LA CONJURATION DES IMBÉCILES
Des journalistes parisiens pétitionnent pour le maintien du pouvoir d’achat des acheteurs de journaux parisiens

 

Vous êtes contre l’OTAN et le tout-au-marché ; mais le libéral-kaki Daniel Cohn-Bendit vous séduit. Contre la fric-culture ; mais vous achetez les disques découverts dans des magazines culturels gavés de publicité. Vous pensez aux sans-papiers, aux immigrés, aux femmes battues, aux recalculés de l’Assedic, aux sans-logis, aux Tibétains… Comment survivent-ils ? Pour les aider, vous seriez prêt à tout. Même à expédier un courrier électronique. Bingo ! Vous appartenez au cœur de cible des Inrockuptibles, l’hebdomadaire des gens qui souffrent intelligemment au nom des autres (lire PLPL n° 12, décembre 2002).

Le 10 février 2004, vous recevez un mèl appelant à signer un « appel contre la guerre à l’intelligence ». Votre sang ne fait qu’un tour. Il s’agit de combattre l’appauvrissement des intermittents du spectacle, des thésards, des urgentistes, des juges, des psychanalystes, des archéologues, des profs, des étudiants, des avocats… bref, de défendre « tous ces secteurs du savoir, de la recherche, de la pensée, du lien social, producteurs de connaissance et de débat public. […] Tout le travail invisible de l’intelligence, tous ces lieux où la société se pense, se rêve, s’invente, se soigne, se juge, se répare 1» Pardi, c’est de vous qu’il s’agit ! Le 18 février, vous courrez voir si votre nom figure parmi les 8 000 premiers signataires retenus par les Inrockuptibles. Le kiosquier est dévalisé : vos voisins ont eu la même idée. Une amie graphiste vous rassure, votre nom scintille en lettres de feu aux côtés des champions de la culture progressiste. La liste est longue, intercalée entre une publicité pour une multinationale de l’électronique et une réclame pour des pantalons confectionnés dans les ateliers du tiers-monde. Le « parti de l’intelligence 2 » est lancé. Il arbore ses mascottes : Patrice Chéreau et Ariane Mnouchkine (qui insultaient les intermittents du spectacle en juillet 2003) ; les canassons blairistes Michel Rocard et Jack Lang ; sans oublier Alain Touraine, signataire d’une pétition de soutien à Alain Juppé en 1995.

Les rédacteurs de l’appel sont journalistes. L’un aboie à France Culture, deux émargent aux Inrockuptibles. Le quatrième, l’opportuniste mondain Sylvain Bourmeau, palpe aux deux guichets. Directeur adjoint de la rédaction des Inrockuptibles, il produit aussi une émission conformiste que Laure Adler n’a jamais songé à supprimer. L’univers mental de Bourmeau est balisé par les cocktails, les vernissages, et le studio 167 de la Maison de la radio où défilent des grappes de demi-intelligents avides de radio-vendre leur dernier livre. Au-delà de ce triangle s’étendent les marais grouillant d’« incultes » qui ne lisent pas Les Inrockuptibles. Bourmeau et ses amis ont logiquement rédigé un « appel contre la guerre à l’intelligence » plutôt qu’un appel général contre la guerre au salariat. On reste entre soi, mais on jure que « ce sursaut des professions intellectuelles concerne l’ensemble de la société » (texte de l’appel).

Toutefois, ainsi que le rappellent nos camarades du mensuel CQFD, « Les Inrocks ont pris garde à ne pas oublier “les chômeurs, les précaires et les pauvres” qui, bien que n’exerçant aucun magistère “intellectuel”, ont quand même droit à un strapontin au bout de la vingtième phrase (sur les vingt-deux que compte le texte 3». À Radio France, la pétition provoque l’hilarité. Un délégué syndical confie aussitôt à PLPL : « Bourmeau nouveau héraut de la résistance et héros de la gauche bien pensante, c’est trop! […] Tout le monde à Radio France riait il y a quelques semaines [pendant la grève du mois de février] : le sujet de son émission était “la grève”. Or il n’a jamais fait une heure de grève, ni même pris quelques minutes pour essayer de comprendre ce qui se passait autour de lui. Il n’a jamais passé le nez dans une AG pour écouter… Juste du mépris. » Le sociologue sardon Pierre Bourdieu avait analysé la prétention des diplômés qui revendiquent le monopole de l’intelligence : « Le racisme de l’intelligence est un racisme de classe dominante […] dont le pouvoir repose en partie sur la possession de titres qui, comme les titres scolaires, sont censés être des garanties d’intelligence […]. Il est ce qui fait que les dominants se sentent d’une essence supérieure 4 ».

