Gilles Balbastre : Journal d'un J.R.I ou les sherpas de l'info
pp. 63-185 in Alain Accardo (dir.) : Journalistes au quotidien, outils pour une socioanalyse des pratiques journalistiques, Éditions Le Mascaret, 1995. ISBN : 2-904 506-34-9 Transcription pour le MHM : Miguelito Lovelace

 

 

Dimanche 13 février

14h – bureau de France 2

Nous partons à Dunkerque, accompagnés d’un preneur de son. C’est la deuxième année consécutive que nous faisons un reportage sur le carnaval de Dunkerque. C’est un carnaval ancré dans la ville, profondément populaire dans le sens où c’est une partie de la population qui le met en scène. Le défilé à travers la cité, qui peut être vu de l’extérieur comme anarchique, est en fait profondément ritualisé. Ce carnaval remonte à l’époque de la pêche à la morue à Terre-Neuve. Les hommes buvaient et festoyaient durant deux ou trois jours dans les estaminets de la ville avant de partir pour de longs mois en mer. Les patrons passaient après et payaient l’addition.

Nous avions eu du plaisir à découvir ce carnaval l’année précédente et nous sommes contents d’y retourner cette année.

15h30 – rues de Dunkerque

Nous arrivons peu après le départ du carnaval ce qui me met de mauvais humeur. Je Préfère avoir du temps au début du reportage pour observer la mise en place du défilé. Car un de mes soucis est de montrer à l’image les logiques qui guident ce défilé.

Un tambour-major en grande tenue est à la tête des fanfares et des fifrelins (joueurs de flûtes). À son ordre, les premiers membres de la bande s’arrêtent, stoppent net, s’arc-boutent et résistent à la poussée de tout le carnaval (plusieurs centaines de personnes) qui est derrière. Les fanfares font monter la pression et il est possible d’observer alors ce combat énorme qui consiste à retenir une foule en transe qui pousse derrière. Cela s’appelle le rigodon et le tout est accompagné de chansons franchement paillardes. Ce sont les gros bras qui sont devant et n’importe qui ne peut pas faire partie de cette élite. Il faut être coopté par un membre et après, patienter des années, avant de faire partie du premier rang.

Quand le tambour-major rabaisse son bâton, le premier rang lâche d’un coup et le défilé reprend. Tout le monde est bien sûr maquillé, costumé avec le plus grand soin. Il faut noter que les hommes sont énormément travestis en femmes, avec une prédilection pour les bas résille, les soutiens-gorge voyants, les maquillages outranciers et les perruques fluorescentes.

Il y a aussi des petits groupes de deux ou trois personnes masquées qui se promènent parmi les gens qui regardent le défilé. Ces petits groupes entourent d’un coup une personne et se mettent à cancaner sur elle. Ce sont les « médisantes ».

Je mets en images ce rituel du carnaval en me plaçant soit en hauteur, pour mieux saisir la poussée extraordinaire de la foule, soit à niveau, pour mieux ressentir le formidable combat de ce premier rang suant et hurlant à chaque poussée. Cela demande beaucoup d’efforts, car il faut constamment aller et venir dans cette foule compacte, courir pour remonter le carnaval, grimper en haut d’immeubles pour les plans en hauteur, et tout ça avec la caméra, des batteries, des cassettes et aussi le pied de la caméra.

Nous faisons quelques interviews de personnages ou de simples quidams. Tous parlent de la nécessité de faire la fête dans ces périodes dures et de l’importance du carnaval pour vivre le reste de l’année. Je fais aussi quelques images de personnages qui posent pour nous et entonnent de nombreuses chansons paillardes.

Le carnaval de Dunkerque dure près de trois semaines et de nombreux défilés sont préparés par les différentes bandes des quartiers. Des bals sont organisés certains soirs aux quatre coins de la ville. Beaucoup de Dunkerquois prennent des vacances durant cette période et ne déssoûlent pas beaucoup pendant la journée.

19h – place Jean Bart

Après avoir suivi le carnaval à travers les rues de Dunkerque, nous avons pris un peu d’avance pour trouver une bonne place afin de filmer le rigodon final. Après des heures de défilé, la bande arrive sur la place centrale, et se met à tourner autour de la statue de Jean Bart en poussant et en chantant de plus en plus fort. Le rigodon se termine par une chanson à la mémoire de Jean Bart, à genoux, les bras au ciel. Et quand le rigodon est réussi, une fumée monte de la foule en transe, vapeur qui s’élève dans la nuit et qui donne à la scène une impression d’étrangeté.

