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Le journal qui mord et fuit...  

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dossier

LA PIRE DES CENSURES
Les vautours de
Reporters sans frontières

L’association Reporters sans frontières (RSF) compte au nombre des outils qui servent à camoufler la peste médiatique en bienfait universel. Créé en 1985 pour « révolutionner l’univers du journalisme » 4, RSF s’est transformé en entreprise de publicité et de communication événementielle à mesure que son patron, Robert Ménard, succombait aux vertiges du trotsko-reniement mondain. Entre critique de la presse et glorification du journaliste, il a vite tranché : « Nous avons besoin du soutien consensuel de la profession, tandis que la réflexion sur le métier de journaliste prête, par définition, à la polémique. Comment, par exemple, organiser un débat sur la concentration des organes de presse et demander ensuite à Havas ou à Hachette de sponsoriser un événement ? » Réponse ? En s’abstenant d’organiser un tel débat : « Notre ligne est d’être le moins politique possible, de nous situer exclusivement sur un créneau “droits de l’homme”. » Avec un produit-phare : la « liberté de la presse ». RSF s’est donc spécialisé dans l’usinage médiatique de martyrs. « Notre raisonnement est le suivant : tuer un journaliste, c’est aller contre la liberté d’expression qui profite à tous. C’est imposer à tous le silence » — une logique lumineuse qui conduirait à affirmer : « Tuer un électricien, c’est imposer à tous les ténèbres. »

  RSF part d’un principe courant dans la profession : « Il n’y a pas de liberté sans liberté de la presse » car « la démocratie n’existe pas tant que les médias sont censurés ». Or, pour Ménard, la censure ne pouvant provenir que des États, des mafias ou des guérillas, marché rime avec liberté. Les groupes de communication ont applaudi le raisonnement. Le milliardaire François Pinault, via la Fnac qu’il possède (tout comme il possède l’hebdomadaire Le Point, le mensuel nul de Karl Zéro et une partie du QVM), finance les albums photo dont Reporters sans frontières tire ses revenus. Leur diffusion est offerte par le marchand de missiles Lagardère, via les NMPP qu’il contrôle. Le cœur léger, Pinault s’est également associé à RSF pour organiser la première « cybermanif » (03.05.00), dont Ménard a résumé l’approche « citoyenne » : « Le plus grand nombre d’internautes possible devaient se connecter au site de la FNAC. »

François Pinault

Reporters sans frontières peut aussi, au nom du contre-pouvoir, encaisser les subventions que lui attribue la Commission européenne — jusqu’à 70 % du budget de l’association au milieu des années 1990.

Karl Zéro

  Avec RSF, les seules « frontières » de la « liberté de la presse » resteront pour longtemps les censures de l’argent. Le Quotidien vespéral des marchés et L’Écho des start-up ESU (encore connu sous le nom de Libération) glapissent lorsqu’un reporter se fait arracher sa carte American Express par un gavroche famélique du Tatarstan. Mais ils se taisent et ils se courbent quand Pinault, Messier ou Riboud achètent les faveurs des journalistes (lire PLPL, nos 1 à 4). Robert est heureux : « Depuis la naissance de Reporters sans frontières, en 1985, la liberté de la presse a considérablement progressé. […] En France, la presse est non seulement plus libre, mais aussi plus impertinente. » Quelques années auparavant, Ted Turner, patron multimilliardaire de CNN, avait dressé le même constat béat : « Depuis la création de CNN, la guerre froide a cessé, les conflits en Amérique centrale ont pris fin, c’est la paix en Afrique du Sud alors que la situation semblait désespérée, ils essaient de faire la paix au Moyen Orient et en Irlande du Nord. Les gens voient bien que c’est idiot de faire la guerre. Personne ne veut passer pour un idiot. Avec CNN, l’info circule dans le monde entier. Personne ne veut avoir l’air d’un débile. Donc ils font la paix car, ça, c’est intelligent. » (Documentaire « La planète CNN », Arte)

  La médaille (dorée) a son revers (sanglant) : quand l’Occident, donc la Liberté, bombarde et tue des journalistes, RSF préfère regarder ailleurs, plus doué pour compter ses euros que les cadavres de « nos » ennemis. C’est ce qui semble s’être passé en avril 1999 : l’aviation atlantique avait bombardé le site de la radio-télévision serbe, tuant seize personnes. Au nombre des victimes, plusieurs journalistes ou assimilés. Cependant, au printemps 2000, quand RSF publia son célèbre rapport annuel sur le nombre des journalistes tués pendant les douze mois précédents, l’organisation « oublia » de compter ces victimes-là. L’eut-elle fait, elle aurait dû reconnaître qu’en 1999 le principal assassin de journalistes avait été… l’OTAN 5.