En 2002, il avait fallu des mois pour que les travailleuses d’une entreprise de nettoyage attirent l’attention des journalistes ; des mois encore pour que les enseignants de banlieue crèvent la surface médiatique au printemps 2003. Sans parler des 16 000 salariés décédés d’accidents du travail entre 1991 et 2002, enterrés par la presse en quelques lignes 5. Cette fois les médias se montrèrent d’autant plus complaisants avec l’appel des Inrockuptibles que le texte réclamait davantage d’argent pour les secteurs où se recrute l’essentiel des consommateurs de presse nationale. L’« appel contre la guerre à l’intelligence » déclinait ainsi sur un mode lettré la campagne de Michel-Édouard Leclerc pour la hausse du pouvoir d’achat des clients de supermarché : des journalistes parisiens pétitionnaient pour le maintien du pouvoir d’achat des acheteurs de journaux parisiens. Le PPA a vite compris qu’il fallait à tout prix soutenir cette opération.

Aussitôt Le Monde, dont les ventes piquent du nez (- 4,44 % en 2003), met en scène un gigantesque « débat » autour du « mouvement lancé par Les Inrockuptibles » — un hebdomadaire que Colombani rêve de racheter pour le fusionner avec Télérama. Le jour de son lancement, la pétition est amplement relayée à la une du Quotidien vespéral des marchés (18.2.04). Et ce journal qui n’a cessé de prôner la rétraction de l’État social 6 se redécouvre une passion pour la subvention publique des activités intellectuelles (éditorial du 24.2.04). La polémique qui s’ensuit illustre la « simplification des débats publics […] amputés de leur épaisseur et de leurs contradictions fécondes » que dénonçait pourtant l’opportuniste Bourmeau dans sa pétition. Comme les opposants à l’appel sont souvent des réactionnaires vermoulus (la droite médéfisée secondée par Le Point, Le Figaro, Les Échos), rares sont les progressistes à dénoncer la nullité et la démagogie du texte 7. Dans le QVM, l’opposant type est Denis Tillinac, conseiller de Chirac, dont l’entretien s’achève sur une ode aux Évangiles ! (5.4.04.)

Ailleurs, c’est l’embrasement. Le 24 février 2004, les sept premières minutes de la revue de presse de France Inter (célèbre pour sa médiocrité) sont consacrées à l’appel des Inrockuptibles. Les hebdos à bobos embrayent. Télérama titre sans rire : « Le prof, l’intermittent, le chercheur : les nouveaux parias ? » (14.2.04.) Puis vient le tour de Laurent Mouchard-Joffrin, directeur de la rédaction du Nouvel Observateur. « “L’Obs” soutient l’appel à la guerre contre l’intelligence », glapit-il dans sa barbe tandis que son magazine ovationne « les fédérés des Inrockuptibles [sic] et autres combattants du front culturel » (26.2.04). Les occasions de se rêver en communard n’étant pas si fréquentes dans une vie de Mouchard, Joffrin se déniche un Courbet 8 en la personne de Jack Lang qui, à défaut de scier la colonne Vendôme, s’étale dans celles du Nouvel Observateur pour clamer la paternité intellectuelle du mouvement. En 1994, « Djack » espérait déjà qu’Édouard Balladur lui confierait « un ministère de l’Intelligence » 9 en cas de victoire aux présidentielles de l’année suivante.

Lors de la démission des directeurs de laboratoires de leurs fonctions administratives, Le Monde, Libération et l’Humanité consacrent leur « une » deux jours de suite à l’événement. Au total, les éditions du QVM datées des 3, 5, 7-8, 10 et 11 mars ont octroyé quatre colonnes à la « une » aux contestataires « intelligents » (le 9 mars, ils doivent se contenter d’une colonne, le gros titre étant réservé à la célébration du tyran moustachu José Maria Aznar ; lire p. 11). Des dizaines de pages, de tribunes, trois éditoriaux et surtout ce cri du cœur qui témoigne à la fois de la fatuité d’Edwy Plenel et de son désir de gagner encore plus d’argent : « En France, on n’investit pas assez dans l’intelligence » (éditorial, 3.3.04). Il n’est plus question de « repli corporatiste », de « privilégiés », de « contribuables pris en otage », etc. Les manifestants sont cultivés : les médias sont avec eux.