Nous nous sommes installés sur un balcon de particuliers qui en profitent pour bien manger et boire du champagne. Ce sont des gens d’un milieu plutôt aisé, qui ne participent pas vraiment au défilé, mais qui sont fiers de nous expliquer tous les rouages du carnaval. Nous repartons sur Lille vers 20h30, exténués et frigorifiés, (il a fait toute la journée autour de – 5° C), mais contents de notre travail.

Lundi 14 février

10h30 – bureau de France 2

C.H. en plein montage, apprend que le sujet sur le carnaval a été refusé par D.H., le rédac chef du « 13H », sous prétexte que le journal est plein. En fait, C.H. s’en doutait déjà un peu, car D.H. l’avait bipé la veille, à la fin du carnaval. Il l’avait appelé, après la conférence de rédaction prévisionnelle du « 13h » du lundi, qui se déroule maintenant le dimanche après-midi. Il voulait que nous fassions un sujet sur la Saint-Valentin, lundi matin. C.H., qui n’en croyait pas ses oreilles, lui avait demandé s’il savait ce que nous faisions. L’autre avait alors répondu que non. Il n’était absolument pas (soi-disant) au courant que nous réalisions un reportage sur le carnaval de Dunkerque. Sur le moment, la conversation avait été écourtée après que D.H. ait répondu qu’il verrait demain. C.H. n’avait pas voulu m’en parler sur le moment, histoire de ne pas me foutre le moral en l’air.

Ce matin C.H. a eu E.C. (notre chef) avant qu’lle aille en conférence de rédaction et il lui a conseillé de défendre notre sujet. Après le speech de F.D. (le présentateur du « 13h ») la semaine dernière, nous pensions que c’était le genre de sujet qui pouvait intéresser le « 13h ». C.H. est écœuré. Nous avons la vague impression que D.H. est en train de régler ses comptes avec R-N.U. sur notre dos.

D.H. avait tenté de passer par-dessus R-N.U. quand il avait pris ses fonctions, il y a deux ans, à la tête du « 20h ». Cela avait déjà entraîné une partie de bras de fer entre lui et R-N.U.D.H. avait dû renoncer, à l’époque, à sa méthode de travail. Cette fois-ci, la partie est mal engagée pour R-N.U.

Quand à E.C. (notre chef) ce que nous craignions est en train de se réaliser : elle ne fait pas le poids face à D.H. Elle avoue elle-même qu’elle n’a rien pu faire et conseille à C.H. de téléphoner à D.H. C.H. refuse en disant que c’est à elle de se battre. Nous pensons qu’il va falloir ne pas laisser s’installer une pareille situation.

11h30 – bureau de France 2

Nous reparlons de l’histoire du transitaire qui nous a téléphoné la semaine dernière. C.H. se dit que c’est peut-être un peu tard pour faire un reportage. Il a peur que dans deux ou trois jours, le conflit des pêcheurs ne soit plus d’actu. Je lui fais remarquer que ce n’est pas bien grave et que ce n’est pas cela qui va empêcher de faire ce sujet.

13h – bureau de France 2

Le ministre des finances, Nicolas Sarkozy, fait une conférence de presse sur les mesures prises par le gouvernement en matière de protection contre les importations de poisson. Le ministre ne peut s’empêcher de frimer, citant les chiffres de poissons refoulés à la frontière, et notamment dans l’arrondissement de Dunkerque. Il oublie bien sûr de préciser que le poisson est revenu en France en grosse partie. C.H. est furax et dit que nous aurions dû faire le sujet avant, pour contrebalancer les déclarations du ministre. Je lui dis que ce n’est pas grave et que nous allons le faire demain.

15h – bureau de France 2

C.H. me raconte les dernières rumeurs de la rédaction. Le service « info géné » serait dirigé par un transfuge de TF1, C.E., que nous connaissons bien. Nous avons eu l’occasion de travailler souvent sur des reportages communs (crash d’un Boeing à Amsterdam, affaire OM-VA, affaire testut, etc.) Il chapeauterait un grand service dans lequel serait intégré les correspondants en région. Et C.H. me dit qu’il a appris que E.C. voudrait aussi s’en aller du poste de chef de service des correspondances régionales. Décidément !

