Gilles Balbastre : Journal d'un J.R.I ou les sherpas de l'info
pp. 63-185 in Alain Accardo (dir.) : Journalistes au quotidien, outils pour une socioanalyse des pratiques journalistiques, Éditions Le Mascaret, 1995. ISBN : 2-904 506-34-9 Transcription pour le MHM : Miguelito Lovelace

 

 

Dimanche 23 janvier

Rien de spécial à signaler.

Lundi 24 janvier

10h – bureau de France 2 à Lille

R-N.U. téléphone pour dire qu’une dépêche AFP vient de tomber au sujet d’un accident survenu à l’usine Métaleurop, à Noyelles-Godault, dans le Pas-de-Calais. L’accident aurait fait un blessé grave et un autre plus légèrement atteint. Un accident avait déjà eu lieu en juillet 1993 dans cette usine spécialisée dans la fabrication de certains métaux. Une colonne de raffinage de zinc avait explosé et causé la mort de dix personnes. À l’époque, c’était déjà O.E. qui avait couvert la catastrophe. Nous apprenons qu’une équipe de France 3 Nord/Pas-de-Calais est déjà sur place, avec un autre cameraman correspondant dans le secteur.

Nous partons vers 10h15, branchés « bien sûr » sur France Info, qui tous les quarts d’heure répète en ouverture de son journal le même couplet sur l’accident. O.E. en profite pour me raconter les rapports tendus qu’elle avait eus avec un de nos chefs., H.N., en juillet dernier. O.E. avait fait un premier sujet factuel sur l’accident. Le lendemain elle avait tenté d’expliquer techniquement comment avait pu se passer l’explosion. Elle avait reçu une volée de bois vert de la part de H.N. Celle-ci lui avait dit qu’elle « s’en foutait complètement de la technique », qu’il aurait fallu « aller chez les familles des victimes pour faire des réactions ». O.E. m’avoue qu’elle n’y avait pas pensé et que ce n’était même pas un choix. Elle me confie avoir été « humiliée par cette engueulade » et avoir mesuré à l’époque « le décalage qui existait entre (elle) et les chefs ».

R-N.U. nous recontacte sur la route et nous dit que le sujet ne vaut que parce qu’il y a déjà eu un accident l’année passée. Nous acquiesçons bien évidemment. Mais évidemment quoi ? Qu’on ne déplace pas une équipe de France 2 pour un blessé grave dans une usine, événement qui arrive des milliers de fois par an en France. Cela va de soi…

10h45 – usine de Métaleurop à Noyelles-Godault

Nous arrivons en pleine conférence de presse. En voyant les confrères de M6 et de Canal 9 (une chaîne câblée), je pique un fard intérieur : merde, nous sommes à la ramasse ! Mais quand je m’aperçois que nos confrères de TF1 ne sont pas là, mon moral remonte un peu. Il est trop tard pour faire des images. Mais comme nos collègues de France 3 sont présents depuis uen bonne heure, nous avons la possibilité d’emprunter leurs images. O.E. recueille de maigres informations auprès de la journaliste de France 3. A la table de la conférence de presse, face aux journalistes, (La Voix du Nord, Nord Eclair, Radio France Fréquence Nord, RTL, Libé, France 3), sont assis côte à côte, le directeur du personnel de l’usine, le sous-préfet, deux commissaires de police, le député maire de Noyelles-Godault (divers droite), et le commandant des sapeurs-pompiers. Le front des pouvoirs face aux questions des journalistes. La direction de l’usine n’est pas très à l’aise. La colonne, qui a explosé, venait d’être mise en marche depuis à peine une semaine. Et c’est cette colonne qui avait déjà explosé en juillet dernier. Elle a été reconstruite avant que le rapport d’expertise ne soit publié. Que viennent faire alors le député et le sous-préfet à côté d’une direction montrée du doigt. Il est important de signaler que l’usine occupe 1000 personnes dans une région où il y a près de 25 % de chômage.

À la fin de la conférence de presse, le directeur du personnel répond aux questions de O.E. Il assure par exemple qu’il y a environ cent vingt colonnes de raffinage du zinc du type d’Eurométal qui fonctionnent dans le monde et qu’il n’y a pas eu à ce jour d’autres accidents, (nous ne vérifierons pas cette affirmation). Il répondra « à côté » à la question « Pourquoi avoir reconstruit et redémarré la colonne avant que les experts ne rendent leur rapport ? ». Il est déjà 11h15 et notre préoccupation est de récupérer les images de l’accident que les équipes de France 3 ont tourné.

Nous apprenons par notre consoeur de France 3, que ni les ouvriers, ni les syndicats ne veulent parler. O.E. avait déjà constaté en juillet dernier qu’il était difficile de faire parler les salariés de l’usine. Nous apprenons également par un autre confrère que le CHSCT (comité hygiène et sécurité du contrôle du travail) aurait donné son aval à la reconstruction de la colonne. Le délégué du CHSCT est un élu CGT. Ce qui entraîne des critiques ironiques sur les syndicats de la part des journalistes présents. Mais nous ne vérifions pas d’où notre confrère tient cette information que la CGT ne confirmera d’ailleurs pas par la suite. Vers 11h30, nous avons récupéré les images de France 3, (en fait France 3 a amené sur place un car de direct et les images tournées le matin sont envoyées en faisceaux à Lille).

Nous repartons en ayant fait en tout et pour tout une ITW. Nous avons plus récolté d’informations auprès de nos confrères journalistes qu’auprès des gens sur place. Il faut quand même ajouter qu’ayant couvert cet été le premier accident, O.E. connaît un peu le dossier. Nous devons nous dépêcher pour monter et envoyer le sujet à paris. Le retour sur Lille se fait à toute vitesse, ryhtmé par les flashes incessants de France Info, reprenant en ouverture l’accident et répétant inlassablement les mêmes informations factuelles, sans les développer.

