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  Gilles Balbastre 

Gilles Balbastre

Alain Accardo

     
EDGAR ROSKIS
Misère du journalisme.
 
 

Le Monde Diplomatique, janvier 1999.
    
    

  
 

PIGISTES TAILLABLES ET CORVÉABLES À MERCI.

Tous ceux - et pas seulement les journalistes - qui vivent leur emploi sur le mode de la précarité se reconnaîtront dans Journalistes précaires (1). De fait, ce livre aurait pu tout aussi bien s'appeler « La Misère d'un monde », d'un monde particulier choisi comme lieu des pratiques d'une société où la parole donnée, voire les contrats écrits, n'ont plus de valeur, soumis qu'ils sont au bon vouloir de petits chefs, de caporaux qui, compétents ou non, hissés à leur grade par la volonté ou la grâce d'on ne sait qui ni pourquoi, répercutant les souhaits supposés de leurs patrons suprêmes, décident au jour le jour de la valeur d'usage, et donc d'échange, de telle ou telle pige, d'un travail, et par voie de conséquence du sort social, économique, psychologique de son auteur (2).

Des dix-sept entretiens consignés, on retiendra l'incroyable cynisme avec lequel cette catégorie de journalistes, « chômeurs en pointillé » de moins en moins protégés, est traitée. Les termes de frustration, mépris, double jeu, jungle, conformisme, lâcheté, le sentiment d'illusions perdues y reviennent en permanence. Mais les pigistes interrogés ici, si bas soient-ils dans l'estime de leur milieu, quelque médiocres que soient leurs finances, semblent assumer leur condition, quand ils ne la revendiquent pas au nom de la liberté, de l'indépendance ou du libre-arbitre (même si, de fait, ils ne l'ont pas choisie).

C'est que ces prolétaires-là ne produisent pas de biens matériels, mais travaillent dans ce qu'il est convenu d'appeler le champ de la production symbolique, culturelle, intellectuelle. Dans ce champ, la substitution de la création à la routine peut facilement faire illusion, et transformer par simple vue de l'esprit une dévalorisation réelle en une valorisation fantasmée. Donc un régime, terrible, d' « auto-exploitation », pour suivre la terminologie d'Alain Accardo.

La richesse des entretiens, qui forment le corps du livre, est extraordinaire. Ils sont méticuleusement poussés à bout par les différents questionneurs, jusque dans les moindres recoins de la contradiction individuelle et sociale. A travers des situations qui peuvent sembler de prime abord particulières, ils offrent en vérité un prisme de ce qu'on pourrait appeler la condition contemporaine universelle. Il s'en dégage, de plus, une troisième misère qui, même si elle n'est pas explicitement nommée, pourrait s'appeler misère de production : outre de leur propre paupérisation, les interviewés se plaignent de l'appauvrissement et de la dégénérescence du produit, journalistique en l'occurrence, mais on pourrait en citer d'autres, induits par les conditions précaires de sa fabrication. « Le journalisme aujourd'hui, c'est dans 90 % des cas du recopiage », dit Pascal, tandis que Gilles Balbastre montre une fois de plus à quel point le journal télévisé ne promène ses spectateurs et ses producteurs - faute de temps et d'argent, dira-t-on, mais surtout faute de conscience citoyenne - qu'à la surface des choses.

 

(1) Journalistes précaires, par Alain Accardo, entretiens menés par Georges Abou, Gilles Balbastre, Patrick Balbastre, Stéphane Binhas, Christophe Dabitch, Annick Puerto, Hélène Roudie et Joelle Stechel. Editions Le Mascaret, Bordeaux, 1998, 411 pages, 130 F.

(2) La pratique courante veut que la pige ne soit rémunérée que trente jours fin de mois après parution ou diffusion, donc après un minimum de soixante, voire cent vingt jours entre l'exécution du travail et son paiement, comme si le journaliste n'était qu'un fournisseur. Pis, sa parution ou diffusion est souvent la condition de son paiement, comme si, note Alain Accardo, un client refusait de payer à son boucher un gigot sous prétexte qu'il ne l'a pas, ou pas encore, consommé.
    

 
  

   
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