18h – bureau de France 2

C.H. a contacté plusieurs personnes (mareyeurs, service vétérinaire) sur Boulogne qui confirment l’information donnée par les transitaires. Mieux encore : une quinzaine de camions norvégiens et islandais sont arrivés hier matin vers 10h30 à Boulogne. Ils étaient accompagnés par des CRS. La police a regroupé à la frontière les camions pour éviter des accrochages avec des pêcheurs en colère. Même les douanes confirment à demi-mot.

C.H. a donc pris rendez-vous demain matin avec un transitaire et un responsable des douanes. Il ne faut pas trop compter sur l’aide des mareyeurs pour nous laisser filmer un déchargement d’importation de poisson norvégien. En effet ils n’ont pas trop intérêt actuellement à montrer leurs activités. Un reportage sans image, n’est pas évident à concevoir. Nous verrons bien demain sur place.

C.H. est satisfait d’avoir mené cette enquête. E.C. (notre chef) lui a demandé en fin de journée un reportage sur le refoulement des importations de poisson en dehors de nos frontières. Le « 13h » est preneur après les déclarations de Nicolas Sarkozy. Mais E.C. précise que nous pouvons prendre notre temps. Le sujet est prévu a priori pour le « 13h » de mercredi. Rendez-vous est donc donné au bureau demain à 6 h.

Mardi 15 février

7h – port de Boulogne

Nous faisons un tour dans la zone de Capécure pour essayer de repérer des camions immatriculés en Norvège ou en Suède. Pour le moment, il n’y a que des camions français qui déchargent. Nous allons donc au rendez-vous avec les transitaires.

Nous arrivons dans un grand bureau vide. Deux transitaires s’y trouvent, inoccupés depuis bientôt une semaine. Ils n’ont encore rien fait ce matin et ils sont pessimistes sur la suite de la journée. Ils nous parlent de leur inquiétude de l’avenir. Ils se sentent les victimes d’une situation hypocrite. Ils font les frais d’un nbaroud d’honneur du gouvernement et constatent en plus que cela ne sert à rien, si ce n’est à sacrifier leur emploi.

Leur histoire nous intéresse à moitié. Nous écoutons par politesse, mais nous ne sommes pas là vraiment pour prendre en compte leurs problèmes. Nous sommes venus pour filmer le détournement des mesures gouvernementales, c’est-à-dire des arrivées de poisson hors CEE dans la zone de Capécure. Et si nous ne pouvons pas en filmer, notre reportage tombe à l’eau. Ils sont à mon avis conscients de cela et nous précisent que leur sort ne pèse pas bien lourd dans la balance. La seule chance pour eux de passer dans le reportage, c’est que nous trouvions des camions venant de pays hors CEE.

Ils nous signalent alors qu’un bateau chargé de poisson islandais débarque tous les mercredis dans le port d’Anvers. Le poisson est actuellement dédouané dans le port belge, puis est traité dans des entreprises de transformation boulonnaises. Nous nous disons qu’au pire, nous pourrons aller demain à Anvers.

Nous décidons, en attendant, d’aller voir les douanes situées juste à côté des locaux des transitaires. Mais au moment de partir, le transitaire nous montre un camion immatriculé en Norvège qui passe devant nous. Nous nous mettons aussitôt à le poursuivre jusqu’à un entrepôt devant lequel il se gare. À côté, un autre camion norvégien vide est en train d’être nettoyé. En fait, le premier camion est vide aussi et charge des palettes de transport. Mais s’ils sont tous les deux vides, c’est qu’ils ont été pleins. Ils ont certainement déchargé tôt dans la matinée. Nous faisons quelques plans des camions, puis nous allons parler à un des chauffeurs. Il a effectivement dédouané en Allemagne et a déjà déchargé sa marchandise. Des employés du garage nous confirment qu’ils ont nettoyé au moins une quinzaine de camions, norvégiens et suédois, hier après-midi. Nous repartons à la chasse aux camions.

9h – bureau des douanes de Boulogne

Nous avons rendez-vous avec un petit chef des douanes. Celui-ci essaie de nous mener en bateau. Il ne veut pas reconnaître qu’il y a autant d’importations qu’avant à Capécure. Mais il n’a aucune réponse sur la présence de camions hors CEE dans la zone portuaire. Il confirme quand même qu’aucun camion n’a été dédouané depuis hier. Derrière lui, les douaniers de base nous regardent en souriant et en hochant la tête. Nous faisons quelques images des bureaux, puis nous repartons bien vite pour trouver des camions.