12h – Station régionale de France 3 à Lille

Le sujet est monté en quarante minutes. Il est envoyé à Paris à 12h45. O.E. se sert d’images d’archives pour rappeler l’accident de juillet. Après le journal de 13h, E.C. nous téléphone pour nous dire qu’elle a trouvé bien le sujet et qu’elle veut une « mouture » pour le « 20h ». En fait, elle sait ce qu’elle veut. Il faut que l’on trouve des ouvriers dénonçant, devant la caméra, les dures conditions de travail et le fait qu’ils ont peur de remettre les pieds dans l’usine. O.E. lui explique que c’est de parler face à une caméra qui leur fait peur. Mais elle accepte de retourner à l’usine. Il y a une réunion du CHSCT vers 14h3à. O.E. me dit que si nous n’arrivons pas à « faire des ouvriers », Paris ne prendra rien ce soir : « Tu connais D.H. (le rédacteur en chef du « 20h »), si on n’a pas quelque chose de spectaculaire, il ne voudra rien. »

14h – bureau de France 2 à Lille

Je suis allé chez moi manger un morceau. Je me dépêche, mais je reviens un peu en retard au bureau. Ce n’est certainement pas la meilleure façon de travailler. Nous aurions dû repartir à Métaleurop après le journal de 13h. Mais il y a de sjours où j’ai du mal à me motiver, où je suis las de courir tout le temps. Je n’ai pas l’impression de faire un véritable travail de journaliste. Nos chefs attendent de nous un sujet stéréotypé, qu’ils ont imaginé à l’avance dans leur bureau de l’avenue Montaigne à Paris. Il faut des images, si possible « chocs », et des sonores, si possible angoissées. On ne nous demande pas vraiment de faire une enquête. Mais a-t-on le temps d’en faire une, à courir après des images, après les différentes éditions de la journée. Je n’en veux pas qu’à nos chefs. Je nous en veux aussi, car nous perdons les réflexes d’un minimum de travail journalistique. Et en plus de cela, nous ne sommes même pas sûrs que le sujet va passer.

Bref, nous repartons sous un ciel pluvieux et gris, retrouver au bout du monde une usine triste dans un paysage lugubre. Nous ne parlons pas de ça non plus : de la vie de ces ouvriers qui travaillent dans des conditions dures, dans la chaleur dégagée par lesfours, dans une fumée oppressante. O.E. me racontait que cet été, elle avait été frappée par la résignation de tous ces ouvriers et aussi par celle des familles, qui venaient par dizaines attendre, comme à l’époque de la mine, la liste des morts. Et de cela, elle n’avait pas fait de sujet. Nous étions partis pour ne pas en parler une fois de plus. Pensez-vous, en 1 mn 30, il faut aller à l’essentiel.

Arrivés sur place vers 14h45, nous apprenons par une autre équipe de France 3 (l’équipe de France 3 du matin est partie à l’hôpital de Lens tenter de « faire » des réactions des blessés) que le CHSCT a déjà commencé. L’équipe a filmé la sortie de 14h et ils ont tenté d’avoir des réactions d’ouvriers. Ceux-ci ne répondent pas grand-chose face à la caméra. Encore une fois, nous sommes à la ramasse. Décidément ce n’est pas une bonne journée. Du coup, nous attendons dans la voiture la sortie de la réunion en spéculant sur nos chances d’avoir une réaction de syndicalistes. Si nous n’y arrivons pas, il n’y a pas de sujet pour ce soir.

Nos confrères de France 3 attendent également. Ils ont demandé à la direction de filmer de près la fameuse colonne accidentée. Ils sont chargés de faire un reportage sur les raisons de l’accident et sur les problèmes de sécurité. L’autre équipe, qui est à Lens, est chargée du « factuel ». Une personne de la sécurité vient nous prévenir que la réunion risque de durer assez longtemps.

Nous décidons avec nos collègues de France 3 d’aller boire un café au bar du coin. Bien sûr nous parlons fort de l’accident, plaisantant même, un peu comme en terrain conquis, avec cette distance caractéristique des journalistes face à un événement dramatique. Je me rends compte qu’il y a des ouvriers au comptoir, silencieux, qui nous regardent sans se dire grand-chose. Je me sens tout d’un coup gêné, en pensant que parmi eux se trouvent peut être des ouvriers d’Eurométal.

16h – parking de l’usine d’Eurométal

Nous retournons à l’entrée de l’usine où la réunion touche à sa fin. J’apprends de la bouche d’un journaliste de Nord-Eclair que la CGT a accordé une ITW à RTL et à Fréquence Nord peu après notre départ en fin de matinée. Ce confrère me fait part des informations qu’il a recueillies auprès de l’avocat de la CGT. Il me précise plusieurs points de détail de la première enquête. Je mesure le fossé qui sépare sa façon de travailler de la nôtre. Alors que ce journaliste, correspondant local de Nord-Eclair, ce genre de journaliste souvent méprisé par les « grands journalistes » travaillant pour le national, s’est intéressé aux suites de cet accident, il a tout simplement fait son travail honnêtement.

Un membre de la sécurité nous fait savoir que le directeur de l’usine nous attend pour un point-presse. Il nous accompagne dans une salle. En attendant le directeur, je décide d’aller au local des syndicats pour voir si nous pouvons rencontrer un membre de la CGT, majoritaire dans l’usine. Je rencontre la délégué qui me donne un communiqué de presse et qui est d’accord pour une ITW. Suelement il doit partir dans les cinq minutes. Je préviens O.E. quitte la salle du point-presse, suivie par l’équipe de France 3 et par les journalistes de la presse écrite locale. Sans prendre le temps de nous entretenir au préalable avec le syndicaliste, nous commençons aussitôt son interview qui dure moins de cinq minutes.

Merci, au revoir et nous voilà repartis pour faire l’ITW du directeur de l’usine. Celui-ci sera déstabilisé par les questions mordantes du journaliste de France 3 et il perdra de sa superbe au fur et à mesure de l’ITW. Nous allons filmer ensuite la colonne qui a explosé. Nous approchons le lieu de l’accident d’assez près. Il n’y a rien de vraiment spectaculaire, si ce n’est un trou dans un énorme four. Je fais une dizaine de plans sous différents angles, mais nous sommes encore trop loin et l’endroit est trop sombre pour voir quelque chose de précis. A une centaine de mètres de là , des ouvriers travaillent au milieu des flammes et de la fumée. Une ou deux images de plus, et nous voilà repartis à 17h30.

Sur le chemin du retour, France Info continue à parler de l’accident, toujours sans aucun développement. Mais cette info n’est plus en ouverture des journaux. O.E. prévient E.C. qu’un syndicaliste a accepté de parler. La voilàa rassurée et du coup, notre sujet est programmé pour le « 20h ». Arrivée à Lille vers 18h15, O.E. a une petite heure pour monter. Le sujet est envoyé par faisceaux à 19h30.

19h10 – bureau de France 2

Je regarde le journal télévisé de France 3 Nord/Pas-de-Calais. Deux reportages sont diffusés sur l’explosion. Le premier est factuel. On y trouve des images de l’accident, l’ITW du directeur du personnel et des images à l’hôpital de Lens avec l’ITW d’un médecin sur l’état des belssés. Par contre il n’y a pas d’avis syndical. L’autre reportage parle de la nécessité ou non de maintenir ce genre de colonne de raffinage sur le site de Noyelles-Godault. Là on trouve l’ITW du directeur et du syndicaliste.

