Gilles Balbastre :
Journal d'un J.R.I ou les sherpas de l'info

pp. 63-185 in Alain Accardo (dir.) : Journalistes au quotidien, outils pour une socioanalyse des pratiques journalistiques, Éditions Le Mascaret, 1995. ISBN : 2-904 506-34-9
Transcription pour le MHM : Miguelito Lovelace

 

 

Lundi 20 décembre 1993

18h – bureau de France 2 à Lille.

E.C., chef de service des correspondants régionaux de France 2, nous téléphone à propos d’inondations dans le Nord. Elle lit une dépêche AFP (plutôt alarmiste) qui fait état de la crue importante de plusieurs rivières : « Attention à un deuxième Vaison-la-Romaine. On met en place le plan Orsec. Surveillez ça de près » (grande excitation dans sa voix). Je lui dis que nous allons vérifier cette information et lui fais remarquer la différence de configuration de terrain, à Vaison-la-Romaine et dans le Nord : « C’est plus plat ». La remarque l’énerve. Elle me dit que « Télématin » voudra certainement quelque chose et que le « 13h » du lendemain est déjà preneur d’un sujet.

Elle relit la fin de la dépêche qui précise qu’une réunion d’urgence est fixée à la Sous-préfecture d’Avesnes-sur-Helpe : « Passez la nuit avec eux, s’il le faut ! En plus, la dépêche parle d’un barrage saturé, ça à l’air sérieux. »

Je suis crevé après une journée de reportage sous la pluie et ce genre de sujet ne me passionne plus beaucoup. Je vérifie donc succinctement la nouvelle auprès de mes confrères de France 3 et je transmets la demande de E.C. à C.H : (correspondant régional de France 2 à Lille). Celui-ci se trouve en montage d’un sujet pour le « 20h ». C.H. me dit qu’il n’y a pas de quoi s’affoler : « Je verrais plus tard ».

N.B : une dépêche AFP équivaut pour nos chefs à une quasi-certitude quant à la teneur de l’information. On nous demande rarement de vérifier l’information en question, si ce n’est pour la confirmer. Il nous est très difficile d’atténuer l’importance d’une dépêche. Or il arrive aux journalistes d’agence de presse d’en rajouter parfois un peu. Le fait de remettre en cause une dépêche AFP peut être interprété par un chef de Paris comme une façon de chercher à « tirer au flanc ».

Mardi 21 décembre

7h15 – appartement personnel

C.H. me réveille : « J’ai entendu un sujet sur les inondations à la radio. Ils vont sûrement nous demander quelque chose pour le « 13h », je préfère qu’on parte le plus rapidement possible. Je ne sais pas où, mais je vais au bureau passer des coups de fil. »

8h – bureau de France 2 à Lille.

Après lecture de la presse écrite locale, C.H. a décidé d’aller vers Maubeuge. Il appelle les pompiers de la ville. Sans vraiment confirmer l’importance de la crue, ils font part de leurs multiples interventions.

Un journaliste du service « info géné » de Paris nous téléphone : « Un TGV vient de dérailler dans la Somme, mais il n’y a pas de victimes. » C.H. lui répond après consultation de la carte : « Vous êtes plus près, vous pouvez y aller. C’est nous qui faisons les inondations du côté de Maubeuge. »

8h5

C.H. appelle le service de presse de la SNCF : « Les wagons ne se sont pas couchés ? Il n’y a même pas de blessés ! » Apparemment, cela raffermit son choix de ne pas y aller.

8h30

Départ pour Maubeuge. Dans la voiture nous passons de radio en radio (Europe 1, France Info, Radio France Fréquence Nord) pour collecter de l’information sur les inondations dans notre région. Nous arrivons sur place vers 9h40. C.H. utilise le téléphone de voiture pour contacter les pompiers. Ces derniers nous renseignent vaguement sur leur zone d’intervention. Ils nous précisent qu’ils font une conférence de presse à 11h. Impossible pour nous d’y aller. Nous sommes trop pressés.

