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Le journal qui mord et fuit...  

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Les misérables

(2) La grande récupération

Les publicitaires vendent aux marchands les affiches qu’ils avaient créées trente ans plus tôt pour les détruire. Ils peuvent même, comme Beigbeder, singer le vague à l’âme et en tirer bénéfice. Le patronat se régénère grâce au talent et à la fourberie des renégats. En 1972, François Ewald brandissait le journal La Cause du peuple et estimait que la tête d’un bourgeois avait sa place au bout d’une pique 1. Aujourd’hui théoricien du Medef et artisan de la « refondation sociale », il rehausse ses jappements de références à son « maître Michel Foucault ».

L’avant-garde capitaliste n’est pas rancunière. Elle a compris qu’on pouvait se débarrasser de la contestation comme de la concurrence : en l’absorbant. Et en lui faisant comprendre que le système saurait se montrer reconnaissant à l’égard de ses brebis égarées. La récupération fait feu sur tous les fronts : Bernard Henri-Lévy récupère Sartre ; les spéculateurs chantent le « capitalisme éthique » ; les patrons concèdent aux salariés qu’ils exploitent des miettes de capital en échange de la « paix sociale » ; pour un roman consacré à la vie d’un anarchiste, le porte-voix de TV Bouygues Patrick Poivre d’Arvor récupère le prix Interallié jadis attribué à Nizan et Malraux…

Jean-Marie Messier :
« Bové... c'est le contre-pouvoir utile »

Jean-Marie Messier, ancien conseiller d’Édouard Balladur et patron de Vivendi-Universal, s’est lui aussi découvert une passion pour la contestation. Il explique : « Face à la mondialisation des capitaux, à l’internationalisation des entreprises et aux pouvoirs accrus des instances supranationales, s’organise une mondialisation de la contestation. Cela me paraît normal. Et même plus, bénéfique 2» Le publi-reportage photographique que lui a consacré Paris Match (21.09.2000) le montrait penché sur l’ouvrage anticapitaliste de Philippe Labarde et Bernard Maris, La Bourse ou la Vie. Mais le contestataire préféré de Jean-Marie, c’est José. Messier en raffole : « Bové exprime mieux que nos hommes politiques les vraies questions de chacun de nous sur le futur, sur la façon dont on va vivre, dont nos enfants vont vivre » (Libération, 26.10.2000). « C’est un contre-pouvoir utile », déclare-t-il devant un Jean-Marc Sylvestre blême d’inquiétude à l’idée qu’un bouton de chemise de son adipeux invité craque et lui perfore un œil (« Le Club de l’économie », LCI, 15.09.2000).

Le patronat craignait la politique, l’État social et la gauche ; il acclame la politique de « gauche » consistant à détruire l’État social. Une assemblée nationale « socialiste » avalise le PARE ; Pascal Lamy, commissaire européen « socialiste », double Margaret Thatcher sur sa droite en militant pour la privatisation de l’éducation, de la santé et des services sociaux. Moins soucieux que la « gauche plurielle » de devancer les exigences du capitalisme de marché, le mouvement anti-mondialisation tracasse encore l’avant-garde patronale. Les balourds de l’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM), une des fédérations les plus fanatiques du patronat, s’effraient : « Il s’agit ni plus ni moins d’une esquisse de “Cinquième Internationale” » (Mensuel de l’actualité économique et sociale, cité par Attac Info n° 187, 21.11.2000).

Prévenances contestataires

Demi-cervelet de Daniel Cohn-Bendit et politologue empantouflé, Zaki Laïdi a expliqué ses soudaines prévenances contestataires : « Les patrons ont un problème vis-à-vis du capitalisme. Ils ont besoin de se légitimer vis-à-vis d’eux-mêmes et vis-à-vis de l’opinion. » (Libération, 04.12.2000). Pour cela, ils font appel à… Zaki Laïdi, lequel fut invité en juin 2000 à déguster des huîtres fine de claire n°5 au siège du Medef en échange de quelques conseils pour mieux faire passer la « refondation sociale » auprès des syndicats (Le Monde, 14.06.2000). Alléché par la bombance, Daniel Cohn-Bendit choisirait quant à lui de distraire les dirigeants du Medef lors de leur « université d’été » (Le Figaro, 31.07.2000).