20h - bureau de France 2

Notre sujet fait 1 mn 45 et comprend des images de l’accident d’aujourd’hui et de juillet 1993, l’ITW du directeur et celui du syndicaliste. Nous chefs le trouveront très bien. (A son retour de repos C.H. ma dira également qu’il a trouvé très bien les deux sujets de 13h et de 20h). Comme quoi, il n’y a pas besoin de se prendre la tête.

Mardi 25 janvier

9h – bureau de France 2 à Lille

La lecture de l’accident d’Eurométal dans la presse régionale (Voix du Nord et Nord Eclair) me fait mesurer la distance qui existe entre la presse écrite et la presse audiovisuelle. La Voix du Nord consacre une pleine page à l’accident avec des réactions et des questions. Du reste la presse écrité régionale continuera de parler de l’accident pendant plusieurs jours. France 3 passera encore un reportage sur la sécurité mardi soir. Pour nous c’est déjà du passé.

14h - bureau de France 2 à Lille

Une dépêche AFP tombe à 12h33 sur « l’ouverture d’une information contre X pour voie de fait et subornation de témoin » dans l’affaire VA-OM. O.E. devance Paris et téléphone à E.C. Celle-ci lui dit de se renseigner. Il ne faut pas oublier que c’est l’affaire VA-OM et que nous devons bondir à la moindre dépêche.

L’histoire remonte à cet été. En marge de l’affaire OM-VA, Boro Primorak, entraîneur de Valenciennes, affirmait que Bernard Tapie l’avait contacté pour qu’il modifie son témoignage dans l’affaire de corruption présumée de trois joueurs valenciennois. Bernard tapie a récusé les accusations portées contre lui et a indiqué qu’il se trouvait ce jour-là dans son bureau parisien, avec le député de Béthune, Jacques Mellick. Il s’est ensuivi une enquête à rebondissement et un feuilleton médiatique qui a duré une bonne partie de l’été. Trois proches de Jacques Mellick ont été interrogés à ce sujet et ce sont eux qui ont porté plainte le 13 septembre par l’intermédiaire de leur avocat, Me Liebman. Ils s’étaient plaints, à l’époque, des méthodes de la police. L’ouverture de l’information contre « X » fait suite à cette plainte.

O.E. cherche à contacter les trois collaborateurs de Jacques Mellick. E.C. se charge de téléphoner à l’avocat, qui est d’après elle, un de ses amis, (il est assez courant que E.C. nous dise qu’elle connaît très bien X ou Y). Au bout d’une heure, la recherche est peu fructueuse : aucun des collaborateurs n’est joignable. O.E. se renseigne auprès de E.C. sur son contact avec Me Liebman. Elle n’a strictement rien fait et charge O.E. de cette mission. Celle-ci téléphone donc à l’avocat à paris qui se montre très étonné par la sortie aujourd’hui de la dépêche AFP. D’après lui l’information est ouverte depuis décembre 1993.

La dépêche étant signée par le rédacteur en chef du bureau AFP de Lille, O.E. lui téléphone pour avoir quelques renseignements. Il est parfaitement au courant que l’ouverture de l’information contre X a eu lieu en décembre. Il a décidé d’en faire une dépêche aujourd’hui car personne n’en avait parlé avant. O.E. me fait remarquer après le coup de téléphone qu’il aurait pu au moins signaler sur la dépêche la date précise de l’ouverture de l’information. Elle prévient aussitôt R-N.U. qui du coup est moins remonté. Il demande quand même si « Liebman était chaud pour faire des déclarations incendiaires ». Comme la réponse est non, il répond que « Liebman vaut pas le coup, c’est ce qu’on pouvait tricoter autour qui pouvait nous intéresser. Je vais voir le « 20h », mais a priori on oublie ».

19h35 - bureau de France 2 à Lille

E.C. nous téléphone car une dépêche vient de tomber, (en fait à 19h18), sur la découverte à la prison de Valenciennes d’un détenu mort dans sa cellule. Celui-ci venait d’être condamné. Elle demande à O.E. de se renseigner. Il est vrai qu’à 19h45, il va de soi qu’on trouve un procureur dans un tribunal ou un directeur régional de l’administration pénitentiaire dans son bureau. Bref, la recherche tourne court. O.E. a fini son remplacement. Elle passe le relais à C.H.

Mercredi 26 janvier

7h30 – appartement personnel

France Inter annonce dans son journal de 7h30 qu’une tempête a causé des dégâts importants (coupure de dourant, arbres couchés, etc…) dans l’agglomération Lilloise durant la nuit. Il est vrai que j’ai entendu de fortes rafales de vent, mais de là à provoquer les dégâts annoncés par la radio… Je téléphone aussitôt à C.H., qui lui aussi a entendu la nouvelle sur Europe 1 et qui lui aussi est surpris. Nous nous donnons rendez-vous au bureau pour vérifier tout cela, avant que Paris nous téléphone.

8h45 - bureau de France 2 à Lille

C.H. passe deux ou trois coups de téléphone aux pompiers et à la sécurité civile qui tous relativisent fortement les nouvelles annoncées. Nous décidons de ne rien faire, d’autant plus que Paris n’a pas l’air de s’affoler. Je fais part à C.H. d’un article de Libé, daté de la veille, sur la fédération PCF du Pas-de-Calais. Le journaliste fait le portait de cette fédération atypique alors que se déroule le 28ème congrès du parti communiste à Saint-Ouen. C’est la seule encore attachée au centralisme démocratique, alors que toutes les autres fédérations réclament sa disparition.

Je trouve dommage de n’avoir pas fait ce sujet. C.H. me dit qu’effectivement, il a remarqué cet article et qu’il l’a trouvé intéressant. Mais il pense que Paris n’aurait jamais accepté si nous avions proposé ce sujet.

Encore une fois, nous avons préféré ne rien dire. Depuis de longs mois, nous proposons de moins en moins de sujets, en attendant que l’actualité nous tombre du ciel. Est-ce le refus répété des propositions de sujets ? Ou encore la mise « à la trappe » régulière de quelques-uns de nos reportages par les éditions nationales ? Bref, est-ce le changement lié aux demandes de la nouvelle direction mise en place il y a deux ans ? Ou bien est-ce la lassitude de la correspondance au quotidien ? Ou l’anesthésie intellectuelle qu’entraîne la méthode de travail en télévision ? Ou l’éloignement d’une rédaction nationale, donc d’une émulation ? Toujours est-il que je n’ai pas vraiment l’impression de rendre compte de ce qui se passe dans cette région. En fait je pense que pour faire un sujet, il faut si possible qu’il n’y ait pas trop de recherche. Il faut donc que ce ne soit pas trop compliqué à comprendre. L’idéal est donc un bon vieux fait divers.