Direction la banlieue de Maubeuge, dans une ZI où plusieurs entreprises sont sous les eaux. 160 salariés sont concernés par les dégâts. Je fais quelques images en essayant de privilégier des plans « spectaculaires ». Ce n’est pas trop difficile dans la mesure où les eaux ont envahis une grande partie de cet endroit. Nous interviewons des patrons dont les usines sont touchées par le sinistre. Le directeur d’un entrepôt inondé relativise les dégâts. L’interview ne sera pas retenue : pas assez spectaculaire. En fait, nous attendons des phrases stéréotypées de gens qui doivent normalement être accablés par le malheur. Nous trouvons rapidement de bons « clients » qui répondent à nos questions. A peine une heure plus tard, nous levons le camp, direction Maubeuge, pour faire deux ou trois images de plus.

11h15 – voiture de reportage

Nous retournons sur Lille sans avoir collecté beaucoup d’informations. Nous n’avons pas le temps. Dans la voiture C.H. appelle le présentateur du « 13h ». Ce dernier relativise le côté catastrophique des dépêches et préfère nous demander notre avis (rare, très rare, à tel point que C.H. en fait la remarque). C.H. téléphone à la Préfecture du Nord. Le service de presse nous renvoie à chaque Sous-Préfecture de la région. Le Préfet du Nord et son chef de cabinet ont été remplacés récemment. Depuis, les contacts avec la Préfecture sont difficiles. C.H. y renonce. Nous n’avons toujours pas le temps. Nous nous débrouillerons autrement.

Notre chef nous appelle. Elle nous dégage des inondations pour l’après-midi. C.H. doit faire un avant sujet sur l’affaire Testut. En effet, Bernard Tapie, l’ancien patron de Testut, doit passer le lendemain au tribunal de Béthune. C.H. suit l’affaire depuis le début et il est furieux contre lui-même. Il aurait dû préparer ce sujet la semaine dernière, quand nous avions peu de travail. Une équipe de Paris vient nous remplacer sur le front des inondations. Elle doit assurer un sujet pour le « 20h ». Nous contactons l’équipe : « Passez à Douai. Il y a une cité qui chaque année est envahie par les eaux. Il y a de l’image à faire ».

12h15 – bureau de France 2 à Lille

C.H. n’a qu’une petite demi-heure pour monter le sujet. J’appelle en vain un numéro que m’a transmis le documentaliste de France 3. Je cherche à avoir un peu plus d’informations sur l’étendue des inondations. Ca ne répond pas. C.H. se contentera des dépêches AFP.

Le « 13h » de France 2 ouvre avec le déraillement du TGV. Les sujets sur les inondations passent en second. Idem sur TF1.

14h30 – bureau de France 2

L’équipe de Paris arrive de Douai. Ils ont fait quelques vagues images d’inondation. L’eau a baissé depuis la veille. Il faut aller ailleurs. La Voix du Nord parle d’inondations dans la région de Béthune. La journaliste contacte les pompiers de la ville qui confirment l’information. Départ de l’équipe vers 15h. C.H., quant à lui monte un sujet sur Tapie à partir de reportages d’archives.

18h15 - bureau de France 2

C.H. apprend par « Paris » que le sujet sur Tapie qu’il vient d’envoyer est « trappé » : le « 20h » est plain. Par contre, il a des remarques de la part de notre chef sur le sujet de la veille. Une manifestation contre les expulsions dans le bassin minier : 500 personnes, dont des communistes et des catholiques, ont démuré symboliquement une des nombreuses maisons abandonnées des Houillères. Elles y ont installé un jeune couple à la recherche d’une maison. Parmi ces gens, se trouvait un curé, le père Léon, qui connaît depuis quelques années son petit succès médiatique local. Le sujet de C.H. tourne autour de lui. Il ne dit pas un mot sur la présence du député communiste du coin.

