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Annie Gonzalez, Interview
In Chanvre global, journal édité par la Fédération des Circ, BP 3043, 69605 Villeurbanne Cedex, septembre 2003.

  

C'est au début des années 80 sur Antenne 2 que Pierre Carles s'est fait remarquer dans la distrayante émission de Bernard Rapp, L'Assiette anglaise. Puis il y eut quelques mémorables reportages Strip tease. Mais c'est avec Pas vu pas pris qu'il s'est définitivement fait griller auprès du PAF (Paysage audiovisuel français).
Notre rédaction l'a rencontré, mais c'est à l'une de ses associées, elle-même productrice, que l'animal a préféré laisser la parole pour C-P Productions…

Chanvre Global : Tout d’abord comment te définis-tu ? Tu es productrice. Quel parcours as-tu suivi ? Écoles, médias... ?

Annie Gonzalez : Oui, c'est ma fonction dans l'organisation que nous avons mis en place ensemble avec Pierre Carles et les 15 autres associés ! En fait au départ j'ai commencé (enfin le début de cette activité) a commencé par l'écriture et la réalisation de films et vidéos. J'ai une formation plutôt littéraire et artistique, Universités et Beaux-Arts, pas de grandes école de commerce ou de droit. J'ai réalisé mon premier film de fiction, comme un miracle, avec des moyens obtenus sur scénario, sans que je sache vraiment en quoi consistait la production de films. J’ai alors rencontré des producteurTRICEs, et l'expérience très violente a finalement été bénéfique puisque j'ai, à l'issue de la réalisation de ce premier film pour lequel je me suis retrouvée aussi à effectuer toutes les démarches de prod, décidé de monter ma propre société, Le Jour/La Nuit Productions. Je l’avais conçue comme un outil de travail plutôt que comme un centre de « profit ». C'est à dire qu'en gros tous les moyens réunis pour les projets étaient mis sur les films (peu de frais fixes, etc.). Ce démarrage atypique m'a permis de m’entendre avec des auteurs dont j'ai produit des films qui leur ont permis d'être visibles. Je me suis enrichie sans gagner d'argent, et ce qui me passionne ce n’est pas de gérer la production, mais de rendre possible du contenu, de le partager avec les réalisateurs, et ensuite le public. J’ai trouvé une économie qui a permis la réalisation d'une dizaine de courts et moyens métrages, tous primés en festivals en France et à l'étranger, de produire un premier long métrage : Un été sans histoire(s) de Philippe Harel, un volet d'une série de documentaires de création ambitieux de Viswanadhan, Air/Vâyu de la série Eléments, et quelques unes de mes propres réalisations.

CG : Il existe quelques sociétés de production indépendantes, pourquoi en avoir créé une de plus ?

AG : Lorsque j'ai rencontré Pierre Carles, il avait pratiquement fini son premier long-métrage Pas vu pas pris, mais il ne trouvait ni producteurTRICE, ni distributeurTRICE, et malgré le soutien de multiples associations qui voulaient faire connaître ce travail de critique des médias, aucunE « partenaire » professionnelLE, ne semblait vouloir courir le risque d'une telle aventure : faire aboutir une réflexion drôle, originale et surtout politiquement dérangeante. Moi j'ai trouvé ça amusant, et à vrai dire peut-être que comme j'étais beaucoup, beaucoup, vraiment beaucoup moins en connivence que d'autres avec les financeuses principales du cinéma français — les chaînes de TV — j'ai proposé au départ de « filer un coup de main ». Et comme le film était bien avancé, il m’a semblé plus logique que Pierre Carles monte sa propre structure, ce n’était vraiment pas le plus difficile, je crois qu’à ce moment-là il a pensé que c’était une façon de me défiler, mais nous l’avons créée cette société vraiment indépendante. Pour un seul film, nous en sommes au quatrième, et bientôt d’autres.

Visiblement il était nécessaire de créer cette société, pour produire ces films qui dérangent toujours autant le « milieu », mais qui heureusement, et c’est pour cela que nous arrivons à continuer, amusent et agitent la pensée des spectateurTRICEs. Plus sérieusement, il faut quand même rappeler que ces films font une moyenne de plus de 100 000 entrées France. C’est un chiffre remarquable pour du documentaire — supérieur à certaines fictions aussi — mais chiffre, et c’est un cas unique, qui ne convainc aucune chaîne de télévision française d’en acquérir les droits de diffusion pour les présenter à un public plus large. Serait-ce ce que l’on appelle communément un échec en terme de production ?

