VICTIME DE L'AMOUR
(LA POLITIQUE DE LA CARESSE SUR FRANCE CULTURE)

 

La rubrique « copinage » du NEM (Non-Événement du mercredi, appelé Charlie Hebdo) annonçait une météo orageuse : « Le 13 décembre de 9 heures à 10 heures sur France Culture, débat entre Jacques Julliard, Philippe Corcuff et Alain Finkielkraut dans “Répliques”, sur le thème “La gauche et la question du mal”. Diablotins de la gauche radicale : les oreilles vont vous siffler. » (10.12.03). Entre le groupie nicole-notiste du Nouvel Observateur (Julliard), le sociologue-militant de la Ligue communiste révolutionnaire (Corcuff), et l’essayiste réactionnaire qui hait la sociologie (Finkielkraut), l’affrontement semblait inévitable. Car Julliard et Finkielkraut ont consacré leurs vingt dernières années à pourfendre ce que Corcuff prétend défendre. Dans Le Nouvel Observateur, Julliard fulmine contre la sociologie, « devenue, à force de tolérance, l’agent de la pénétration de l’intolérance dans le corps social français » (18.9.03) ; il décrit les grévistes comme « des écorchés vifs, des organismes en proie à l’inquiétude, aux peurs collectives et aux fantasmes » (22.5.03) ; il compare Jové Bové à Poujade, Olivier Besancenot à une « mouche du coche » (25.9.03 et 3.10.03). De son côté, Alain Finkielkraut ne cesse d’assimiler la « gauche de gauche » dont se réclame Corcuff à un mouvement « judéophobe ».

En acceptant une telle invitation, Corcuff allait devoir défendre ses idées contre un bloc de venin coagulé. Et puis… surprise.

Jacques Julliard : Nous sommes presque d’accord à partir de cette citation de Merleau-Ponty. Une partie de notre conversation le suggérait. […] Vous convenez vous-même que vous faites du réformisme. […]

Philippe Corcuff : J’avais remarqué, ça n’avait pas fait forcément plaisir à nos camarades trotskistes, que le programme d’Olivier Besancenot aux dernières élections présidentielles est beaucoup plus réformiste que le programme commun de la gauche. […] Moi, j’ai toujours été social-démocrate…

Jacques Julliard : Moi aussi ! moi aussi !

Philippe Corcuff : … J’ai été dix-sept ans au Parti socialiste et je défends la social-démocratie…

Jacques Julliard : Bon, simplement, j’ai pas l’impression pour l’instant que votre influence soit dominante.

La « politique de la caresse » théorisée par Corcuff, s’éclairait soudain : elle consiste à lécher ses adversaires pour les déstabiliser. Julliard ne paraît pas déstabilisé. Alors, Corcuff dégaine. Courageusement, il retourne l’arme de la critique contre… le sociologue Pierre Bourdieu (décédé il y a deux ans) et contre la critique radicale des médias (déjà attaquée par tout le monde, et par Le Monde en particulier).

Philippe Corcuff : Je ne dis pas que quand Bourdieu a fait de la politique plus nettement à la fin de sa vie, il n’a pas désigné des boucs émissaires du problème. […] Il a contribué à désigner comme bouc émissaire principal du mal, non pas d’ailleurs le capitalisme, etc., mais les journalistes. […] Je pense que dans le mouvement altermondialiste, ce qui unifie, ce qui mobilise le plus les gens, hein, en nombre de gens dans les manifestations, etc., c’est le mal du journaliste. C’est le journaliste qui est le mal de tout. Donc, c’est le complot. Et toutes ces figures, c’est des figures régressives. Mais il me semble que ça, c’est le penchant ancien. C’est ce qu’il y a de vieux dans le mouvement altermondialiste.