La critique du rédac chef du « 20h », D.H., reprise et approuvée par notre chef E.C., porte sur la première image du sujet. En effet, C.H. a commencé par le père Léon parlant dan un micro, face à des manifestants réunis dans une salle : « Fini les paroles ! il est temps d’agir ! ». Suit un commentaire sur le père Léon, le prêtre des mineurs, etc. Pour D.H., il fallait commencer par l’image qui se trouve plus loin dans la reportage : le père Léon avec une pioche, cassant les briques qui bouchent la porte d’entrée (plus « choc »). Dans les rushes, il y avait aussi les images du député communiste cassant la porte, mais lui, nous n’en parlerons pas. C.H. leur répond, que sans présenter d’abord le père Léon, l’image du coup de pioche ne veut plus rien dire. Le débat est intéressant… pour eux. Sur le bassin minier, de nombreuses familles ont des problèmes de logement et des centaines de logements des Houillères sont murés.

18h30 - bureau de France 2

L’équipe de Paris revient de Béthune avec peu d’images spectaculaires. En effet, les inondations ne sont pas si importantes que cela. La journaliste va faire avec, d’autant plus qu’elle a de bons témoignages (c’est à dire « forts », « émouvants » : par exemple, un petit vieux qui dit que c’était « pire que la dernière guerre »). La journaliste fait remarquer : « On va faire du popu . »

Ouverture commune du « 19-20 » sur France 3, du »20h » de France 2 et de TF1 : le déraillement du TGV puis les inondations dans le Nord et l’Est.

N. B : La critique faite par le rédacteur en chef du « 20h », D.H., sur le choix de la première image du sujet de C.H., est révélatrice d’un tournant éditorial dans les différents journaux de France 2 depuis quelques mois. Nous sommes passés d’une ligne éditoriale ayant tendance à privilégier l’international, les dossiers sociaux et économiques, à une ligne éditoriale mettant en exergue les faits divers ou les affaires crapuleuses, bref à une information qui s’adresse plus à l’affectif qu’à la réflexion. Pour comparer avec la presse écrite, c’est comme si nous étions passés d’une ligne éditoriale proche de Libé, à une ligne éditoriale voisine de France Soir, voire de Détective ou de Point de Vue/Images du Monde. Cependant ce virage éditorial ne dit pas son nom. Des chefs vont polémiquer sur la façon quasi naturelle de faire un reportage. Par exemple pour D.H., il faut toujours commencer un sujet par une image « choc ». Lors d’une réunion à Paris des correspondants de France 2 en région, D.H. avait tenu aux journalistes présents un certain nombre de propos comme : « La première info qui parvient aux téléspectateurs, c’est l’image, c’est pas votre commentaire. Le truc qui compte le plus, c’est l’image forte. Vous faites de l’audiovisuel. » Toujours dans cette réunion, le présentateur du »13h », E.C., renchérissait en disant : « on ne peut pas faire du progressif. Quand on regarde un sujet, si c’est chiant au début, on décroche. Sur 2 ou 3 mn, on a pas le choix. » Et D.H. de conclure : « la chronologie, c’est l’ennemi du journalisme ». Lors de cette réunion, pas une voix ne s’est élevée pour dire que c’était là un choix, et qu’il pouvait se discuter. Ce traitement spectaculaire de l’information est tellement présenté comme normal que les journalistes présents avaient, je pense, tout simplement peur de ne pas être jugés « bons », « doués » ou ayant suffisamment le « don » pour faire ce métier ; d’où une absence de contestation sur le fond du traitement de l’information.

Mercredi 22 décembre

7h15 – bureau de France 2 à Lille

Départ pour Béthune. Bernard tapie est convoqué devant le tribunal par un juge d’instruction. Quelques jours auparavant, l’Assemblée Nationale a levé son immunité parlementaire. Un dispositif est prévu avec France 3 pour ne pas louper l’arrivée de Bernard tapie au Palais e Justice. En effet, l’endroit possède plusieurs entrées. Il existe notamment un tunnel qui relie la gendarmerie au tribunal. Un cameraman, correspondant de France 3, est en place depuis 6h30 du matin. Une seconde équipe de France 3 complète le dispositif (trois caméras en tout pour le service public).

