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Déserteurs du productivisme
PHILIPPE LAFOSSE, Le Monde Diplomatique, octobre 2003.

  

PIERRE CARLES, dans un hall de l'université d'été du Mouvement des entreprises de France (Medef), alpague un Claude Allègre jovial, lui montre la cassette d'un film nommé Danger travail « autour de la question du refus du travail, des gens qui ne veulent plus aller travailler dans cette société », et lui demande ce qu'il en pense. « C'est idiot », lui lance l'ancien ministre de l'éducation nationale. « Ah bon ?... » « Totalement », lâche encore son interlocuteur avant de couper court à l'entretien et de s'éloigner.

Cet épisode qui précède le générique condense la structure et le principe de l'ensemble du film : on y découvre le champ et le hors-champ qui le critique et le met à mal. Le champ, c'est ce que nous voyons quand nous regardons la télévision : une question posée à une personnalité dans un hall quelconque ; la personnalité s'arrête, satisfaite qu'on l'interroge et, sûre de la connivence entre gens du même monde, s'apprête peut-être à faire un bon mot. Le hors-champ, c'est ce à quoi renvoie la fuite et la réaction lapidaire de Claude Allègre. Le montage invisible de ce plan suggère que, si les médias réussissent à ce qu'on s'attarde devant leurs caméras, c'est qu'ils posent des questions convenues. Attention danger travail appartient au hors-champ, à ce que la doxa maintient dans l'invisible. Le projet politique et cinématographique est posé.

Le film se déroule ensuite suivant une mécanique simple et efficace. Les discours sur le travail, illustrés par politiciens et patrons, ponctuent un film constitué par des entretiens avec des chômeurs et des chômeuses refusant une société vouée au culte de la productivité, entretiens que complètent des extraits de films, de reportages, voire de publicités.

Le sens du film vient de la confrontation de ces documents épars. Les images tournées à l'intérieur d'une entreprise de vente de pizzas, une société de télémarketing ou dans une usine montrent le travail « dégradant et dégradé » ; elles témoignent de la pertinence des propos tenus par les « déserteurs du marché de l'emploi », « rescapés de la guerre économique », filmés là où ils ont déserté, parfois devant une affiche, comme P., l'Espagnol, avec derrière lui ces mots : « No queremos trabajar, queremos... »/« Nous ne voulons pas travailler, nous voulons... ».

Toutes ces images répliquent à la langue officielle qui chante les louanges du travail quel qu'il soit, à tout prix ; elles apportent un démenti sans appel - et non sans humour - aux déclarations d'un premier ministre, mais aussi d'un Ernest-Antoine Sellière ou d'un Philippe Douste-Blazy - auquel on se doit d'accorder une mention spéciale tant il paraît ridicule en offrant à la question rituelle de Pierre Carles cette répartie d'anthologie : « La chose la plus importante dans la vie, c'est la liberté, l'égalité, la fraternité, ce sont les trois devises de la République »...

Ainsi, aux efforts démesurés, crispés et pathétiques de prétendus responsables pour assurer que le travail est l'existence sociale, le bonheur et l'équilibre, répondent la courtoisie, le sourire, l'altruisme, la tranquillité et la plénitude subversive de chômeurs qui ont « choisi de ruser » et de s'en sortir « avec le système D », et qui, s'ils ne cachent pas les conséquences - financières notamment - de leur choix, sont indéniablement heureux et n'ont nul besoin de le répéter à l'envi pour s'en convaincre.

Le film de Pierre Carles, Christophe Coello et Stéphane Goxe n'est en rien un appel au chacun pour soi, voire au parasitisme. Bon nombre de ceux et celles qui refusent « la peur qui mutile » et le conditionnement de l'économie libérale s'investissent pour eux-mêmes et les autres, au nom d'autres richesses. Leur engagement laisse loin derrière les robots, pour qui la citoyenneté se limite à réciter une devise républicaine.

Les trois précédents longs métrages de Pierre Carles n'ont pas été achetés par les chaînes de télévision. Celui-ci ne le sera vraisemblablement pas non plus.