CG : Comment choisissez-vous les sujets ? Comment C-P Productions évolue-t-elle à présent ?

C-P Productions s’est pensée au départ autour du travail de Pierre Carles, Pas vu pas pris, La sociologie est un sport de combat, Enfin pris ?.  Maintenant avec Danger Travail, co-réalisation de Carles, Coello et Goxe, et bientôt Volem rien foutre al païs des mêmes, nous nous ouvrons à d’autres auteurs. Mais C-P, c’est surtout une façon de travailler commune, ouverte, collective, où les habituelles frictions d’ego producteurTRICEs/réalisateurTRICEs n’ont pas lieu d’être, car nous avons vraiment autre chose à faire.

Bien sûr, je produis, les réalisateurTRICEs réalisent. Mais nous réfléchissons aussi ensemble, toutes les idées sont bonnes à étudier, et nos compétences individuelles font avancer les projets. Il ne faut pas oublier que la notion d’œuvre collective s’applique au cinéma.

Cette façon d’envisager la production et la réalisation de films, notre fragile autonomie économique, l’indépendance que nous réclamons, et, aussi, le manque de « puissance » financière, tout cela fait que seuls des projets cohérents avec cette réalité peuvent avoir leur place à C-P Productions. C’est une sorte de sélection, de « label ».

Ainsi nous voulons produire le troisième long métrage de Thomas Bardinet (Le cri de tarzan, Les Ames câlines), une fiction, dont l’enjeu artistique correspond à cette façon de voir les choses. Une comédie familiale qui en surprendra plus d’un.

Mais pour le moment il nous est difficile de produire plusieurs films en même temps. L’ouverture de C-P Productions devrait se faire par le biais de la distribution. Nous sommes en train « d’intégrer un secteur distribution », dont l’objectif original est de rendre visible au cinéma, qui pour moi reste encore pour quelque temps un espace de liberté, des films qui ne l’ont pas été, ou difficilement, et des films qui rendent visibles d’une façon peu habituelle des réalités pas ou mal connues.

CG : C-P Productions font-elles parti de ces médias dits « alternatifs », « indépendants » ?

AG : Oui et non. Ou oui et pas seulement. Oui vous voyez ce que nous faisons et comment… Mais nous sommes aussi, une société commerciale tout ce qu’il y a de plus classique, une SARL, qui travaille avec et grâce à des institutions qu’on ne qualifie pas généralement d’alternatives. Sauf que les distributeurTRICEs et les exploitantEs indépendantEs, c’est à dire économiquement indépendantEs des grands groupes se font de plus en plus rares, les associations de soutien du cinéma d’art et d’essai (ACID, AFCAE, GNCR, etc.) ont du mal face aux circuits à montrer d’« autres choses », sauf que les réalisateurTRICEs indépendantEs d’esprit ont du mal à présenter leurs films à des publics larges.

CG : Quelle est la place de ces « nouveaux » médias, au regard du formidable rouleau compresseur que représentent les autres, institutionnels ; de la place qu’ils prennent et de l'influence qu’ils peuvent avoir sur l’opinion publique ?

AG : « Je pense que l’avenir est du côté des niches bizarrement, c’est à dire de ces petits endroits où on peut survivre et faire passer des choses. Alors pourquoi c’est important ? Parce que, moi je crois, tant que quelque chose qui ne devrait pas être dit peut encore être dit quelque part, c’est important parce qu’il y a quelqu’un qui l’entendra et puis ça ressortira dix ans après. Une part très importante de ce que nous faisons quand on écrit, quand on travaille, n’aurait aucun sens si on ne croyait pas à ça. (...) C’est pour ça que moi je ne veux pas faire le prophète exemplaire, quand je dis je fais des trucs pour les jeunes, je pense que ma fonction principale c’est de leur faire voir qu’on peut encore faire des trucs, quoi, et que leurs folies d’ados ne sont pas absurdes, que même à mon âge avancé j’ai encore des folies d’ados. » Pierre Bourdieu in Enfin pris.