10h – bureau de France 2

Un des favoris pour le remplacement de Georges Marchais vient du département du Nord. Alain Bocquet est député d’une circonscription au nord de Valenciennes et président du groupe communiste à l’Assemblée Nationale. Nous décidons de préparer un sujet sur le personnage au cas où il serait désigné comme le secrétaire national. Je vais donc chercher quelques renseignements supplémentaires auprès du documentaliste de France 3.

11h15 - bureau de France 2

Une collègue de France 3, M.N., a reçu la veille un appel téléphonique d’une mère de trois enfants à qui le maire de Hautmont (Nord) refuse l’accès de l’école publique de la ville. La mère de ces trois enfants est française, d’origine algérienne. Le maire, Joël Wilmotte, lui a clairement annoncé qu’il ne veut plus d’étrangers dans sa commune.

Il faut dire que le maire de Hautmont n’en est pas à son coup d’essai. Cela fait maintenant des années que cet ancien adhérent du PS, s’est fait remarquer par ses prises de position et par ses actes anti-immigrés. L’équipe de France 3 est donc en partance pour Hautmont.

C.H. et moi, nous nous posonsla question de savoir s’il faut oui ou non en parler. Nous trouvons que c’est faire de la publicité à bon compte à Joël Wilmotte.

Hautmont, situé au cœur d’une région sinistrée, la vallée de la Sambre, a plus de 20 % de sa population au chômage. Et bien sûr, le Front National prospère élection après élection. La cible principale est bien entendu les immigrés, installés dans la région depuis des dizaines d’années et travaillant dans les indiustries métallurgiques quand celles-ci étaient prospères. Alors, c’est le genre de sujet qu’affectionne Wilmotte pour pousser son refrain raciste.

C.H. téléphone à la mère des trois enfants pour mieux connaître l’histoire. En fait A.B. est née à Hautmont, d’un père algérien arrivé à l’âge de onze ans avec son propre père. A.B. nous précise que son père, étant traditionnaliste, l’a mariée à son cousin germain. Elle a donc vécu deux ou trois ans en Algérie où elle a eu deux enfants. Elle est ensuite revenue à Hautmont avec son mari et a eu un autre enfant. Les deux premiers ont alors été scolarisés à l’école publique. A.B. a peu après divorcé et est partie travailler un an et demi en Alsace. C’est quand elle est revenue en juillet dernier chez ses parents, à Hautmont, que les ennuis ont commencé. Pour inscrire ses enfants à l’école publique, la directrice lui a demandé un certificat de résidence obligatoire. Seulement la mairie luia refusé ce certificat sous prétexte que les enfants étaient nés en Algérie et qu’elle était étrangère à la ville. Entre-temps, A.B. a trouvé un logement, après avoir essuyé un premier refus de la part des HLM. Le maire, pour toute explication, lui a répondu dans le bulletin municipal que ses enfants étaient algériens et qu’ils n’avaient rien à faire dans cette ville. Du coup, A.B. est obligée de mettre ses enfants à l’école privée, mais n’abandonne pas la lutte pour autant.

C.H. me dit, après la conversation, qu’il faut y aller aujourd’hui. France 3 va sortir le sujet ce soir et tout le monde sera à Hautmont demain. Il faut être les premiers. C.H. téléphone à R-N.U. qui est avec tous les chefs de la rédaction, en pleine conférence prévisionelle. R-N.U. ne peut pas vraiment parler, mais à peine C.H. lui a-t-il expliqué l’histoire, qu’il lui donne son aval pour aller à Hautmont. C.H. appelle A.B. pour lui confirmer notre venue. Puis il téléphone au maire de Hautmont qui exige des tas de conditions pour nous accorder une ITW (égalité de temps de parole, choix limité de questions, etc.). Il finit par accepter un rendez-vous à 16h30. C.H. essaie de contacter le Sous-Préfet d’Avesnes-sur-Helpe et l’Inspecteur d’Académie. Comme personne n’est là, nous décidons de partir sur Hautmont qui se trouve tout au bout du département.

14h30 – Hautmont

Nous arrivons dans une ancienne cité d’urgence, habitée principalement par des immigrés. Durant un court instant, nous avons un sentiment de crainte dans cet environnement peu habituel pour nous. Nous sommes un peu inquiets pour le matériel qui se trouve dans la voiture. A.B. nous accueille dans une petite maison, pauvrement aménagée, (A.B. est actuellement au chômage), mais impeccablement tenue. Elle est habillée d’une façon décontractée, à la mode française. Elle nous rassure tout de suite sur la cité, nous précisant que quinze ans auparavant l’endroit était un véritable coupe-gorge, mais que cela avait beaucoup changé. Nous discutons un petit moment pendant que les enfants regardent la télé. A.B. est un peu intimidée par notre présence, bien que j’essaie de la mettre à l’aise. Elle nous précise certains points de l’histoire.

Je place les enfants autour de la table pour faire quelques images. Ils font semblant de faire leusr devoirs avec leur mère pour les besoins du tournage. A.B. me fait remarquer que France 3, qui vient juste de passer, a fait la même demande.

Pendant que j’installe un peu de lumière, A.B. nous regarde avec envie. Elle me fait remarquer que nous avons un beau métier. Je lui réponds qu’il ne faut pas exagérer mais je me sens tout d’un coup triste face à cette femme courageuse, seule avec ses trois enfants, collée à cette cité de transit. Elle a effectivement peu de chances de faire un jour ce « beau métier ».

Une fois la séquence filmée, C.H. fait une petite interview de A.B. Comme elle est passablement angoissée devant la caméra, C.H. lui dit que la meilleure façon d’être bon, c’est de rester naturel. Nous disons souvent cette phrase aux interviewés, mais y croit-on vraiment ? Il lui demande alors de raconter ce qui s’est passé quand elle a voulu mettre ses enfants à l’école publique. Je fais ensuite deux plans du journal municipal dans lequel le maire explique qu’il ne veut pas de ces enfants venus d’Algérie dans l’école publique de la ville.

Pour enrichir le tournage, nous proposons à A.B. de la filmer avec ses enfants devant l’école publique qui se trouve jsute à côté de chez elle. Pendant le tournage de cette séquence, A.B. rencontre dans la rue un homme à qui elle fait la bise. Elle me demandera peu après de ne pas diffuser cette scène qui choquerait ses parents. S’ensuit une petite discussion sur le statut de la femme d’origine maghrébine, mais C.H. interrompt cette conversation. Dans notre métier, on n’a pas souvent le temps. Et pourtant, je sentais chez cette femme une envie de parler. Nous sommes restés près de 1h30 avec elle, ce qui est déjà beaucoup pour un reportage.

