Gilles Balbastre : Journal d'un J.R.I ou les sherpas de l'info
pp. 63-185 in Alain Accardo (dir.) : Journalistes au quotidien, outils pour une socioanalyse des pratiques journalistiques, Éditions Le Mascaret, 1995. ISBN : 2-904 506-34-9 Transcription pour le MHM : Miguelito Lovelace

 

 

Lundi 21 février

19h15 – bureau de France 2

O.E. reçoit un appel téléphonique de E.C., notre chef. Celle-ci est, comme à l’accoutumée, surexcitée. Une dépêche est tombée annonçant des conditions météorologiques difficiles pour la nuit prochaine. Pour E.C., il nous faut déclencher le plan Orsec. Elle demande à O.E. d’être vigilante toute la nuit au cas où il y aurait des problèmes sur les routes : « Il risque d’y avoir des voitures bloquées sur les autoroutes avec des gens à l’intérieur. Peut-être même des familles entières mortes de froid. Il faut vous préparer à foncer à la moindre alerte ». O.E. ne dit rien devant un tel assaut. Elle met même le haut-parleur du téléphone pour qu’une amie à elle puisse écouter. Cette amie, qui n’est pas du tout dans le milieu journalistique, n’en croit pas ses oreilles. Il ne se passera bien sûr rien de ce qu’avait prédit notre « E.C. nationale ».

N.B. : Du 20 décembre 1993 au 21 février 1994, j’ai relevé dans le journal La Voix du Nord plus de 3000 licenciements dans les entreprises du Nord/Pas-de-Calais. Il n’y a pas eu de « dégraissage » digne de ce nom pour France 2. Au maximum 100 ou 200 suppressions de postes de-ci, de-là : fermeture des Fonderies de Jeumont avec 32 salariés ; 143 licenciements à GTS industrie (Dunkerque) ; 72 à Ascométal et à Valdures (Dunkerque) ; une centaine à Rabot Dutilleul (bâtiment) à Arras ; 70 à Intexal (textile) à Cambrai ; 311 chez Beaudeux (textile) à Armentières ; 346 à Selnor (réfrigérateurs) à Lesquin ; 260 suppressions de postes à Renault Douai ; 116 suppressions d’emplois à Elf Atochem à Vendin-le-Viel ; 60 à Rank Xerox à Neuville-en-Ferrain, etc. Nous n’avons fait aucun reportage sur le problème du chômage durant cette période.

J’ai cessé de prendre des notes après le 21 février 94. Depuis cette date-là, bien des choses se sont passées au sein de la rédaction nationale de France 2 :

R-N.U. a été débarqué du poste de chef de service des correspondants. Depuis il est, comme on dit, « au placard », c’est-à-dire qu’il n’a plus aucune fonction mais il continue à être payé. E.C., son adjointe, ne l’a pas remplacée comme nous pensions un moment. Par contre, elle a été nommée chef ajointe du service « info géné ». Puis elle a été rapidement débarquée. Elle aussi est au « placard ». Le service « info géné » est maintenant dirigé par C.E. le journaliste de TF1 dont le nom courait dans la rédaction depuis quelques jours. Son service a absorbé le service des correspondants en province qui a été confié à N.Q., l’ancien chef du service « info géné », et à M.D., une simple journaliste. Mais le véritable patron du service des correspondants est en fait C.E.

D’autres services ont vu leur chef changer. Le service « éco » est maintenant dirigé par une journaliste qui a dirigé le service éco de France 3 nationale et qui est arrivée récemment de TF1. Le service politique a également un nouveau chef qui a fait précédemment ses classes à TF1.

Les rapports entre les correspondants de province et les différentes éditions, notamment celle du « 13h », se sont détériorés dans un premier temps. La charge de travail est devenue plus lourde. En effet le « 13 h » s’est mis à faire des demandes de sujets de plus en plus effrénées, souvent le matin même pour le journal de la mi-journée. Cette édition, mais aussi celle du « 20h », se sont mises à utiliser les correspondants soit comme des « bouche-trous » pour alimenter le journal quand il manque des sujets (micro-trottoir « bidon », reportage sur la pluie, la neige, le brouillard, etc.), soit pour parler du moindre fait divers ou fait de société tiré par les cheveux. Il faut souvent s’attendre à une demande de sujets après un article parlant de notre région dans France-Soir ou dans Le Parisien Libéré. Et il n’est pas question de vérifier la moindre information quand la commande est faite le matin même pour le journal de la mi-journée.