10h – zone de Capécure

Nous tournons en rond dans les rues remplies de camions qui chargent et déchargent. Nous sommes mal tombés aujourd’hui. Pourtant nous finissons par repérer deux camions immatriculés en Norvège et en Suède. Ils sont garés devant une grosse entreprise. Je les filme sous tous les angles, puis nous essayons de rencontrer le PDG de l’entreprise. Un homme très poli accepte de nous recevoir. Il nous précise qu’il n’est que le directeur financier. Le PDG est, selon cet homme, en formation pour la journée. Il ne peut répondre à aucune de nos questions. Comme c’est dommage ! C.H. lui demande s’il connaît le lieu de dédouanement des camions, qui déchargent actuellement devant son entreprise. Notre homme affirme tranquillement que les camions ont été dédouanés ce matin à Boulogne. Il a de l’humour ! Aucun camion n’a dédouané ce matin dans le port. Nous essayons de rencontrer les chauffeurs, mais nous ne les trouvons pas.

10h30 – zone de Capécure

Nous repérons de nouveau deux camions norvégiens et suédois devant une entreprise. Je les filme de loin, puis nous nous rapprochons pour parler au chauffeur souédois. Celui-ci dit tout d’abord qu’il a dédouané à Boulogne, puis ila voue qu’il a en fait effectué l’opération au Danemark. Il refuse de répondre à une interview, et se sauve, en disant qu’il va revenir. Quelques secondes plus tard, le patron de l’entreprise arrive manaçant, nous interdisant de filmer. Au lieu de nous énerver, nous la jouons sympa. Le patron finit par se calmer et accepte de discuter.

En fait, c’est le plus gros des mareyeurs de Boulogne. Il emploie plus de deux cents personnes et traite environ 4000 tonnes de poisson par an. Pour lui le problème des importations est un faux problème. « Le problème », dit-il, « c’est que les mareyeurs de Bretagne sont des nuls et que les pêcheurs bretons ne sont pas organisés ». Il confirme qu’il fait venir autant d’importations qu’avant. Depuis une semaine, tous ses camions dédouanent dans des pays de la CEE. Et il annonce que si quelqu’un lui cherche des noises, il ira s’installer ailleurs. Il accepte d’être interviewé après une légère hésitation et confirme tous ses propos devant la caméra. C.H. et moi n’y croyons pas. Nous pensions faire chou blanc du côté des importateurs. Voilà que le plus important d’entre eux accepte de nous répondre.

Il nous propose ensuite de visiter son entreprise et me donne l’autorisation de filmer. Après le sonore, nous voilà avec les images. Nous sommes chanceux sur ce coup-là. Je filme donc les 20 tonnes de moruettes venues de Suède, en train d’être mises en filets par des dizaines d’employés. Nous repartons en n’y croyant toujours pas. Nous venons de sauver notre reportage.

Il s’ensuit une discussion sur le meilleur choix de l’édition. Nous pouvons sortir le sujet pour le « 20h ». Il aura plus de poids que dans un « 13h ». Seulement nous pouvons faire un sujet plus long dans un « 13h », (2’ en moyenne), au lieu de 1 mn 30 pour un « 20h ».

11h30 – bureau des transitaires

Je fais quelques images des transitaires au travail, puis C.H. interviewe l’un d’entre eux. Pendant que nous rangeons le matériel, ils nous racontent leur version du conflit des pêcheurs boulonnais. Selon eux, les artisans pêcheurs de Boulogne n’ont pas été très chauds pour se mettre en grève, car contrairement aux Bretons, ils s’en sortent plutôt bien. La situation est beaucoup plus difficile pour les marins de la pêche industrielle, qui sont du reste encore en grève. Ils nous font part des déboires du leader CFTC de la pêche artisanale. Après le passage des Bretons à Boulogne, celui-ci s’est fait houspiller par les femmes des marins de base. Elles lui ont reproché d’être du côté des patrons. Normal, le dénommé Bigot, délégué CFTC, est le frère de l’ancien responsable de la coopérative d’Etaples.

Nous remercions les transitaires de nous avoir signalé cette histoire. Ils nous précisent qu’ils ont également prévenu le correspondant de TF1 à Lille. Celui-ci leur a répondu que leur direction n’était pas preneur de ce sujet. Ils ont aussi téléphoné au correspondants de France 3 à Boulogne. Ils venaient de faire un reportage avec les douaniers sur les contrôles aux frontières. Merci France 3, c’est Sarkozy qui va être content.

Nous repartons faire quelques images de l’activité dans la zone de Capécure. Il est temps ensuite d’aller manger du poisson dans un restaurant. Non mais, nous l’avons bien mérité !