Toute la logique du « débat » s’étale ici : Corcuff, à la fois militant contestataire et intellectuel médiatique, pâture sur France Culture avec d’autres intellectuels médiatiques. On est entre gens de bonne compagnie. Problème : si Corcuff conteste, en rappelant par exemple aux auditeurs le rôle qu’ont joué Julliard et Finkielkraut dans l’imposition de la pensée de marché, son nom sera rayé de la liste des « bons clients » du PPA. Le Monde (29.1.01), Télérama (26.2.03), Nova Magazine (avril 2003) et Le Point (7.11.03) ne lui consacreront plus de portraits enamourés. S’il se contente de défendre ses idées ou celles de la LCR, il sera accusé de « simplisme » et compromettra ses chances d’être invité pour promouvoir ses prochains livres. Reste une possibilité : ravaler ses idées et paraître aussi subtil que ses hôtes en s’attaquant à ce qu’ils détestent le plus : Bourdieu et la critique des médias. Corcuff caricature donc l’antimondialisation, Pierre Carles et PLPL en ramassis archaïque de simples d’esprit adeptes d’une prétendue « théorie du complot ». C’est la dimension « courage politique », qui lui permet de publier une nouvelle tribune dans Le Monde (11.1.04) pour dénoncer « des visions simplistes des médias en termes de “complot” et de “propagande” (ne rendant pas suffisamment compte de leurs contradictions) ».

Finkielkraut jubile et enchaîne : Bourdieu a retrouvé des accents conspirationnistes en parlant d’un gouvernement invisible des puissants. […] Les retraites, il faut bien demander à la société un effort. Et ce que disait le mouvement de l’altermondialisation c’est : des sous, il y en a dans les caisses du patronat. Ça ne fonctionne pas comme ça, on le sait pas bien. […] La politique, ça demande à chacun de sortir un peu de l’égoïsme.

Corcuff plaide : Ce qu’on fait dans la revue Contre-Temps, ce que je fais à Charlie Hebdo, c’est ça la nouvelle gauche.

La « nouvelle gauche » qui gravite en orbite autour de son propre nombril s’est-elle réconcilié avec la « deuxième droite » de Julliard et Finkielkraut ? Réponse à la fin de l’émission :

Jacques Julliard à Corcuff : Tout ce que vous dites m’intéresse, parfois me surprend. […]

Philippe Corcuff : Il ne faut pas supprimer le marché.

Jacques Julliard : Je ne vous le fais pas dire. […] Dans ce que vous dites, il y a des choses avec lesquelles je consone. […] Quand vous dites « société émancipée », on est tout à fait d’accord. Quand vous dites « révolution », c’est tout autre chose.

Philippe Corcuff : Mais révolution, je ne sais pas ce que c’est.

Jacques Julliard : On est déjà deux à ne pas le savoir.

Alain Finkielkraut : Cette ignorance sera le mot de la fin. Merci beaucoup, Jacques Julliard et Philippe Corcuff.

Enfin, quelque part, des gens s’aimaient. PLPL en fut ému.

 

VICTIMES DE LA GUERRE D'IRAK

 

Pour les médias (qui mentent), les seules victimes de guerre qui importent sont celles qui ont la même nationalité que les propriétaires de la presse (Murdoch, Bill Gates, Colombani, Mougeotte, July, Berlusconi). Dès lors que les autres ne comptent pas, on ne les compte pas. Encore moins quand ce sont des Arabes. Un site Internet américain, Znet, très connu des sardons anglophones, vient d’en apporter la preuve dans son bulletin du 21 décembre 2003 signé David Cromwell. David rappelle pour commencer que Medact, une organisation britannique de médecins, a récemment estimé qu’entre le 20 mars et le 20 octobre 2003, la guerre d’Irak a provoqué la mort de 394 Américains et alliés de Bush, celle de 7 800 à 9 600 civils irakiens et de 13 500 à 45 000 soldats irakiens. Un peu comme dans les guerres coloniales, le ratio des tués s’établit ainsi aux alentours de 1 à 100 entre soldats occidentaux et soldats du pays envahi. Les blessés de part et d’autre étant environ trois fois plus nombreux que les morts, la promenade américaine de Bush, acclamée par Kouchner, Bruckner, Glucksmann et l’âne Goupil, aurait donc provoqué entre 60 000 et 170 000 victimes 1. Quand des médias (qui mentent) comme le New York Times, Le Monde, TF1, etc., évoquent la « guerre contre le terrorisme », ce genre d’hécatombe les intéresse souvent moins que la découverte d’un nouveau site pédophile. Les choses sont à peine différentes à la BBC.