8h – tribunal de grande instance de Béthune

Arrivée à Béthune. Le palais de justice est contrôlé par une dizaine de policiers en uniforme simple. Ils filtrent l’entrée du tribunal et empêchent les journalistes de passer. De nombreux photographes parisiens et locaux (AFP, Reuter, Voix du Nord, Nord Eclair, Parisien Libéré, France Soir, agences nationales, etc.) sont sur place, pour certains depuis la veille. Les grosses agences ont même dépêché plusieurs photographes (quatre pour Reuter, quatre pour l’AFP). Les télés sont également sur les lieux : deux équipes TF1, (dont un rédacteur, C.E., spécialiste des faits divers, présent la veille sur le déraillement du TGV) et un car TF1 de montage-diffusion, deux équipes M6, une équipe Canal+ qui travaille pour un magazine sur les médias, un car de diffusion France 3, un car de montage France 2, un camion de direct TDF. Une multitude de rédacteurs de presse écrite et de radios nationales (RTL, Europe 1, Monte Carlo, France Inter, France Info) et locales sont également sur place.

Tout le monde fait le pied de grue sous la pluie et le froid en spéculant à qui mieux mieux sur l’arrivée de Tapie. A chaque fois qu’un confrère s’adresse à quelqu’un se dirigeant vers le tribunal (avocat ou autre), une meute de journalistes se précipite sur le quidam en question. Sans même savoir qui il est. Histoire de tromper l’ennui et le froid… un des avocats valenciennois de Bernard tapie fait une arrivée remarquée devant une nuée de flashes et de caméras. Beaucoup de photographes et de cameramen gueulent « qui c’est ? », tout en continuant de filmer ou de photographier. On ne sait jamais. L’avocat n’a rien à dire… mais il est visiblement ravi d’être autant entouré.

9h - tribunal de grande instance de Béthune

Un membre du bureau national du MRG vient parader devant les journalistes. Il n’a pas grand chose à dire, mais précise que si Bernard Tapie sort libre, ce dernier parlera aux journalistes. Dans le cas contraire, ce brave homme s’adressera à nous. La suite nous montrera que tout cela relevait sans doute plus de la parade.

9h45 - tribunal de grande instance de Béthune

Nous apprenons, par différentes sources (avocats, RG), que Tapie est à l’intérieur du Palais de justice. Il est apparemment entré par le couloir venant de la gendarmerie. Les journalistes, déçus, maudissent les magistrats. Ils sont à nouveau obligés d’attendre, sans réelle information sur ce qui se passe. Les spéculations vont bon train sur l’éventuelle incarcération de Tapie. Ce qui préoccupe le plus les confrères (photo et télé), c’est l’absence d’image de tapie arrivant au tribunal. On observe alors un repositionnement des photographes et des cameramen aux différentes sorties et entrées possibles.

C.H. contacte notre chef à Paris. Il lui fait part du peu d’infos en sa possession et de l’absence d’image de l’arrivée de Tapie. Mais cela n’est pas grave puisqu’aucune télé (notamment TF1) ne l’a : « Il faut faire l’ambiance, le tribunal bouclé par les forces de l’ordre, les journalistes qui font le pied de grue », nous dit E.C. Je fais remarquer que le « dispositif impressionnant » des forces de l’ordre se résume à une dizaine de policiers en tenue « légère ». E.C. répond : « j’ai entendu ce matin sur les radios que tout le quartier est bouclé par les forces de l’ordre venues en nombre ». (Signalons que c’est tout de même nous qui sommes sur place). Je ferai pourtant les images « choc » que désire notre chef : en resserrant le cadre, on peut créer l’illusion.

Au bistrot du coin, notre homme du MRG est attablé avec un groupe de journalistes.

12h30

C.H. se prépare à faire un direct avec comme unique information la présence de Bernard tapie à l’intérieur du tribunal, présence qui n’est pas encore officiellement confirmée. Pour emplir le temps d’antenne, il faudra que C.H. s’étende sur l’ambiance autour du Palais de Justice. Le journaliste de TF1, C.E. se prépare également à faire un direct. Il en a déjà fait un la veille pour le déraillement du TGV.