CG : Comment votre travail est-il perçu chez vos collègues ? On entend souvent le vieux refrain de l'aigreur, une réaction corporatiste visant à démolir le travail des « dissidentEs ». Cela revient régulièrement quand on évoque « le cas Pierre Carles ». Qu'en penses-tu ?

AG : Chez les « collègues » le point de vue est plutôt bienveillant et étonné (comment font-ils) chez les autres, il faut leur demander. Mais je remarque plusieurs choses, qui ont aussi des conséquences sur la production.

Pierre Carles, pour la critique n’est pas un cinéaste. C’est toujours, au mieux, un impertinent, au pire, un réalisateur de « snuff movies », etc. Très rares sont les articles qui osent prendre les choses d’un peu plus près ou d’un peu plus loin, de prendre le temps de voir les films. Ce n’est pas à moi de faire cette réflexion, mais je pense que les films de Pierre sont réellement d’une écriture originale, il a un point de vue, un humour, un talent de la transgression, un art du montage et du récit, loin des sentiers battus, une capacité à bidouiller l’image pour qu’elle nous fasse réfléchir, qui en font un cinéaste unique. Il est étonnant qu’avec Enfin pris ? certains n’aient vu qu’une charge pleine de rancœur personnelle, contre Schneidermann, alors que ce film est vraiment plus essentiel puisqu’il aborde ce qui devrait concerner tous ceux qui se targuent d’entreprendre une démarche réflexive. Ce film sur la désillusion — comment et pourquoi nous perdons une part de nous mêmes et de nos ambitieux rêves d’enfance — est aussi une réflexion originale sur le pouvoir, le décryptage de nos faiblesses, là où justement la grande illusion, le désir de puissance peut submerger chacun d’entre nous.

Ces derniers mois, sur la vague de Être et avoir, sont sortis de nombreux dossiers journalistiques autour du « renouveau du documentaire », dans des publications spécialisées et des publications généralistes — Les Cahiers du cinéma, Les Inrocks, Libération, Le Monde,… — aucun ne cite les films de Pierre Carles. Bon, il n’est pas illégitime que les choix se fassent de façon subjective, mais certains articles comportant des tableaux chiffrés, ont par contre été objectivement tronqués, puisqu’ils évitaient de classer (et en bonne place) les films produits par C-P Productions, et du coup ceux distribués par Cara M (rare distributeur indépendant)

Ce problème de visibilité (« vous faites un travail tellement atypique ») fait aussi que les décideurSEs — la dizaine de personnes qui décident du cinéma du français — n’ont pas de mal à ne pas s’engager : « de toutes façons vous le ferez quand même votre film », me répond-on sans gêne. Et puis il est vrai que « ce ne sont pas des sujets qui peuvent intéresser le grand public. »

CG : S’il y a peu de chance pour que vos documentaires soient diffusés sur les chaînes nationales, pensez-vous cependant qu’ils puissent avoir un impact ?

AG : Moi j’aimerais bien par exemple, que par hasard, quelqu’un, un soir, en allumant sa télé, puisse tomber sur La sociologie est un sport de combat, et fasse ainsi la connaissance de Pierre Bourdieu, qui n’est pas le plus obscur des penseurs contemporains. Mais le service public n’a pas ce désir.

Et que répondre à votre question quand on sait qu’un point d’audience représente 533 000 téléspectateurTRICEs ? Nous en sommes loin. Mais nous avons l’impression d’être proches des gens qui suivent notre travail. Peu de réalisateurTRICEs, encore moins de producteurTRICEs, ont un contact aussi direct avec le public : nous recevons beaucoup de signes plutôt vivifiants des spectateurs, les débats nombreux auxquels participent Pierre mais aussi d’autres collaborateurTRICEs (les monteurSEs, moi-même), les courriers et appels téléphoniques, le soutien des « clientEs » de nos éditions vidéo, sont autant d’éléments d’échange qui permettent de nourrir notre réflexion et de croire que tout ne tombe pas dans l’oreille des sourdEs. Alors évidemment nos films ont un impact relatif, mais proportionnellement au nombre de spectateurTRICEs qu’ils réunissent, ils ont un « taux de satisfaction » très élevé, et ils servent en tous cas de référence pour ceux qui veulent réellement faire l’effort de débattre.