Znet relate ainsi la teneur d’un entretien, le 14 novembre 2003, entre une journaliste de la BBC, Sarah Montague, et Walter Cronkite, un vieux présentateur américain de CBS News, aujourd’hui à la retraite, mais en exercice du temps de la guerre du Vietnam. Montague interroge Cronkite : « Mais quand vous faites la comparaison des nombres bruts, nous avions quoi, 58 000 personnes qui sont mortes au Vietnam et seulement [petit silence] environ 400 en Irak. » Entendant cela, le sardon David Cromwell envoie sur-le-champ un mèl à la Sarah Montague lui demandant pourquoi elle n’a pas parlé des 2 millions de victimes vietnamiennes. Notre camarade obtient, le 15 novembre, la réponse qui suit : « David, Si je n’ai pas parlé des quelque 2 millions de morts vietnamiens ou du nombre encore inconnu de victimes irakiennes, c’est que je m’intéressais seulement aux pertes américaines. Mon objectif était en effet d’apprécier l’impact de ces conflits sur l’Amérique et les Américains. Je vous réponds très vite, mais n’hésitez pas à me recontacter si vous voulez en savoir davantage. Sarah. »

David, curieux d’en savoir davantage sur cet intérêt exclusif des médias (qui mentent) pour les pertes occidentales, décide de prolonger dès le 16 novembre sa correspondance avec sa nouvelle cyber-copine Sarah. Il lui envoie le message suivant :
Chère Sarah,
Merci de m’avoir répondu – j’ai apprécié le geste. Je trouve assez remarquable que, dans un sujet de six minutes consacré à la comparaison entre le Vietnam et l’Irak, vous n’ayez pas jugé utile de signaler la mort de 2 millions de Vietnamiens. Ce massacre de masse a sans aucun doute influencé le jugement de nombreux Américains quant à une guerre future. Pourquoi en avez-vous jugé autrement ? Un sondage américain de 1982 indiquait que 72 % des personnes interrogées jugeaient que « la guerre était plus qu’une erreur grave, elle fut fondamentalement mauvaise et immorale ». Pensez-vous que le seul souci des pertes américaines ait justifié une telle appréciation ?

Dans votre sujet, vous n’avez pas non plus mentionné l’estimation de Medact, une association britannique, selon laquelle l’invasion de l’Irak pourrait avoir provoqué jusqu’à 55 000 morts. Un chiffre de ce genre a assurément un rapport avec l’impact de la guerre sur les États-Unis et sur son peuple. Pourquoi votre émission n’a-t-elle pas jugé cette dimension-là pertinente ? Pourquoi les Américains ou vos auditeurs devraient-ils uniquement se soucier des pertes américaines à l’exclusion des autres, comme si les vies américaines étaient fondamentalement plus importantes ?

Autre chose : vous avez laissé Walter Cronkite prétendre que les communistes avaient cherché à envahir le Vietnam du Sud alors qu’en réalité ce sont les États-Unis qui ont envahi le Vietnam. En prenant pour argent comptant cette présentation biaisée de l’histoire, vos auditeurs vont être portés à croire la mythologie officielle selon laquelle les États-Unis « défendaient » le Vietnam du Sud, un peu comme l’URSS affirmera plus tard qu’elle ne faisait que défendre l’Afghanistan. Si vous avez le temps, merci de me faire part de vos commentaires. Meilleurs vœux. David.

Cette fois, la délicieuse Sarah n’a pas répondu au Sardon David.

1 Pour les détails de l’étude de Medact : « Continuing Collateral Damage : the Health and Environmental Costs of War on Iraq 2003 », http://www.medact.org/tbx/docs/Coll%20Dam%202.pdf