13h

C.H. fait son direct vers 13h15. Le journal débute par les inondations puis se poursuit par les conséquences du déraillement du TGV. Le direct sur Tapie contient peu d’info mais beaucoup d’hypothèses sur la suite des évènements : incarcération, perquisition au domicile de Bernard tapie, caution, contrôle judiciaire. Une nouvelle est toutefois tombée peu avant le début du journal : Bernard tapie est mis en examen. Ce qui n’est pas vraiment une surprise.

Le direct de C.E. passe très tôt dans le journal de TF1. Même contenu que celui de C.H. Après le direct, C.H. râle sur le fait qu’il est passé bien tard dans le journal. « C’est quand même l’actu », me dit-il. La technique de France 2 Paris râle parce qu’il avait un retour trop fort dans son oreillette.

Sur toutes les radios nationales, il y a régulièrement un direct, avec à chaque fois différentes suppositions. De nouveau l’attente reprend, sans beaucoup d’infos.

15h

Les rumeurs se font plus insistantes sur une sortie imminente de Tapie. Tous les photographes et les cameramen sont sur les marches du Palais de Justice à attendre, jouant des coudes pour être les mieux placés. Au bout d’un quart d’heure, un des deux avocats de Tapie (celui de Béthune) sort sur les marches. Tous les journalistes présents se précipitent sur lui, dans une mêlée indescriptible. L’avocat fait savoir que Bernard tapie est mis en examen pour abus de biens sociaux et pour complicité. Il rajoute que la rencontre a été courtoise.

Pendant ce temps, Tapie a repris le chemin souterrain de la gendarmerie. S’ensuit un ballet de photographes et de cameramen qui courent dans tous les sens pour essayer de « l’avoir ». Certains réussissent à le filmer ou à le photographier à travers les grilles de la gendarmerie et jubilent… Les autres tirent une sacré gueule parce qu’ils l’ont loupé. Un photographe de La Voix du Nord s’écrie devant les autres, en levant le poing rageusement : « Je l’ai plein cadre ! »

De notre côté, le pool avec France 3 a bien fonctionné : nous avons une « superbe image » de Tapie, sortant à pied de la gendarmerie. C.H. est heureux. Il a crié à tapie à travers les grilles :  «Etes-vous heureux de ne pas être en prison ce soir ? ». C.H. exulte : « Il m’a regardé avec un de ses regards… J’ai été un peu « provoc », mais c’était pour qu’il se retourne. » peu à peu, tous les journalistes s’en vont. C.H. rentre dans le tribunal pour avoir la version des magistrats (juge d’instruction ou procureur). En fait, ils ont tous quitté le Palais de Justice. Seul un journaliste de l’AFP a obtenu le motif de la mise en examen par le Procureur de la République. Dehors, le parvis du Palais de Justice s’est vidé d’un coup.

16h

Retour à Lille pour monter le sujet du « 20h ». La collecte de la journée est mince : une image brève de tapie, quelques images des forces de l’ordre et de journalistes, une image d’un supporter de Tapie avec une pancarte. C.H. téléphone à E.C. Elle nous félicite : « Bravo les cocos pour l’image de Tapie. Bien sûr, C., tu commences par cette image. »

20h – bureau de France 2 à Lille

Les journaux de France 2 et de TF1 ouvrent sur Tapie, puis suivent des reportages sur les inondations. C.H. commence bien sûr son sujet avec l’image de Tapie le fusillant du regard. Il enlève toutefois sa question et couvre l’image du commentaire suivant : « Tapie jette un regard sombre aux journalistes présents, qui lui demandent s’il est content d’être libre » (et non pas s’il est heureux de « ne pas être en prison » comme était formulée sa question, ce qui a provoqué peut-être le regard noir). C.H. reçoit un appel de E.C. Elle nous transmet les félicitations de D.H. pour le travail fourni, mais aussi parce que TF1 n’a pas une image aussi nette de Tapie.

20h30

Il faut partir demain sur les inondations. C.H. me dit qu’il est trop fatigué pour appeler ce soir et que nous verrons demain matin où nous allons. Nous nous demandons ce que nous allons bien dire de nouveau sur le sujet. Il faut éviter de refaire les mêmes choses que les deux jours précédents.