Mais, assez vite, les risettes commerciales se figent en rictus idéologiques. Dans Le Nouvel Observateur, Mouchard sermonne : « Encore faut-il que cet effort budgétaire s’accompagne de réformes… qui ne seront pas toutes indolores. […] Le “toujours plus” ne fait pas une stratégie. […] le système français est trop rigide, immobile, et les méthodes d’évaluation (ou d’auto-évaluation) sont insuffisantes. […] la contribution du privé pourrait être sensiblement augmentée et coordonnée avec les efforts de l’État sans qu’on crie nécessairement à “l’ultralibéralism” et à la “soumission” du travail intellectuel “aux exigences du profit”. […] Jeter de l’argent public dans une structure inadaptée et inefficace, c’est arroser un tas de sable » (11.3.04). Même son de cloche au Monde, où Edwy Plenel flatte d’une main la croupe des sociologues qui acceptent de s’avilir en remplissant ses colonnes, et rassure de l’autre ses amis patrons : « La plupart des chercheurs […] savent les pesanteurs de leurs structures, la lourdeur du fonctionnement des labos […] et le labyrinthe du code des marchés publics » (QVM, 11.3.04). Ce que reproche en réalité le PPA au gouvernement, c’est d’avoir suscité chez les professions intellectuelles des réactions radicales qui entravent toute libéralisation « en douceur » de leurs secteurs. Inspirateur en 1995 de la pétition pro-Juppé, le (médiocre) professeur au Collège de France Pierre Rosanvallon confie sa consternation à Jean-Marie Colombani : « On développe une culture de la résistance […]. Le fait d’avoir fait tous ces arbitrages malheureux fait qu’il va y avoir la crispation de tout un milieu qui va maintenant se réfugier, pour une partie en tout cas, dans une attitude négative » (France Culture, 28.2.04). Nostalgique de la « méthode Balladur », Colombani en jappe de joie.

Quelques jours plus tard, Rosanvallon, est promu éditorialiste associé au Monde. Entre Inrockuptibles et QVM, la soumission d’une partie de l’« intelligence » au PPA est alors consommée.

1 « Appel contre la guerre à l’intelligence », Les Inrockuptibles, 18.2.04.
2 En choisissant le titre de leur pétition, Les Inrockuptibles, dont l’histoire n’est pas le fort, ignoraient l’existence d’un glorieux antécédent… Le 19 juillet 1919, Le Figaro publiait un manifeste « Pour un parti de l’intelligence » signé par Charles Maurras et ses amis de l’Action française. « Le parti de l’intelligence, expliquaient-ils, c’est celui que nous prétendons servir pour l’opposer à ce bolchevisme qui, dés l’abord, s’attaque à l’esprit et à la culture, afin de mieux détruire la société, la nation, la famille, l’individu. » Les pétitionnaires fulminaient contre la « Déclaration d’indépendance de l’esprit » signée par Romain Rolland, Jules Romains, Albert Einstein, Bertrand Russell, Stefan Zweig. Ces Sardons déploraient : « La plupart des intellectuels ont mis leur science, leur art, leur raison au service des gouvernements ». Et ils affirmaient ne travailler que pour « le peuple qui souffre, qui lutte, qui tombe et se relève » (L’Humanité, 26.6.1919).
3 CQFD, n° 10, 15 mars 2004.
4 Pierre Bourdieu, « Le racisme de l’intelligence », in Questions de sociologie, Minuit, 1984, pp. 264-268.
5 Lire PLPL n° 13, février 2003.
6 Arnaud Leparmentier a résumé la ligne du Monde : « Depuis vingt ans, les États européens ont fait le mauvais choix. Ils n’ont guère augmenté leurs dépenses régaliennes — police, justice, armée, […] En revanche, l’État social (santé, retraites, allocations familiales, chômage, aide au logement, RMI) ne cesse de progresser » (QVM, 14.6.02). Lire PLPL n° 1, octobre 2001 et n° 15, juin 2003.
7 Responsable éditorial d’Alternatives économiques, Philippe Frémeaux a toutefois rappelé l’évidence : « On ne prend pas un grand risque à proposer à tous ceux qui se pensent plus intelligents que les autres d’envoyer un e-mail qui certifie leur différence. » (Libération, 24.2.04)
8 Chargé de la culture pendant la Commune de Paris en 1871, le peintre Gustave Courbet fut accusé par les versaillais d’avoir organisé le déboulonnage de la colonne Vendôme, symbole du PPA.
9 Voir « Lang balladurien ? », Libération, 7.1.04.