16h30 – Mairie de Hautmont

Sur le chemin de la mairie, nos collègues de France 3 nous téléphonent pour nous dire qu’ils attendent notre arrivée avec impatience. Le maire les fait patienter depuis une heure, sous prétexte de regrouper les ITW. Pourtant, il avait donné la veille rendez-vous à France 3 à 15h30. Nos collègues nous précisent qu’ils ont fini entre temps par avoir le Sous-Préfet et qu’ils ont fixé un rendez-vous à 17h30.

La rencontre avec Joël Wilmotte est tumultueuse. D’abord un employé municipal filme tout l’entretien avec une petite caméra vidéo. Je me pose la question de savoir si je vais protester, mais je choisis de ne pas envenimer la rencontre. Après tout il peut en faire ce qu’il en veut de sa caméra ! La réponse de Joël Wilmotte à la première question posée par C.H. fait 1 mn 40. Il préfère parler du problème général de la commune, (chômage, nombre important de RMI, lourd budget social), pour justifier l’interdiction fait eaux enfants d’A.B. d’aller à l’école publique. Il ne parlera pas directement du problème que pose, selon lui, leurs origines. Et au bout de cette minute et quarante secondes d’interview, Monsieur le maire décide d’interrompre la rencontre. Il n’a pas répondu aux autres questions. Il fait référence à un marché qu’il aurait conclu au téléphone avec C.H. Pendant près d’un quart d’heure, nous allons tenter de convaincre Joël Wilmotte qu’il ne peut pas se limiter à une réponse générale, mais qu’il doit répondre sur ce cas précis. La discussion, qui prend par moment une tournure de foire, sera entièrement filmée par le cameraman municipal. Au bout d’un moment, nous décidons de plier bagage, car certains d’entre nous sont à la limite de l’injure. Nous partons à Avesnes-sur-Helpe, distant d’une vingtaine de kilomètres.

17h15 – Sous-Préfecture d’Avesnes-sur-Helpe

Le Sous-Préfet, ayant des rendez-vous, nous fait attendre. Cela n’arrange pas nos affaires. Nous sommes à plus d’une heure de Lille et le retour, surtout pour nos collègues de France 3, risque d’être « speed ». Leur journal régional débute à 19h10. L’ITW du Sous-Préfet sera très rapide. L’homme est visiblement embêté des frasques du maire de Hautmont. Il précise que la loi s’applique sur tout le territoire français et il rappelle à Joël Wilmotte son obligation d’accepter à l’école publique les enfants résidant sur sa commune.

Pendant que l’on range le matériel, il ne peut s’empêcher de faire des remarques sur l’instabilité de cette famille. Cela me fout en rogne d’entendre ça. C’est vrai que Monsieur le Sous-Préfet ne risque pas d’avoir la vie de cette femme. Il n’est pas du même monde.

17h45 – voiture de France 2

Le retour se fait en dehors des limites tolérées par le code de la route, ce qui est très fréquent dans notre métier. Sur la route, C.H. me fait part de sa satisfaction d’avoir réalisé aujourd’hui ce sujet : « C’est bien, je suis content, demain tout le monde ne parle. On ne sera pas à la ramasse ».

Au téléphone, R-N.U. est très excité. Un accident est arrivé dans un supermarché à Nice, et le bilan risque d’être très lourd. Les correspondants de France 2 sont sur place et R-N.U. a détourné E.W, le chroniqueur judiciaire qui couvre un procès dans la région (le procès d’Omar, accusé d’avoir assassiné une riche dame).

C.H. téléphone également au présentateur du « 20h », I.D., pour lui donner des détails sur l’histoire. Certains présentateurs, (C.N. par exemple), utilisent plus souvent les dépêches pour écrire le lancement-antenne des sujets. D’autres, (comme Q.B.), exigent que le journaliste sur le terrain prenne contact avec eux. Dans ce cas précis, comme il n’y a pas de dépêche sur cette histoire, I.D. n’a pas d’autre choix que d’avoir des précisions de C.H. I.D. se souvient peu à peu des frasques passées de Joël Wilmotte.

19h – bureau de France 2 à Lille

Arrivé à France 2, C.H. a une petite demi-heure pour monter le sujet, car le faisceau est prévu à 19h30. Il utilise des images d’archives concernant les dérapages passés du maire de Hautmont. Il avait déjà, deux ans auparavant, mis en place un référendum sur le taux admissible d’immigrés dans la commune.

Pendant ce temps-là, je relève les fax et les appels téléphoniques qui sont arrivés au bureau de France 2 dans la journée. Nous avons reçu par exemple plusieurs fax du Planning familial qui est toujours en guerre contre le Conseil Général. Deux jours auparavant, celui-ci a porté de graves accusations médicales, (notamment sur la distribution de pilule sans suivi médical), et sur la gestion, contre le Planning. Le Planning nous invite le lendemain à une conférence de presse à 18h30, (je précise qu’un article est paru cette semaine dans Libé sur cette affaire). Nous n’irons pas à cette conférence de presse.

Parmi les appels téléphoniques, je relève l’appel de l’attachée de presse parisienne de la Sealink, qui nous précise qu’elle nous invite pour un reportage concernant l’inauguration d’une nouvelle agence commerciale dans le centre de Lille. Je me demande si elle pense vraiment que nous allons venir à son inauguration et si elle croit vraiment que c’est une information.

19h45 – bureau de France 2 à Lille

E.C. nous téléphone pour nous dire qu’elle a trouvé le sujet intéressant. Elle en profite pour critiquer le maire, puis nous demande si nous étions les seuls sur le coup. C.H. lui fait part de la présence de France 3. Ce qui l’intéresse surtout, c’est de savoir si TF1 était présent. Comme C.H. lui répond par la négative, elle s’exclame : « Ah, super, bien fait pour ces connards ».

Puis la conversation porte sur l’accident de Nice. Visiblement elle est satisfaite des moyens mis en place par France 2 : « Tu me diras ce que tu en penses ». Avant de conclure, C.H. lui signale qu’il a entendu des bruits sur une éventuelle disparition des bureaux régionaux de France 2. Il lui fait part des informations collectées par notre collègue syndicaliste de France 3, (voir le 21 janvier). E.C. lui répond qu’elle n’est pas au courant, mais qu’il ne faut pas s’affoler. Nous en sommes à l’heure de la nomination du futur directeur de l’information de France 2 et c’est ce qui intéresse nos chefs à Paris. Elle dit qu’elle va toutefois en parler à R-N.U.

