence est devenue telle qu’elle interdit toute réforme à la marge…

 Qu’entendez-vous par révolution ?

 Une remise en cause des rapports de pouvoir qui fondent l’actuel système d’exploitation, une remise en cause des bénéficiaires de la grande transformation des trente dernières années. Pour parler clair : une remise en cause du pouvoir croissant du capital sur nos vies.

 Dernière question qui permet peut-être de mieux se projeter sur l’avenir : L’écroulement des pays de l’Est a-t-il favorisé ce grand bond en arrière ?

 Il est très difficile de vous répondre en vingt secondes. C’est à la fois oui et non. Dans un premier temps, l’effondrement du bloc soviétique a favorisé le grand bond en arrière dans la mesure où il a semblé conforter le discours de ceux qui répétaient depuis des années : « Il n’y a pas d’autre politique possible ». Pour eux, la grande alternative qu’était le socialisme venait de mourir avec les « pays de l’Est ». Et comme il n’y avait pas d’autre alternative, leur règne serait éternel. CQFD. Mais c’est oublier que les régimes de pays « communistes » n’entretenaient qu’un rapport lointain avec le socialisme. Nul ne comparerait Daniel Cohn-Bendit et le général Pinochet au prétexte qu’ils sont tous deux partisans du libéralisme économique… De la même manière, les régimes bureaucratiques des pays de l’Est contredisaient fondamentalement la promesse démocratique du socialisme. Il n’en reste pas moins que ce modèle soviétique a constitué pour la gauche un boulet. Dès lors que nous en sommes débarrassés, il devrait être plus facile de proposer des idéaux de justice sociale, de démocratie, sans qu’on nous oppose l’existence de régimes bureaucratiques et policiers qui se prévalent des mêmes principes.
    

 
Serge Halimi   
   

   
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