Pour conjurer la menace d’un retour du peuple en politique, les patrons et les médias s’acharnent à promouvoir la « société civile ». De quoi s’agit-il ? De substituer à la lutte entre possédants et dépossédés, désormais « archaïque », une opposition plus « moderne » entre l’État (social) et les entrepreneurs de sociétés (privées). Définie par quelques intellectuels ratés ou demi-solde, la « société civile » mêle pêle-mêle exploiteurs et salariés, entreprises pollueuses et ONG écolos, Alain Minc et José Bové, le Medef et la CGT. Ce bazar hétéroclite composerait le terreau où les démocraties patronales s’épanouiraient à l’abri des réglementations votées par les élus. Alors s’ouvrirait une ère de bonheur dans un monde apaisé, « pluriel », « citoyen » et « tolérant », dont Jean-Marie Messier brossait l’idyllique tableau à ses employés : « Ensemble, nous allons créer un monde nouveau où le consommateur, le citoyen du nouveau siècle, pourra recevoir toutes les informations, les divertissements et les services de son choix sur tous les écrans de sa vie quotidienne. Ensemble, nous allons créer une entreprise hors du commun, multiculturelle, généreusement ouverte sur le monde et sa diversité. Grâce à la conjugaison de tous vos talents, nous pouvons être l’entreprise préférée des consommateurs parce que nous serons le groupe mondial de communication le plus en phase avec la société de demain. 3 » Dans cet Éden « multiculturel » – c’est-à-dire soumis à la monoculture mondiale Vivendi-Universal –, la « société civile » sécréterait des « contre-pouvoirs » et des « résistances » qui permettraient aux entreprises de mieux cibler les désirs des consommateurs. Dès lors, on comprend qu’une paire d’ex-conseillers balladuriens et un sociologue « jaune » réunis sur un plateau de télévision caquettent en chœur le nouveau Chant des partisans patronaux.

LE TRIPOT DES MAQUIGNONS À PLUME

Lors de l’émission « Bouillon de culture » du 29 septembre 2000 (France 2), Bernard Pivot, qui avait pourtant promis de ne plus inviter « ceux que l’on voit sur toutes les chaînes » (lire PLPL n°1), avait convié Jean-Marie Messier, Alain Minc et Alain Touraine. PLPL a consigné leurs principales interventions :
Alain Minc : On sait que le système a besoin d’avoir en face de lui une forme de résistance. […] Les entreprises ont besoin de recevoir ces signaux. Il faut un jeu de pouvoir et de contre-pouvoir. Simplement, l’État n’a pas sa place là-dedans.
Jean-Marie Messier : Dans l’excellent ouvrage d’Alain Touraine, il y a une idée qui est au cœur de ce qui se passe dans nos sociétés, c’est-à-dire que la société ne se structure plus autour d’un discours étatique, elle se structure autour du discours de la société civile. Finalement, les bonnes questions, celles qui concernent la vie quotidienne des citoyens – pas des consommateurs, des citoyens –, elles sont posées par José Bové, par les organisations antimondialistes, par les ONG, par les mouvements écologistes. Le jeu de pouvoir et de contre-pouvoir, il n’est pas nécessaire. Il est indispensable !
Alain Touraine : Je me réjouis d’entendre Jean-Marie Messier. Il ne faut pas attendre de l’État, comme il y a des siècles, qu’il règle les problèmes de la société. Ce que nous voulons, ce qui se passe, y compris aux États-Unis d’une manière très spectaculaire, c’est que la société est pleine de groupes, de gens, d’individus, de catégories qui disent : je veux qu’on me permette de respecter mon identité et de suivre ma manière de vivre. Autrement dit, ce dont nous avons besoin c’est de diversité, de reconnaissance de l’autre. Et ce n’est pas en effet avec des règles jacobines d’administration centralisée qu’on y arrive. […] J’ai trouvé le livre de Minc formidable d’intelligence, c’est le moins qu’on puisse dire 1.
1. Dans la même émission, Alain Minc confessera : « C'est en lisant Alain Touraine que j’ai appris à me méfier du marxisme. »
   