Jeudi 27 janvier

9h - bureau de France 2 à Lille

Nous sommes à deux jours de la clôture du congrès du PCF et de la désignation de son nouveau secrétaire national. Nous nous remettons donc à préparer éventuellement un sujet sur la possible élection d’Alain Bocquet à la tête du parti. D’autant plus que La Voix du Nord brosse un portrait de son village natal, Marquillies. C’est le genre d’article qui nous arrange bien. Nous pouvons y puiser les renseignements que nous n’avons pas eu le temps, (ou pas pris le temps ?), de chercher. Nous y apprenons, par exemple, que très tôt Alain Bocquet s’est engagé au PC, alors que ses parents, bien qu’ouvriers, n’étaient pas particulièrement de gauche.

Le problème est que nous ne pouvons pas attendre samedi l’élection du secrétaire national pour aller à Marquillies. Cette élection risque de se passer tard dans l’après-midi. Dans ce cas, nous irions à Marquillies vendredi pour rencontrer des personnes qui ont connu Alain Bocquet dans sa jeunesse. C.H. ajoute que nous pourrions faire aussi l’ITW d’un de ses adversaires politiques.

Avant de passer des coups de téléphone, C.H. contacte B.E., chef du service politique de France 2. Il lui demande ce qu’elle compte faire pour l’élection du secrétaire national et lui propose en éventuel sujet sur Alain Bocquet. Apparemment elle n’a rien prévu et en plus se fiche pas mal de l’appel de C.H. En moins de cinq minutes de conversation, elle l’interrompt trois ou quatre fois et se met à parler (ou plutôt à crier) à quelqu’un d’autre. Elle ne sait pas à quelle heure aura lieu la désignation du remplaçant de Georges Marchais et marmonne des « ouais » aux remarques de C.H. Elle raccroche en finissant par mamoner « faites toujours »… Mais faites toujours quoi ? Sous quelle forme ? Qui s’inscrit comment par rapport aux autres sujets su service politique ? Nous ne savons pas. C.H. n’est pas plus en colère que ça. Il faut dire que B.E. a une réputation de caractérielle de première dans le métier.

C.H. décide de téléphoner à R-N.U. pour lui dire qu’on a l’aval de B.E. pour faire un sujet. Il faut toujours prévenir nos chefs directs quand nous ne passons pas directement par eux pour faire un sujet. R-N.U. félicite C.H. pour le sujet de la veille : « Il était bien ton sujet, dommage qu’il soit passé à côté à cause de Nice ». S’ensuit une conversation sur le dispositif de couverture mis en place par France 2. R-N.U. a l’air très fier des moyens techniques déployés pour couvrir l’événement.

C.H. enfin lui fait part de notre contact avec B.E. et de la décision de faire un sujet sur Alain Bocquet pour samedi. R-N.U. apparemment ne le connaît pas ou a vaguement entendu parler de lui. Au passage, C.H. charrie un peu R-N.U. sur un éventuel vote PC de sa part dans une élection, ce qui entraîne aussitôt une protestation vigoureuse de R-N.U. : « Même quand j’avais vingt ans, je n’ai jamais voté PC. » Connaissant le personnage, (il a été longtemps journaliste au service « éco », correspondant à la Bourse de Paris), je m’en serais douté.

C.H. demande à R-N.U. ce qu’il pense de ce qui se passe à France 2. C.H. veut parler de l’avenir des bureaux. Il embraye sur la nomination du futur directeur de l’information. Il dit que la nomination aurait dû être faite depuis une semaine. Il y a un blocage quelque part, mais il ne sait pas où. C.H. lui précise que c’est des bureaux régionaux dont il voulait parler. Aussitôt R-N.U. a l’air plus détendu et annonce qu’il n’y a pas de souci à se faire. L’idée même des correspondants régionaux est, selon lui, ancrée dans la rédaction et que sitôt le futur grand chef nommé, il ira, dossier sous le bras, défendre le morceau. Puis il reprend la conversation sur les noms des prétendants au fauteuil de directeur de l’information.

10h45 – vidéothèque de France 3

Nous décidons de collecter des images d’archives d’Alain Bocquet. Nous trouvons dans le fichier de la vidéothèque de France 3, des traces de tournage de manifestations, de congrès remontant à 1975. Comme les séquences ont plus de trois ans, il faut faire la demande au bureau de l’INA à Lille, qui conserve toutes les archibes de France 3 Nord/Pas-de-Calais. C’est pour cela qu’il vaut mieux s’y prendre à l’avance.

11h30 – bureau de France 2

C.H. a décidé de téléphoner à un personnage que l’on a repéré dans l’article de La Voix du Nord. Il s’agit d’un ancien gérant d’un magasin Coop, qui a fait partie comme Alain Bocquet, de la cellule « Maurice Thorez » de Marquillies. Je n’assiste pas à l’entretien car je dois m’absenter entre midi et deux.

14h - bureau de France 2

C.H. n’a pas téléphoné à notre personnage car il a rencontré entre-temps une équipe de France 3 qui revenait de Marquillies et qui était déçue du reportage qu’elle venait de faire. Ils avaient rencontré la mère d’Alain Bocquet qui s’avérait être timide. Elle avait difficilement accepté d’être interviewée. Ils n’avaient pas pu rencontrer d’autres personnes proches du député communiste. Du coup cela a refroidi les ardeurs de C.H. Je fais remarquer à mon collègue que nos confrères de France 3 ne manquent pas d’air. Ils sont partis ce matin, aussitôt après avoir lu La Voix du Nord, sans prendre le temps, (et peut-être sans avoir la correction), de chercher des contacts, par exemple des amis d’Alain Bocquet de la cellule Maurice Thorez. Ils ont débarqué à Marquillies où effectivment il n’y a pas de banderole « gloire à notre camarade Alain Bocquet » à travers la rue principale (d’autant plus que le village est devenu une commune résidentielle et que le maire est à droite). Bref quand on veut « planter » un sujet, one ne s’y prend pas autrement.

C.H. finit par téléphoner à H.Q. Mais on ne peut pas dire que la conversation soit très chaleureuse. C.H. lui pose quelques questions sur Alain Bocquet, sur son passé. Il apprend que son frère habite toujours à Marquillies, qu’il y est même conseiller municipal communiste. H.Q. lui précise que la cellule Maurice Thorez existe toujours. Mais C.H. ne pousse pas trop loin la conversation. L reste distant et dit rapidement que nous comptons venir demain matin à Marquillies et que nous passerons certainement le voir. Il ajoute que nous pouvons toujours essayer de passer en milieu de matinée.

C.H. raccroche avec une moue dubitative. Je lui fais remarquer qu’il n’a pas pas demander les coordonnées du frère d’Alain Bocquet, ni même celles de ses camarades de la cellule. Je trouve que C.H. n’est pas très chaud pour ce qujet. Il me dit que nous verrons bien demain sur place.