14h – bureau régional des douanes de Dunkerque

Nous avons rendez-vous avec le directeur régional des douanes pour faire une interview. Celui-ci essaie de nous raconter des bobards et accuse les transitaires d’être un peu paranos. Pourtant, il reconnaît à demi-mot que beaucoup de poisson d’importation revient sur Boulogne. Nous faisons une interview sans surprise, très, très langue de bois. Après l’ITW, il nous confie que nous ne pouvons pas lui faire dire devant une caméra que la décision de contrôle renforcé n’a aucun effet sur les importations et n’a été mise en place que pour calmer les pêcheurs.

Nous partons ensuite à la frontière belge faire quelques images de contrôle. Sur le chemin, C.H. téléphone à E.C. (notre chef) pour faire le point sur le reportage. Il la met au courant des différentes péripéties de la matinée. Il lui signale que nous sommes avec les douaniers et que nous retournons dans une heure sur Lille. C.H. ajoute que nous pouvons monter le sujet pour le « 20h », mais qu’il est hors de question de faire qu’1 mn 30 avec tout ce que nous avons. Dans le cas contraire, nous préférons faire 2 mn dans le « 13h » de demain. E.C. répond qu’elle va en conférence de rédaction. Nous reprendrons contact après.

15h30 – poste frontière

Nous filmons les douaniers en train d’opérer des contrôles sur les camions, notamment les frigorifiques. Les douaniers font bien sûr du zèle pour les besoins de la caméra. Nous sommes accompagnés par un chef qui ne nous lâche pas. Il nous précise que les camions de poisson ne passent en général que le matin. Selon lui, nous aurions dû venir plus tôt, avec nos confrères de TF1. Tiens, tiens. Les douaniers nous précisent qu’un équipe de TF1 est restée une partie de la matinée et est repartie à Lille pour passer un sujet dans le journal de « 13h ». Encore un reportage « maison », spécial douanier. Ils nous racontent que c’est du reste le deuxième reportage sur les contrôles renforcés que fait TF1. Merci TF1, Sarkozy va être content.

Un camion de poisson belge, transportant des crevettes et du colin islandais, se présente enfin à la frontière. Bien sûr, je filme les douaniers en train de contrôler la marchandise. Le chef, qui nous suit partout, nous dit que son compte est bon. Il n’a certainement pas encore dédouané. Les douaniers vérifient scrupuleusement sa marchandise. Manque de chance pour eux, les paiers du camion sont enrègle, et la cargaison a été dédouanée à Anvers. Le chef des douaniers tire de plus en plus la gueule. Nous nous faisons un plaisir d’interviewer le chauffeur. Celui-ci confirme qu’il a bien dédouané à Anvers et qu’il avait, avant le conflit des pêcheurs, plutôt tendance à dédouaner à Boulogne.

Nous repartons en nous disant qu’une chance pareille n’est pas permise. Il y a des jours où tout va bien. Sur le chemin du retour, C.H. téléphone à E.C. (notre chef) pour faire un point sur le reportage. le E.C. nous prévient que le sujet est prévu pour demain 13h et qu’il peut faire 1 mn 45. D’après elle, Q.B., le présentateur, était pour que le sujet passe ce soir au « 20h » à condition qu’il fasse 1 mn 30. Le nouveau directeur de l’information, J-M.L., était plus favorable à ce que le sujet passe demain pour qu’il soit plus long. Apparemment, il n’était pas possible que le sujet passe au « 20h » de ce soir en faisant 2’ ou plus. En tout cas, pas pour les personnes présentes en conférence de rédaction. Une mouture plus courte pourrait être envisagée dans le « 20h » de demain soir.

Quand E.C. apprend que TF1 a fait un sujet pour le « 13h », nous sentons dans sa voix un court instant d’angoisse. Mais elle est rassurée quand elle apprend qu’ils n’ont fait leur reportage qu’avec les douaniers. Comme s’il était possible de faire une enquête en deux ou trois heures ! C.H. me dit, après avoir raccroché, que le sujet monté fera plus de 2’ et qu’il verra bien demain.