N.B : je signale que le même jour, à Dunkerque, 3000 sidérurgistes de la Sollac ont manifesté pour protester contre un plan social qui prévoit près de 300 suppressions de postes. Seule le journal de France 3 Nord/Pas-de-Calais, (en média télé), a fait état de cette manifestation, mais bien après les reportages sur Tapie et sur les inondations.

Jeudi 23 décembre

7h30 – bureau de France 2 à Lille

Après la lecture de La VDN et après avoir téléphoné aux pompiers de Maubeuge, nous décidons de partir à nouveau dans cette région. D’après le journal, mais aussi d’après nos informations (autres collègues, précédents reportages de nos équipes), des problèmes subsistent dans la vallée de la Sambre autour des villes de Maubeuge, de Haumont et de Jeumont. Une clinique de Maubeuge, par exemple, a été évacuée dans la nuit.

Dans la voiture, nous décidons de traiter des « conséquences économiques » des inondations. En effet de nombreuses entreprises bordent la vallée de la Sambre et sont apparemment touchées par la montée du fleuve. Le journal La Voix du Nord parle d’une verrerie menacée par les eaux. A aucun moment nous ne téléphonons à ces entreprises. Nous décidons aussi d’aller filmer le centre ville de Haumont et de faire des réactions de commerçants. Nous sommes à quelques jours de Noël. La discussion porte un moment sur le fait que les correspondants nordiques de TF1, nos concurrents, ont déjà réalisé un reportage sur Haumont, la veille au « 20h ». Mais nous n’avons plus guère le temps d’hésiter. Alors va pour Haumont. Comme chaque jour, la radio est réglée sur France Info, qui évoque d’importantes évacuations de population dans l’Aisne.

8h45

Le jour se lève à peine quand nous arrivons à la verrerie. Cette usine, qui emploie 1000 personnes, est directement menacée par la Sambre qui la borde. Nous avons un premier contact avec un sous-directeur. Il nous fait part de son inquiétude à propos des deux fourneaux qui servent à fondre le verre. L’eau ne doit pas les toucher. Un important dispositif de surveillance est mis en place. Les pompiers sont venus de tout le département avec du matériel en quantité.

Toutefois, en nous promenant dans l’usine, nous constatons que l’inondation n’est pas très spectaculaire. L’eau est présente un peu partout à l’intérieur de l’usine, mais en petite quantité. Il aurait fallu arriver plus tôt pour filmer le combat que ces hommes ont mené toute la nuit. Il faudrait rester plus longtemps encore pour pouvoir traduire le combat qu’ils continuent à mener. Mais voilà, le temps est compté… Il est déjà 9h30 et il faut aussi aller à Haumont. Je fais quelques images des endroits les plus spectaculaires. Le directeur, qui nous a rejoints, a tendance à minimiser le danger. L’eau s’est stabilisée et il ne pleut plus. Mais l’heure avançant, nous n’avons plus vraiment le temps de chercher à comprendre. Nous faisons vite l’interview du directeur.

9h30 – voiture de reportage

Nous partons sur Haumont, en passant par Maubeuge pour jeter un coup d’œil sur la montée de la Sambre. Rien de sensationnel… Alors direction Haumont. Notre chef E.C. nous téléphone. Elle nous croit dans l’Aisne, à une centaine de km de la région où nous nous trouvons actuellement. Elle nous dit qu’elle à déjà « vendu » le sujet sur les inondations de l’Aisne pour le « 13h ». Elle est obligée d’accepter notre sujet. Il ne nous reste d’ailleurs plus beaucoup de temps pour le terminer.

10h – Centre ville de Haumont

Le centre ville est effectivement sous plus de 1,20m d’eau. L’arrivée d’une équipe de télévision provoque des rumeurs dans la foule : « C’est FR3. Ah non, non, c’est France 2 ! » pour les nombreux spectateurs présents, notre venue donne d’autant plus de poids à l’événement. Pensez donc, une télé nationale ! Nous faisons vite des images de magasins inondés, puis quelques ITW de commerçants. Un ouvrier boulanger, avant même d’entendre la question, répond de façon mécanique comme une leçon apprise (à la télé ?) : « C’est terrible, c’est une catastrophe pour le patron et pour nous ». Des pompiers nous font monter dans leur barque pour faire un petit tour. Nous n’avons guère le temps de nous adresser la parole, alors qu’ils auraient tant de choses à raconter. Ils sont sur le front des inondations depuis plusieurs jours. Nous ne pouvons pas les écouter et nous ne le voulons pas. Je suis là pour faire un maximum d’images dans un minimum de temps.