16h – bureau de France 2

C.H. part pour Valenciennes afin de glaner des informations sur l’affaire OM-VA. Je reste seul au bureau pour assurer la permanence. Vers 17h, E.C. téléphone au sujet d’une dépêche AFP qui vient de tomber. On y apprend qu’une information contre X a été ouverte à la suite d’une affaire de double billetterie lors d’un concert de Johnny Halliday qui s’est déroulé le 4 septembre 1993. Je réponds à E.C. que C.H. suit cette affaire. Mais je précise qu’il n’a pas voulu faire un reportage tout de suite car l’enquête n’en était qu’à un stade préliminaire. E.C. me dit qu’il faut se renseigner quand même.

J’appelle aussitôt C.H. sur opérator.Quelques minutes plus tard, C.H. téléphone d’une voix basse. Il me dit qu’il ne peut pas parler beaucoup. Je lui signale qu’une dépêche est tmbée à propos de l’affaire de la double billetterie du concert de Johnny et que E.C. a téléphoné. Il me répond qu’il va se renseigner sur place.

20h – appartement personnel

C.H. me téléphone pour me dire qu’il apris rendez-vous demain à 1àh avec l’organisateur du spectacle de Johnny Halliday : « On engrange même si on ne fait tien. Pour Bocquet on verra après ».

N.B. : Ce n’est pas la première fois que C.H. ne peut pas sortir une affaire. Alors qu’il a d’excellents contacts dans le monde judiciaire, il se retrouve bien souvent « à la remorque » de la presse écrite ou de l’AFP. En règle générale, la télévision sort peu d’affaires, comparée à la presse écrite, (Rainbow Warrior, sang contaminé, financement des partis, etc.). Cela serait trop long à analyser ici. Mais en dehors du fait que la télé est escessivement attentiste, il existe certaines raisons d’ordre technique qui pourrait expliquer ce retard de réaction. Par exemple la difficulté à illustrer un sujet est un handicap qui peut retarder la divulgation d’une affaire. D’autre part, un journaliste en télé n’évoquera l’existence de certains documents, que s’il peut les montrer à l’image. Il n’est pas toujours évident d’explique ren 1 mn 30 une affaire compliquée. Il est souvent difficile de trouver des interlocuteurs qui veulent bien parler devant une caméra, même en contre-jour ou avec le visage mosaïqué, (alors qu’il est courant pour un journaliste de presse écrite de citer un interlocuteur tout en préservant son anonymat). Par contre, il est à noter qu’une affaire ne devient vraiment une affaire que si elle est reprise par la télévision et de préférence par le « 20h ».

Vendredi 28 janvier

9h30 - bureau de France 2 à Lille

C.H. me fait part d’un coup de téléphone de R-N.U. ce matin. France Info n’arrête pas de « tartiner » sur les dégâts de la tempête qui, selon la radio, a soufflé en force toute la nuit dans le Nord/Pas-de-Calais. Un ferry aurait notamment eu des problèmes dans le port de Dunkerque. Des poids lourds se seraient également renversés sur les autoroutes. C.H. me dit qu’il a contacté le Centre de Renseignements et d’Informations et de Communications Routières (CRICR) et que selon eux, il ne fallait rien exagérer. Effectivement, un poids lourd s’est renversé sur l’autoroute, mais l’accident serait dû à un assoupissement du chauffeur. Quand au ferry, il a heurté le quai, mais n’a pas eu de gros dégâts, si ce n’est un choc sur la porte arrière.

Du coup C.H. a rassuré R-N.U. et nous pouvons partir tranquilles sur Valenciennes. Sur la route, France Info ouvre tous les quarts d’heure son journal avec la tempête dans le Nord/Pas-de-Calais. Le présentateur évoque chaque fois « des vents violents de près de 140 km/heure, de nombreux arbres couchés en travers des routes de la région, des camions renversés par le vent sur les autoroutes et un ferry violemment projeté sur un quai à Dunkerque ».

C.H. pense que l’info doit venir de Radio France Fréquence Nord qui a dû prévenir France Info. Aucune dépêche AFP relatant cette « tempête » n’était tombée à 9h30. En attendant, France Info fait un « tabac » du prétendu « coup de tabac ». Nous finissons par fermer la radio tellement ils insistent. C.H. me raconte le coup de téléphone de la veille à l’organisateur du concert, K.U. Au début il ne voulait pas nous recevoir. C.H. lui a fait remarquer que le producteur de Johnny Halliday avait envoyé partout un communiqué signalant qu’il n’était pour rien dans cette affaire. Face à la demande de K.U. d’avoir ce communiqué, C.H. a réussi à obtenir en échange notre venue. Il a l’air assez fier de son « coup ».

11h – bureau de l’organisateur du concert près de Valenciennes

Une collaboratrice nous reçoit à la place de K.U. qui est souffrant et alité. Quel hasard ! Elle nous raconte sa version des faits et nous assure de l’innocence de son patron. L’organisation du concert a été sous-traitée plusieurs fois. Le producteur de Johnny Halliday a chargé F., organisateur de concert basé à Saint-Quentin dans l’Aisne, de s’occuper d’une grande partie de la tournée de Johnny en France. Cet organisateur a sous-traité le concert de Valenciennes à l’organisateur K.U. C’était la première fois que K.U. organisait un tel concert. Il était plus habitué auparavant à mettre en place des petits spectacles.

La collaboratrice ne parle pas de double billettreie, mais plutôt de certains billets reproduits en double par elle ne sait quel procédé. Il est vrai que l’enquête ne porte pour le moment que sur une dizaine de billets en double, voire en triple, mis sur le marché.

Par contre, elle confirme bien que F. a demandé 500 000 F en chèque pour le cachet de Johnny Halliday, plus 200 000 F en liquide. Effectivement le contrat qu’elle nous montre porte bien sur une somme d’un demi-million de francs. Elle affirme qu’elle a demandé un reçu en échange de cette somme de 200 000 F pour se couvrir vis-à-vis de sa comptabilité. Elle sous-entend que la demande d’une somme en liquide n’a pas dû se faire qu’à Valenciennes et nous alisse conclure que l’enquête pourrait bien se déplacer dans d’autres villes de la tournée.

Elle nous précise qu’une partie des billets a été imprimée à Saint-Quentin par F. Mais devant la demande importante, ils ont été obligés d’en réimprimer. L’imprimerie de Saint-Quentin étant fermée pour les vacances, ils se sont adressés à une imprimerie près de Valenciennes. C.H. demande bien entendu les coordonnées de tous ces gens-là. La collaboratrice laisse entendre que la fraude vient du producteur et de l’autre organisateur.