N.B : je voudrais souligner la qualité du travail effectué par notre équipe ce jour-là. Je pense que nous avons réalisé un reportage intéressant dans le contexte du problème de la pêche. Nous avons pris relativement notre temps, comparé par exemple à l’équipe de TF1, et cela a son importance. Il n’est pas possible en une matinée de réaliser cette enquête. Nous avons rencontré suffisamment d’interlocuteurs pour recouper les informations et cela prend du temps. Nous avons pu démontrer à l’image une partie de nos affirmations. Nous avons des sonores qui appuient ces affirmations. Bref, c’est le genre de sujet que C.H. et moi-même aimerions faire plus souvent. Seulement au bout de la chaîne, nous nous retrouvons à marchander la durée du reportage, alors que nous avons largement la matière pour faire un long sujet. Oui, mais voilà, il est hors de question de faire, dans le cadre du journal télévisé, une sujet de trois, quatre, cinq minutes, voire plus. Il faut de plus en plus faire court, au maximum 2 mn mais le plus souvent 1 mn 30 à 1 mn 45. Imaginez qu’en presse écrite, vous lisiez un journal où les articles feraient 15 lignes en moyenne.

Mercredi 16 février

13h – bureau de France 2 à Lille

Nous regardons le journal de la mi-journée en compagnie du monteur avec qui a travaillé C.H. ce matin. Nous sommestous les trois contents du travail réalisé. C.H. a eu plus de trois heures pour monter et mixer le sujet, ce qui est confortable dans notre métier. De plus C.H. a négocié et obtenu du « 13h », un sujet de 2 mn 15, en disant que nous avions largement de quoi faire. Le sujet a été envoyé à 12h15 et il fait 2 mn 21.

Depuis nous n’avons reçu aucune nouvelle de Paris. L’enquête est même annoncée dans les titres. Quelle n’a pas été notre surprise de voir à l’antenne le reportage amputé de toute une séquence importante. C’est justement l’interview du transitaire qui passe à la trappe. La séquence en question fait 15s. C.H., furieux, téléphone à E.C. (notre chef) pour lui demander une explication. Celle-ci est complètement affolée. Elle répond à C.H. qu’lle n’a pas pu intervenir. Elle était occupée ailleurs et la décision est venue de D.H. Celui-ci a trouvé qu’il y avait des redondances dans le sujet.

Un journaliste à Paris a coupé dans le reportage sans demander son avis à C.H., alors que le sujet a été envoyé à 12h15. E.C. précise quand même pour quelqu’un qui n’est pas au courant, que D.H. voulait supprimer l’ITW du directeur régional des douanes. Elle est intervenue en prétextant qu’il ne fallait pas nous griller avec les douanes. C.H. réplique que tout avait une importance dans le montage du reportage et que la moindre des choses, c’était de le prévenir. E.C. ajoute qu’elle en a marre, que D.C., la correspondante de Strasbourg, râle aussi car D.H. a taillé dans son sujet. Bref, E.C. conclut qu’il vaut mieux que C.H. téléphone directement à D.H. à la fin du journal.

16h – bureau de France 2

C.H. a au téléphone la correspondante de Strasbourg qui craque aussi. Non seulement on lui a coupé une partie de son sujet aujourd’hui, mais en plus un sujet de son remplaçant a déjà été « trappé » lundi au « 13h » et un autre sujet a dû être entièrement remonté mardi parce qu’il ne plaisait pas à D.H. Elle dit qu’lle s’est engueulée avec E.C. quand celle-ci lui a répliqué qu’elle ne pouvait pas faire grand-chose face à trois rédacteurs en chef. D.C. lui a alors répondu qu’elle n’en avait rien à faire et que son boulot c’était justement de faire le poids.

C.H. reçoit un appel téléphonique de R.W. qui en a lui aussi ras-le-bol. On vient de lui trapper un sujet dans le « 13h ». Il a le moral en bas des chaussettes : « C’est un métier de fou, je vais faire autre chose ». C.H. et R.W. décident de faire une lettre pour J-M.L. si cela continue dans les jours prochains. Il faut absolument que nous soyons représentés par un chef face à des personnages comme D.H. qui a comme but de nous utiliser à sa guise.

17h – bureau de France 2

C.H. n’arrive pas à avoir D.H. Il téléphone à F.D. (le présentateur), pour lui signaler qu’il ne comprends plus rien : « Vous nous dîtes la semaine dernière que nous pouvons prendre notre temps si le sujet le mérite. Et là, on nous coupe 15 s comme ça ». F.D. le remercie tout d’abord du travail accompli et lui répond qu’il n’est pas au courant. Il n’a pas vu le sujet non coupé. Il promet à C.H. de le regarder aujourd’hui et de lui retéléphoner. Nous attendons toujours son appel.

Du jeudi 17 février au dimanche 20 février, je n’ai pas pris de note.

[La suite]

 
 

[Gilles Balbastre]