La « société civile » est une société totalitaire avancée, c’est-à-dire pacifiée. Plus d’adversaires : chacun est « partenaire ». L’insubordination y est encouragée, pourvu qu’elle se tienne bien à table et lise Pierre Rosanvallon. Chacun doit proclamer, comme Nicole Notat à propos de l’organisation patronale de gestion des salariés qu’elle dirige : « La CFDT n’est ni l’allié ni l’adversaire de personne » (Le Parisien, 29.08.2000). Pour domestiquer la contestation, les maîtres de l’argent et de l’antenne ont adopté une technique plus efficace que le fouet : jeter aux contestataires un os à ronger. Cet os, c’est le « débat d’idées » 4. Hier encore, il « opposait » des frères siamois : Minc le nabot malfaisant et Jacques Attali le plagiaire, Laurent Mouchard et Philippe Tesson. Mais le simulacre s’évente. Le dernier chic consiste à pépier avec un agitateur de compagnie qui s’imagine tenir l’adversaire à la gorge. Celui qui se soustrait au « débat démocratique » est jugé coupable de sectarisme, décrété ennemi de la « démocratie », et proscrit. Fort heureusement pour les patrons, les contestataires en vue adorent la télévision et les magazines. Plus ils s’y voient, plus on les voit, plus ils croient que la « démocratie citoyenne » progresse. Les uns cèdent aux ruses de la raison politique, les autres aux muses de la raison médiatique. Et tous finissent par « débattre » chez Michel Field, Daniel Schneidermann, Karl Zéro, Sylvain Bourmeau, Thierry Ardisson, dans l’émission de télé-achat d’Edwy Plenel, ou dans celle, moins courue, de Franz-Olivier Giesbert. Le contestataire dompté plaide qu’une goutte d’encre rose fera rougir l’océan.

Bulldozer de la privatisation forcée, la Commission européenne multiplie les « débats » entre gloseurs de la « société civile ». Elle met dans une marmite des économistes fanatiquement libéraux, des économistes raisonnablement libéraux, des représentants du patronat européen, des syndicalistes, des industriels casseurs de syndicats, des « experts » stipendiés, des universitaires désœuvrés, des représentants d’« ONG », des banquiers de l’OMC et quelques contestataires anti-mondialisation. Quand on a mélangé ce mauvais brouet, on obtient « l’atelier de débat sur le commerce mondial et les sociétés en voie de mondialisation, défis à la gouvernabilité : le rôle de l’Union européenne », organisé les 14 et 15 décembre 2000 par la commission afin d’« enrichir par un savoir scientifique les questions relatives au commerce international et le débat sur le rapport existant entre commerce et préoccupations sociales. » La contestation s’est exprimée : en tant qu’aile gauche du discours dominant.

Le quotidien vespéral des marchés (QVM, encore appelé Le Monde) l’a bien compris : contrôler l’arène du « débat » permet de réduire au silence ses adversaires. Un des axes de la politique éditoriale du journal consiste à « faire du Monde le lieu prioritaire des débats et de l’expression des opinions en ouvrant les colonnes à des hommes politiques, des écrivains, des chercheurs, des universitaires, des militaires [sic], des militants. […] Nécessaire confrontation qui permet de faire avancer la réflexion et qui rend Le Monde indispensable même à ceux qui le contestent. 5 » Ainsi, un « point de vue » contestataire est requis pour perpétuer l’illusion pluraliste d’un journal totalitaire. Publié après avoir été mendié par son auteur, il est aussitôt putréfié, enseveli par un grouillement vermineux de réponses cadrées, d’éditoriaux à la gloire du marché, de reportages bâclés par les amis de Plenel, Sollers et BHL.

Lire la suite : Val, le contestataire dompté.


1. Didier Éribon, Michel Foucault, Flammarion, 1989, p. 264

2. J6M.com, Hachette, 2000, p. 233.

3. Communiqué adressé aux salariés de Vivendi-Universal le 11 décembre 2000.

4. Exemple de grand « débat » lancé par le Monde des débats : « Quel monde ? Quels débats ? » , n°21, janvier 2000. Lire p.10 de ce numéro.

5. Site de la Société des lecteurs du Monde, mise à jour du 25.08.2000.