Les tribulations déontologiques
de l’adjudant Ménard

  

   
« Je suis autoritaire. […] Je ne sais pas discuter et j’aime décider seul. 6 » Ancien membre de la Ligue communiste révolutionnaire comme son ami Edwy Plenel, Robert Ménard – que ses esclaves de RSF surnomment « l’adjudant Ménard » – illustre le tournant pris dans les années 1980 par ces contestataires aux dents longues, passés de l’engagement critique et politique aux préoccupations « déontologiques » et « morales ».

  Deux activités remplissent l’existence de l’adjudant Ménard : parader dans les médias pour délivrer des certificats de « liberté de la presse », et saturer les lignes de ses confrères pour attirer leur attention sur le dernier « coup » de Reporters sans frontières. La frénésie téléphonique de Ménard est telle qu’à l’approche du 3 mai, date de la journée mondiale de la liberté de la presse de marché, les journalistes, harassés, se refilent le combiné en chuchotant : « MCM ! MCM ! » [« Merde, c’est Ménard ! », ndlr]. « Notre seule force, c’est notre poids dans les médias », rétorque le directeur de RSF. « La médiatisation de notre action n’est pas un supplément d’âme, c’est notre raison d’être. »

  L’adjudant Ménard a théorisé la guérilla médiatique : « Il faut savoir utiliser les techniques d’aujourd’hui : la publicité, le marketing. » Et surtout, savoir transmuer la censure en cirage : « Il m’est arrivé, en tant que directeur de l’association, de demander à des journalistes de ne pas trop parler de tel ou tel dérapage de tel ou tel confrère que nous défendons… La plupart des journalistes tiendront compte de mes remarques. »
   

  

Robert ménard« Déontologie » oblige, l’adjudant Ménard s’indigne parfois contre des « confrères » qui ne sont « pas à la hauteur de leur mission » : « Nous veillons, depuis, c’est vrai, trop peu de temps, à ne pas en faire des parangons de vertu quand nous savons que certains sont eux-mêmes corrompus et peu respectueux d’un minimum de déontologie. » De qui s’agit-il ? D’Yves Messarovitch (L’Expansion) qui fourbit à langue nue le piano du patron multimilliardaire Bernard Arnault ? De Christine Mital (Le Nouvel Observateur) qui reprise les phrases trouées de Messier et rédige son livre (lire PLPL n° 2-3) ? Que nenni ! Ces journalistes corrompus, l’adjudant Ménard les a détecté « au Cameroun » et « en Côte d’Ivoire par exemple, [où] toutes les grandes entreprises disposent d’un “budget communication” très particulier, destiné à payer les journalistes pour la parution ou la non parution d’un article ». À ces indigènes ignorants, l’adjudant Ménard compte prodiguer les principes élémentaires de déontologie forgés par les parrains célèbres de Reporter sans Frontières : Christine Ockrent, reine des plagiats et impératrice des « ménages » 7 ; PPDA, sa fausse interview et ses bébés ramenés d’Irak dans des couffins : « Reporters sans frontières a toujours pu compter sur lui, note Ménard, et je ne vois pas pourquoi nous devrions nous fâcher. »

  

 

4. Sauf mention contraire, les citations de ce chapitre sont tirées de Robert Ménard, Ces journalistes que l’on veut faire taire, Albin Michel, 2001
5. Les trois journalistes chinois tués par l’OTAN lors du bombardement prétendument accidentel, en mai 1999, de l’ambassade de Chine seront, eux, comptabilisés par RSF.
6. Les citations en italique de cet encadré sont extraites du livre de Robert Ménard, Ces journalistes que l’on veut faire taire, Albin Michel, 2001.
7. L’un des plus lucratifs pour Christine fut le grand débat « Emballage et environnement en Europe », qu’elle anima pour le compte de Péchiney, BSN-Emballage et Carrefour (lire Le Canard Enchaîné, 9 avril 1997).