10h45 – voiture de France 2

C’est le retour sur Lille. Dans la voiture, C.H. téléphone à notre chef. Elle nous prévient que nous n’aurons pas à faire un deuxième reportage pour le « 20h ». En effet, le front des inondations se déplace vers le département de l’Oise. Par contre, E.C. a eu une idée : « je l’ai proposée à D.C. (la correspondante de Strasbourg qui s’occupe des inondations dans l’Est). Ce serait bien de trouver une famille qui a presque tout perdu à deux jours de Noël : les jouets, le sapin. On pourrait faire le portrait de la famille, la réaction des parents, des enfants. » C.H. tergiverse, puis raccroche. Il s’est défilé gentiment : « Cela ne sert à rien de la contredire, il suffit de ne pas le faire », réplique C.H. qui reprend : « On raconterait ça qu’on ne nous croirait pas ! »

Arrivée 11h45 à Lille. C.H. a une heure à peine pour monter le sujet. Il l’envoie peu après 13h. Le reportage passe en retard dans le journal. Le « 13h » débute encore une fois par un sujet sur les inondations dans l’Est (France 2 Strasbourg). Il évoque ensuite les plages polluées de la côte Atlantique, puis diffuse notre sujet qui leur arrive tout juste. Pour justifier notre retard, C.H. raconte à E.C. que nous avons eu des problèmes techniques à cause de France 3.

12h45 – salle de rédaction de France 3

le rédacteur en chef de France 3 Nord/Pas-de-Calais me fait part d’une note de la Préfecture du Pas-de-Calais qui signale des centaines de sachets de pesticide sur les côtes du département. Ces paquets proviennent certainement d’un cargo, qui a perdu des conteneurs lors d’une tempête quinze jours auparavant. Des milliers de sacs avaient déjà été retrouvés sur les plages normandes. Les journaux télévisés en avaient alors abondamment parlé.

13h30 – bureau de France 2 à Lille

C.H. téléphone à E.C. pour lui signaler la nouvelle : « Pour le moment, vous ne faîtes rien ! On a déjà donné… A moins qu’un enfant mange un des sachets. Autrement on laisse. » Parfois, il vaudrait mieux être sourd…

17h - bureau de France 2 à Lille

O.E., journaliste pigiste, remplace C.H. pour la durée des vacances de Noël. Nous partons avec un preneur de son, faire un reportage sur une messe de Noël en « chti ». La manifestation a été annoncée par une dépêche AFP car c’est une grande première. Bien sûr, « Paris » nous a prévenus que cela intéressait la rédaction. Ca tombe bien, car nous avons eu le même idée. C’est le genre de sujets qui plaît bien aux parisiens. Et nous le savons.

La messe a lieu dans une église du quartier populaire de Lille. Nous n’avons pas pu préparer le reportage. En effet, il est préférable de faire un repérage des lieux à l’avance pour prévenir les problèmes de son, de placement de caméra, mais aussi pour prendre contact avec les organisateurs. Nous allons débarquer dans l’église sans même les avoir prévenus. Heureusement, nous apprenons que la « production » de France 3 à prévu un enregistrement à quatre caméras.

La messe en chti est un événement médiatique. TF1 est sur place. M6 arrivera un peu plus tard, avec les radios : Europe 1, RTL, Radio France Fréquence Nord. La présence de tous ces médias nous rend le travail difficile. Nous obtenons (uniquement France 2) la possibilité de repiquer des images de l’enregistrement effectué par France 3. Nous nous contentons donc de faire quelques prises de vue et des interviews à la fin de la messe. Retour au bureau à 21h30. Le sujet est monté le lendemain par O.E. et passe au « 20h » du 25 décembre. Nous recevrons les félicitations de nos chefs enthousiastes : 1 mn 55 pour une messe en chti !