Elle nous montre le reçu justifiant la somme de 200 000 F. La facture porte sur des prestations non facturées : matériel son en plus, visite supplémentaire de Johnny au stade, membres de la sécurité en renfort. Cette facture est datée du jour du concert. Cela sent le rectificatif de dernière minute. D’autna tplus que les organisateurs constataient que des agents du fisc venaient opérer un contrôle cet après midi-là. Et effectivement F., le producteur de Saint-Quentin, qui a bien reçu les 200 000 francs en liquide, a versé au producteur de Johnny la somme en un chèque daté du jour du concert.

La collaboratrice refuse toutefois que l’on filme ces différentes pièces. Pour elle, toute l’histoire est montée pour leur porter tort. Elle pense que derrière tout cela se trouve un homme qui cherche à se faire « mousser ». Elle nomme le procureur de Valenciennes, Eric De Montgolfier. Là elle tombe mal avec C.H.

Nous faisons un petit bout d’ITW sur une partie de l’affaire, car elle refuse de parler devant une caméra de cette somme donnée en liquide. Elle a visiblement peur pour la réputation de son agence et elle est très embêtée par ce qui lui arrive. Elle nous promet d’en dire plus prochainement. Nous repartons vers 12h30.

Dans la voiture, au son de France Info qui continue avec ses camions renversés sur les autoroutes, C.H. me dit qu’à son avis, l’agence K.U. est aussi mouillée dans l’histoire. Il pense que l’organisateur de Saint-Quentin et le producteur de Johnny leur ont mis le marché en main (la demande des 200 000 en liquide). S’ils n’acceptaient pas, ils pouvaient dire adieu au concert. C.H. pense qu’il ne va pas pouvoir sortir quelque chose. Il s’en veut de ne pas avoir insisté suffisamment pour filmer le contrat et la facture du dessous de table. Je lui réponds qu’à partir du moment où il a vu ces documents, il peut en parler. Il y a bien eu une somme de 200 000 F en liquide de versée. De dire cela et de s’en tenir au fait, ce n’est pas de la diffamation. Les journalistes de presse écrite ne se gênaraient pas pour le publier. Je lui dis qu’en tout cas, ce ne sont pas ces arguments-là qui doivent l’empêcher de fair eun sujet. Je lui dis que par contre, il n’y a pas encore assez de preuves autour de la double billetterie.

14h – bureau de France 2 à Lille

Une dépêche AFP est enfin tombée sur la fameuse tempête de la nuit précédente. La seule information un peu sérieuse, que France Info n’a pas citée du reste, est l’envol du toit d’une tribune du stade de Valenciennes (décidément !). C.H. passe plusieurs coups de téléphone aux autres protagonistes de l’affaire.

L’organisateur de Saint-Quentin et l’imprimeur près de Valenciennes sont absents pour l’après-midi. L’imprimeur de Saint-Quentin accepte de parler. Il dit qu’il a effectivement imprimé les billets pour le concert. Il se montre très surpris par le fait que d’autres billets ont dû être imprimés. Il précise que c’est vraiment exceptionnel. En principe, cela est bien calibré à l’avance.

C.H. contacte le juge d’instruction à Valenciennes, qui refuse poliment de le renseigner. Cela énerve passablement C.H. qui le connaît de vue. Fort de tous ces renseignements, C.H. téléphone à R-N.U. Celui-ci, avec l’accord de C.H., décide de ne rien faire. Je me dis que nous ferons un sujet le jour où la presse écrite sortira l’affaire.

Avant de partir du bureau, je téléphone à un copain journaliste du Parisien qui suit le congrès du parti communiste à Saint-Ouen. Je lui demande si Alain Bocquet a une chance d’être élu secrétaire national. Il me dit que non. Le favori est selon lui Robert Hue.

N.B. : L’histoire de la tempête dans le Nord/Pas-de-Calais, reprise à n’en plus finir par France Info, est révélatrice d’une façon de travailler des correspondants de province ou de l’étranger, que ce soit en télé, en radio ou en presse écrite. Certains ont tendance à grossir les faits pour pouvoir « vendre du sujet » à leurs éditions parisiennes. Il y va même parfois de leur survie, d’autant plus que quelques-uns ont le statut de pigistes. Même les postes de titulaires à l’étranger peuvent être menacés, quand on connaît le coût d’une correspondance pour le journal. Alors il faut vendre du papier pour prouver son utilité. Comme le fait divers ou de société, (dans le genre « la Hollande est bouleversée par… » ou « tous les Anglais pensent que… ») est vendeur, certains peuvent exploiter le filon sans trop de scrupules. Il nous est arrivé, par exemple, de constater sur le terrain qu’un correspondant d’un grand quotidien national aux Pays-Bas avait tendance à « bidonner » certaines affaires ou en tout cas à les grossir excessivement. Mais tel correspondant de radio dans le Nord/Pas-de-Calais, ou de presse écrite d’ailleurs, peut avoir les mêmes réflexes.

Samedi 29 janvier

9h – appartement personnel

C.H. me téléphone pour le fameux reportage sur Alain Bocquet. La nouvelle risque de tomber tard dans la soirée et il a peur d’être pris de court pour le « 20h ». Je lui réponds qu’il peut monter un petit portrait à partir des images d’archives que nous avons récupérées à l’INA. Je propose que nous allions demain dimanche à Marquillies rencontrer ses proches. Je trouve que c’est ridicule d’y aller maintenant à quelques heures de l’élection. C.H. n’est pas d’accord et me répond « l’actu c’est aujourd’hui, et demain, basta, c’est fini, on passe à autre chose ». Il essaie de contacter des camarades d ‘Alain Bocquet pour aller les rencontrer cet après-midi.

14h – bureau de France 2 à Lille

Personne à Marquillies ne veut nous recevoir. C.H. décide de ne pas y aller. Il se débrouillera comme il peut ce soir si Alain Bocquet est désigné secrétaire national.

C.H. me raconte qu’il a reçu ce matin un coup de téléphone d’un journaliste du service éco à Paris à propos d’une dépêche AFP qui est tombée vendredi soir. La direction de Métaleurop a annoncé l’arrêt immédiat de ses colonnes de raffinage du zinc encore en service dans l’usine de Noyelles-Godault. Cette mesure pourrait entraîner à terme la fermeture temporaire, voire définitive, du site. La décision sera prise dans un délai de quinze jours à un mois. C.H. a répondu qu’il était trop tôt pour faire un sujet et qu’il valait mieux attendre la décision définitive. J’ai l’impression que nous ne ferons jamais ce sujet.

[La suite]

 
 

[Gilles Balbastre]