Un exemple : le 5 décembre 1994, à 9 heures du matin, un de nos chefs nous a demandé de faire pour le « 13h » un sujet dans une petite ville du Pas-de-Calais nommée Wissant. Un article était en effet publié dans Le Parisien de ce jour-là sur une petite association d’aide aux démunis qui risquait de mettre la clé sous le paillasson, suite à la réclamation d’une somme importante par l’URSSAF. Le ton du papier était dans l’ensemble : « cette adminsitration tatillonne qui embête les associations qui essaient de venir en aide aux exclus ». Il s’avéra en fait que le responsable de cette association employait une quinzaine de RMIstes à remettre en état des palettes de bois. En échange ces RMIstes avaient le toit et le couvert pour tout salaire. Comme cette association n’avait fait aucune demande officielle pour être une association intermédiaire (ce qui l’aurait exonérée de charges sociales), l’URSSAF réclamait donc de l’argent, en considérant que le gîte et le couvert constituaient un salaire. Le correspondant du Parisien dans la région, qui avait écrit l’article en question, nous a avoué (nous lui avons téléphoné) qu’il n’avait pas pris contact avec l’URSSAF parce qu’il avait écrit le papier pendant le week-end. Nous avons reçu l’ordre d’aller faire ce reportage, malgré nos demandes de vérification de l’info. Les responsables de l’édition de la mi-journée s’étaient déjà fait une opinion. Pour eux c’était l’exemple même « du pointillisme de l’administration qui ne cherche qu’à empêcher les gens de prendre des initiatives ». Le sujet était bien évidemment prévu pour le « 13h » du jour même, alors que rien ne justifiait cette urgence, si ce n’est la parution de l’information dans Le Parisien du jour et éventuellement un reportage dans le « 13h » de TF1 (ce qui du reste s’est produit). Nous avons dû faire 1h15 de voiture avant d’arriver à Wissant, ce qui nous a laissé à peine une demi-heure pour réaliser le reportage. Par manque de temps, il a été hors de question de faire l’interview du responsable local de l’URSSAF. Ce monsieur, que nous avons eu au téléphone, s’est montré étonné de la non-demande d’autorisation de fonctionnement de cette association auprès des autorités compétentes, demande ayant pour effet d’entraîner la vérification de certaines règles élémentaires du travail. Nous n’avons donc eu que la version du responsable de l’association qui, mine de rien, faisait de la concurrence à des entreprises intermédiaires travaillant dans le créneau des palettes en bois. Par manque de temps, nous n’avons pas vérifié si le travail se faisait selon les règles de sécurité et si ces RMIstes n’étaient pas tout simplement exploités. Si tel avait été le cas, si par exemple un « employé » s’était blessé ou tué du fait des conditions de travail, nos chefs n’auraient pas hésité à nous envoyer faire un reportage sur « cette administration laxiste qui ne fait pas son travail et ne surveille pas de près ce genre d’entreprises ». À ce poujadisme-là, à tous les coups l’on gagne. Le sujet est passé tel quel. Nous n’avons jamais cherché à savoir ce qui est arrivé à cette association.

Par contre, en octobre 1994, une grève importante a éclaté dans une unité du groupe Péchiney-Aluminium-Dunkerque. Cette usine ultra-moderne, installée dans le dunkerquois il y a moins de trois ans, fabrique la moitié de l’aluminium en France. Elle est la vitrine sociale de Péchiney : la grille hiérarchique est par exemple de un à trois au lieu de un à sept en moyenne en France. Pourtant les ouvriers, que l’on appelle ici des opérateurs, ont décidé de réclamer une hausse des salaires de 1000F par mois. Ces jeunes salariés (35 ans en moyenne) découvraient la grève, eux qu’on disait volontiers des nantis. Seulement ils constataient que le prix de l’aluminium dans le monde avait fortement augmenté et ils voulaient simplement une part du « gâteau ». Cette grève a été largement couverte par la presse écrite (Le Monde, Libé, Le Parisien,etc.) qui y voyait un conflit-symbole dans cette période de reprise. Après avoir informé notre rédaction plusieurs fois de l’importance du conflit (qui a duré trois semaines), nous avons fini par aller faire un reportage fin octobre. Celui-ci n’a jamais été diffusé. Pour France 2, télé de service public, il n’y a jamais eu grève à Aluminium-Dunkerque.

Nous avons ainsi reçu de nombreuses plaintes des correspondants. Beaucoup ont fait part de leur ras-le-bol au sujet des nouvelles conditions de travail.

Seulement aucune protestation officielle contre la détérioration des conditions d’exercice de notre métier n’a été adressé à la Direction de l’information. Il faut dire que les syndicats ont peu de poids auprès des journalistes de France 2 qui sont, dans l’ensemble, très individualistes.

Gilles Balbastre

Journaliste Reporter d’Image à France 2-Lille jusqu’en février 1995, Gilles Balbastre a choisi depuis de travailler comme journaliste indépendant.

fichier rtf
[Fichier rtf complet de notre transcription]

 
 

[Gilles Balbastre]