N.B : La manière de traiter les inondations dans la région depuis deux jours est révélatrice de notre façon de travailler. Il est clair que des trois moyens d’informer, l’écrit, la radio et la télévision, le média télé est le plus contraignant techniquement. Il est nécessaire pour nous de revenir sans cesse dans nos studios, parfois distants de plusieurs dizaines ou centaines de kilomètres du lieu du reportage, pour pouvoir monter les images et diffuser le sujet à Paris. Un journaliste de presse écrite ou de radio peut envoyer son papier ou son « bob » par téléphone depuis le lieu où il se trouve. Il nous arrive bien souvent de ne disposer que d’une heure pour faire le reportage, (c’est à dire : collecter l’information, trouver des séquences représentatives à filmer, faire des interviews), d’une petite demi-heure pour pouvoir monter un sujet, alors que nous avons passé plus de deux heures en voiture. C’est alors que se pose la question de la course effrénée aux éditions. Nous avons dû par exemple ces deux derniers jours, fournir le « 13h » à chaque fois. Lors d’un gros fait divers, il nous arrive bien souvent de travailler aussi pour le « 20h ». C’est ainsi que l’on peut faire deux allers retours dans la journée, soit plus de quatre à cinq heures de voiture. Ainsi le reportage se fait bien souvent dans la précipitation, au détriment de la collecte de l’information et de la réflexion, même si a priori ce genre de reportage ne demande pas vraiment de se creuser la tête. Et cela pose d’autant plus de questions que c’est fréquemment ce genre de sujet traité « à la va vite » qui sert d’ouverture aux journaux télévisés. Ce qui veut dire que pour traiter correctement l’information en télévision, il faut des moyens et des équipes afin de disposer, au bout de la chaîne, de davantage de temps.

Du vendredi 24 décembre au dimanche 2 janvier, C.H. et moi sommes de repos. O.E., la remplaçante, m’a donc raconté le déroulement des journées.

Vendredi 24 décembre

10h30 – bureau de France 2 à Lille

E.C. appelle en urgence le bureau : « On est à poil sur les sachets de pesticide (voir la découverte la veille de sachets de pesticide sur les plages du Pas-De-Calais). Tout le monde tartine dessus. Tricote-moi quelque chose avec les images de France 3 », (France 3 a diffusé la veille au journal de 19h10, un reportage sur cette pollution). Du coup, O.E. reprend les rushes de France 3. En effet, il existe un accord tacite d’échange de rushes de reportage, entre notre bureau et la rédaction régionale. Il est arrivé plus d’une fois que l’on « sauve des coups » à France 3 et réciproquement. O.E. « tricote » effectivement un sujet de 1 mn 30 pour le « 13h ». L’après-midi, elle monte le sujet de la messe en chti.

Samedi 25 décembre

11h30 – appartement personnel de O.E.

H.N., rédactrice en chef pendant le week-end de Noël, appelle O.E. sur son opérator. Elle veut « une belle histoire de Noël autour des inondations, et plus particulièrement vers Charleville-Mézières ». O.E. fait remarquer que Lille est à plus de trois heures de route et qu’il fait nuit à cinq heures, ce qui n’est pas pratique pour filmer des extérieurs. Pour ne pas jouer les « bras cassés », elle se renseigne tout de même un peu partout pour voir si il n’y a rien à filmer « qui fasse Noël » dans la région. En désespoir de cause, elle contacte nos confrères de France 3. une équipe a passé la nuit de Noël avec les pompiers de Jeumont. H.N. n’est pas d’accord pour passer tel quel le reportage de France 3 Nord-Pas-de-Calais, au journal de 20h. Elle demande donc à O.E. de remonter ce sujet qui fera 2 mn.

Dimanche 26, lundi 27, mardi 28, mercredi 29 décembre

Il ne se passe rien, pour nos chefs, de bien important dans la région. Il y a ailleurs en France, des inondations et des rejets sur les plages, bien plus intéressants.

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[Gilles Balbastre]